lundi 21 décembre 2015

Appendice 2 : Appendicite / La carte du Bateleur

L'eau ne coule pas. Elle subit l'inclinaison ou les pulsions marines. Le sang ne coule pas. Seul le précipice qu'est la chair entaillée mène sa diffusion. L'essence ne coule pas. Elle dépend du conducteur et de ses habitudes. L'encre ne coule pas. Elle est condamnée à la stagnation tant qu'un fou ne la prend pas en main. Le lait ne coule pas. Il est aspiré par la bouche fébrile de l'enfant qui boit pour sa survie. L'eau ne coule pas. Elle tombe, et la ville toute entière espère qu'elle s'arrête.

De grandes et lourdes vagues à la gueule salée fouettent les genoux des maisons mal situées. De ma fenêtre, je les vois, elles ont l'entêtement de ces chats après un morceau de viande. Triste est la jetée et tristes sont ces bars où les marins s'enivrent jusqu'à l'épuisement. Leur lait a la couleur du sang et l'eau qui les nettoie est grise comme un chapelet. Sur la plage, tout est meuble. Deux hommes se tiennent l'un en face de l'autre, je les vois eux aussi. Ils ont des comptes à régler, leurs jambes, cornets charnus et gorgés à souhait de nerfs et ossements, tremblent à l'idée d'avancer. Mais il faut avancer. Le sable est froid, la nuit pourrait être celle du sommeil ou de la sexualité. Elle sera autrement. Le premier homme tient un couteau dans sa petite main gauche. Le second, une batte de base-ball.

Sur la lune non plus, l'eau ne se meut. Elle ne fait que former au sein de crevasses austères et poussiéreuses, des amas et des plaques, des jeux de miroir dans lesquels se mirent maintes bêtes qu'on ignore. Elles ont la peau noire, des corps d'araignée et des visages dont les yeux sont crevés dès la naissance par le chef du village. Alors, dans ces miroirs, toutes ces bêtes voient le seul reflet possible. Une absence, une colère inassouvie et l'envie de décortiquer les côtes des passants.

Plusieurs astronautes en ont fait les frais, à cause de leurs casques renvoyant la lumière. Ils ont été tranché de part en part par ces bêtes aveugles, avant même de pouvoir envoyer un message à l'état-major, avant même d'avoir l'idée d'écrire une lettre à celle qu'ils aiment.

Les deux hommes sur la plage ont déjà cette lettre sur eux. Si le premier échoue et se fait mettre en pièces, il compte sur le second pour porter cette lettre au foyer de leur veuve. Le second espère de la même manière. Et les deux se regardent, leurs bras cachent des thromboses, des arthrites et des histoires de vieillards qu'il faut veiller le soir. Les deux rêvent d'un feu de cheminée et d'une couverture, de poursuivre leur vie et tant pis si elle coûte chère, et tant pis si une fois par année, il faut se rendre chez le médecin parce que le nez coule trop.

Pour l'instant, le nez ne coule pas. Leurs narines sont propres et dégagées, et les quelques particules d'air marin qui s'y nichent à intervalles réguliers sont encore loin de provoquer le moindre rhume, le moindre mouchoir sorti. Le premier homme, quittant une seconde le regard du second, repense à ces récits sur les gueules cassées. Il revoit ces hommes aux joues coupées, aux fronts écrasés dont les mâchoires menacent de se détacher, comme la branche d'un arbre sous le poids d'un aiglon, dès qu'un sourire paraît.

Ses visions entraînent une crispation notable de sa main armée. Il doit les chasser s'il veut attaquer. Alors il songe au nombre de toasts, beurrés et recouverts de miel, qu'il se fera lors d'un prochain goûter. Le goût sucré et croustillant de ces tartines mangées dans le fantasme donne à sa paupière une couleur vive. Le second homme la remarque. Il essaie de la déchiffrer. Il se demande s'il s'agit là d'un signe de faiblesse ou d'un signe de force. Il ignore s'il s'agit tout simplement d'une ruse. Il ignore tant de choses.

Si cet homme était téléporté dans un amphithéâtre plein à craquer d'étudiants et si ses étudiants le prenaient pour leur professeur de culture antique, il y aurait fort à parier qu'il ne saurait pas quoi faire. Il resterait devant le long tableau noir, rougirait et chercherait très vite une porte de sortie. Mais il ne pouvait pas sortir comme ça, les étudiants attendaient quelque chose de lui, certains d'entre eux payaient même très cher pour s'ennuyer ici. Il lui fallait une bonne excuse. Il pouvait, il pouvait...feindre l'appendicite et s'écrouler dans divers spasmes. Avant de se relever, péniblement, et de se traîner jusqu'à la sortie en faisant signe à ses élèves que tout allait bien. Il y avait peu de chance que l'un de ses aspirants ne se décide à l'accompagner pour s'assurer de son état de santé. Non. Les étudiants resteraient sagement à leur place. Ils attendraient un quart d'heure sans rien dire.

Puis, Marina S. dirait à Julien P. : "S'il ne revient pas dans vingt minutes, je pense qu'on peut partir non...?". Et tous les autres binômes se diraient la même chose presque simultanément. Sur quoi, au bout de vingt minutes sans nouvelles du professeur, tous et toutes se tireraient en direction des jardins et des révisions. Les étudiants font toujours ça.

La fausse appendicite du faux professeur tirailla pour de vrai le second homme. Le premier, encore flottant dans son univers de toasts miraculeux, remarqua à peine cet aléas chez son adversaire. Il y avait pourtant un bleuissement visible sur son avant-bras droit et s'il l'avait vu, il aurait pu, peut-être, frapper un coup crucial. Mais il ne le vit pas. Cependant, il entendit la vague s'écrouler sur le rivage comme un enfant sur du parquet. Cette vague qui quelques mois plus tôt fouettaient les genoux des maisons mal situées. Il aurait pu ne pas l'entendre mais il l'a entendu.

Or, s'il ne l'avait pas entendu, il ne l'aurait pas entendu. Et, s'il ne l'avait pas entendu, il aurait peut-être eu plus d'attention pour le bruit du bois. Et, s'il avait eu plus d'attention pour le bruit du bois, il aurait peut-être eu moins de difficultés. Le second homme n'en pouvait plus d'attendre, déjà, plus jeune, il n'en pouvait plus. Il devait lutter à la gare par exemple pour ne pas prendre le premier train venu, et qu'importe si celui-ci l'emmenait à contre-sens de là où il comptait aller. Il y a des gens comme ça, qui ne savent pas attendre ni rester digne devant tout un tas d'étudiants pour la plupart aisés. Et le second homme était de ceux-là. Alors, il lança sa batte de base-ball de toute ses forces en visant le crâne de son adversaire.

Une nouvelle vague s'écrasa, à quelques milisecondes près de l'impact. Le second homme expira. Cet air rejeté libéra une flamme dans son cerveau et cette flamme écrivit, dans son langage : "Tu as fait quelque chose d'irréversible. La paix n'est plus possible. C'est terminé maintenant, soit tu le tues, soit il te prend". La flamme avait raison, en jetant sa batte avec l'intention de tuer, le second homme venait de signer la réalité de ce duel à mort. A mort. S'enfonçant dans son coeur pire qu'un poing, cette expression déclencha chez le second homme de minces vomissements qu'il réprima durement.

La batte était sur le sable. Déformée par l'impact, elle ressemblait désormais à un manche de violon. Le sable glissait dans l'ébréchure qui venait de naître. Et le premier homme observait la scène avec le sourire. Son adversaire, avec cette tentative douteuse, avait hypothéqué ses chances de victoire. Il n'était pas bête de sa part d'avoir misé, malgré tout, sur la surprise que représente le jet d'une arme conçue pour le corps à corps. Seulement, il avait sous-estimé les capacités de réaction du premier homme. Il l'avait vu soit trop gros soit trop frêle et ne l'avait pas pensé capable d'une telle parade.

Pourtant, le premier homme avait reçu cette batte avec plaisir. Certes, il avait eu un peu peur mais l'objet était tellement lourd qu'il sut vite comment le dévier, ce qu'il fit facilement en se servant de son couteau qu'il plaça sur la trajectoire de la batte dans un geste très sec, ce qui eut pour effet de lui faire manquer sa cible et de la marquer durablement. Ainsi le sable glissait maintenant dans la brèche, ainsi, sous un même mouvement mais sous un autre sable, le coeur du second homme s'alourdissait.

Il est désarmé mais ça ne veut pas dire qu'il est inoffensif, pensait avec bon sens le premier homme. C'est pourquoi sa réplique, qui devait être définitive et impitoyable, s'articula en deux temps. Le premier, consistait à projeter du sable avec son pied droit jusqu'aux yeux de l'adversaire de façon à ce qu'il s'en protège, par pur réflexe humain. Le deuxième, consistait à profiter de ce moment de flottement pour discerner les parties du corps insuffisamment protégées par le second homme. Et là, il fallait frapper, frapper jusqu'à plus soif, jusqu'à être certain que sa lettre, sa jolie lettre destinée à sa veuve, resterait pour de bon dans sa poche.

Les vagues se turent. La pluie, qui, auparavant, n'était allée bombarder que la ville et sa proche banlieue, débarqua sur la plage. Sans le savoir, elle venait de précipiter ce combat dans sa phase finale. Puisque s'abattant de la sorte, elle faisait du sable non plus un tapis meuble mais un sol dur et quasiment boueux. Auquel cas, le plan du premier homme risquait d'échouer piteusement. Il ne pourrait plus qu'envoyer de son pied droit une vague galette de terre froide qui échouerait à bousculer le second homme, pire que cela, cela pouvait lui permettre de contrer l'homme au couteau et de le désarmer à son tour, renversant les prévisions.

Sur la lune, les cadavres des astronautes étaient vieux maintenant et les bêtes aveugles attendaient, sans le savoir, leur mort prochaine.

Le premier homme s'activa. Premièrement, le sable, le pied droit, le soulèvement. Deuxièmement, la carotide ou le foie. Ce sera...la carotide. La carotide. Le premier homme entendit un os craquer. Il n'entendit pas le bruit du bois mais celui de l'os qui craque sous le poids d'une lame dignement affûtée. Il aurait fallu qu'il en soit autrement. Parce que le second homme lui, connaissait le son du bois. Tout comme il savait que sa première attaque ne risquait pas de payer. Il l'avait prévu. C'est la force des impatients. Comme ils n'aiment pas attendre, ils prévoient pour être certains de ne pas être déçus ou d'attendre les trains.

Il n'avait pas pu, bien sûr, tout prévoir. Et sa défense aurait été totalement ruiné si son adversaire s'en était pris au foie. Mais, et ça le second homme le savait aussi, il y a quelque chose de fabuleux dans une carotide. Elle a un caractère spécial, quasi mystique qui fait qu'on rêve, au combat, de la transpercer avec grande violence. Parce qu'on sait qu'elle est comme ces animaux de carton qu'on donne aux enfants pour leurs anniversaires en Amérique du Sud. Parce qu'on sait qu'en la touchant, en l'éclatant, on fera surgir sur ce monde un flot ininterrompu de richesses brillantes. En l'occurrence du sang, par hectolitres et en jets concentrés. S'il l'avait touché, le premier homme aurait gagné et aurait eu le droit au feu d'artifice en même temps. Sauf qu'il toucha un os.

Celui de la clavicule. Comme le second homme l'avait prévu. Il avait accepté de prendre ce coup fort douloureux en se servant d'une partie non vitale de son corps comme d'un bouclier. Et la lame était prise. Et au bruit de l'os qui éclate succéda le bruit du bois qu'enfin, le premier homme entendit.

Envahissant ses canaux auditifs à la manière d'un ouragan, ce son fit venir à son corps des souvenirs partout. Il y avait la peur mais surtout les souvenirs. Son poumon droit, par exemple, se souvenait du temps où il se cachait derrière les sapins pendant le cross annuel. Quant au gauche, il regrettait sans regretter toutes ces soirées passées à fumer de l'herbe. Ses hanches, elles, se souvenaient des mouvements maudits qu'elles devaient effectuer pour orgasmer les femmes. Sa cuisse gauche pensait à ses rêves de thrombose, d'arthrite et de vieillesse. Tandis que la droite récupérait d'avoir aidé à projeter le sable.

Son crâne ne se souvenait plus de rien. Il y eut bien la courte image d'une gueule cassée dont la mâchoire lâche mais après ça...
Après ça, les images, réelles et imaginaires, furent détruites toutes ensemble.

Le second homme avait, en effet, profité que son adversaire ne dispose plus de son arme, comme coincée, pour sortir celle qu'il cachait dans son dos. Une autre batte de base-ball, le fameux bruit de bois qui manquait au perdant. Et avec elle, il enfonça en quelques coups ce crâne qui jamais plus, ne goûterait au miel et au beurre des tartines.

Le second homme avait gagné. La pluie continua de tomber. Le crâne fendu du premier homme faisait écho à la batte entaillée tout à l'heure. Le sang et la pluie firent du sable un sol compliqué, quasi lunaire. Le second homme fouilla dans la chemise de son adversaire à la recherche de sa lettre d'adieu.

En la trouvant, il fut déçu de constater que la lettre en question était bassement écrite. Il pensa même à la réécrire lui-même, avec meilleur goût, avant d'aller quêter la malheureuse veuve. Mais cette pensée ne persista pas du tout, d'autant qu'en fouillant dans l'autre poche de la chemise du défunt, il se rendit compte qu'elle n'était pas vide.

Il y avait une carte.
Une carte du tarot de Marseille plus précisément.
Celle du Bateleur.

Il voulut dans un premier temps l'emporter elle aussi mais quelque chose dans cette carte, dans le dessin qui y figurait, lui glaçait le sang.

Alors, il la laissa là, tout comme le premier homme, mort, sous la pluie.

Le second homme, on l'a vu, était doué pour prévoir. Cependant, à son tour, il venait de manquer d'intelligence, ou plutôt de sensibilité. Car cette carte, comme toute carte divinatoire, n'était pas là par hasard. Elle indiquait, elle promettait, elle condamnait. Selon qu'on y croyait ou qu'on la laissait là.

Ainsi, dix-sept ans plus tard, le second homme, père de la jeune Maria arriva où il devait arriver. Il avait vieilli un peu, avait mis de côté de l'argent et son goût pour le jeu. Il travaillait, vivait, consommait. Et ça aurait pu continuer comme ça pendant encore quarante années, avec des buffets réguliers, des découvertes musicales, des naissances et quelques enterrements.

Sauf que sa femme mourut dans un accident de train.
Le second homme épluchait un concombre pour la soupe du soir quand il apprit la nouvelle.
Immédiatement, plutôt que de se rendre sur les lieux de l'accident, il sprinta jusqu'à l'université où étudiait sa fille. Il voulait lui apprendre la nouvelle lui-même et non qu'elle la découvre, par hasard, sur son portable, en cliquant sur une vidéo pendant que tout le monde rigole et chahute autour d'elle. Il voulait préserver la solennité de cet instant, de ce dernier instant qu'elle aurait avec sa mère, qu'il ne puisse pas être aussi léger qu'un clic.

A bout de souffle, il déboucha enfin devant l'amphithéâtre où elle étudiait cette après-midi là. Non sans un pincement au coeur, il entra. Descendant les travées à toutes jambes, il appela Maria. Il savait qu'elle lui en voudrait pour cette esclandre, mais l'instant était grave ! Très vite, le second homme se trouva tout en bas. Dos au tableau noir et face à une assemblée de jeunes gens aisés. Il appela : Maria, Maria !

Mais personne ne répondit. Il y avait bien une Marie et une Maria dans cette assemblée mais elles étaient tellement gênées par l'apparition de ce vieil inconnu qui appelait leurs noms, qu'elles se firent toutes petites. Une première poignée d'étudiants se mit à trouver la situation drôle et pitoyable et à chercher à quel acteur minable pouvait bien ressembler cet étranger. Il ressemble juste à une merde se fendit l'un des moins inventifs.

Le second homme n'entendit pas cela, en revanche, il entendait très bien son coeur. Et son coeur lui disait, secondé par la flamme, que tout cela avait un sens. Qu'il le savait. Qu'évidemment que Maria n'était pas là mais que lui, oui, était bien à sa place. C'est ici, dirent-ils. Et le second homme revit la carte et son duel gagné. Il revit le crâne de son adversaire, et le sable, et la pluie. Il revit tout. Il paraît que l'on revoit tout dans ces rares moments-là.

La solitude. Le tableau noir. Le ventre qui se tord. Les spasmes. L'envie de partir. De fuir. Les rougissements. Le fait de devoir se traîner jusqu'à la porte de sortie. Les étudiants qui attendent vingt minutes pas plus. La peur du tableau noir, la peur de ne pas savoir. La peur de devoir enseigner, à une horde, à une meute. Le sable. Le sable jusque dans les toilettes où on se traîne parce que le coeur bat trop vite, parce qu'on ne veut pas être vu dans pareil état. La porte. Maria. Le train. L'impatience. La prévision. Les toilettes. La solitude. L'appendicite. Non. L'arrêt cardiaque. Juste un rêve, juste un fantasme. Non. La mort.

*

Le second homme s'éteignit le même jour que sa femme.
Maria crut résister à la mort de ses deux parents mais céda treize ans plus tard et prit un bain avec une lame de rasoir en guise de savon.
Toute cette famille est morte, mari, femme, enfant.
Dans un accident ou une destinée.

*

Ma mère me raconte tout cela, toute cette tragique histoire.
Elle me la dévoile alors que j'ai 20 ans.
Elle me dévoile jusqu'à son dénouement.
A savoir qu'elle fut la veuve du premier homme.

Et, alors que j'apprends, tout le tragique, toute la proximité, de ces destins violents.
Alors que je découvre que mon père n'était pas mon père et que jamais, je ne le connaîtrais.
Sur mon visage, les larmes coulent.



jeudi 17 décembre 2015

Appendice 1 (ou petit appendice) : La Carte de pierre

"Elle avait, vis à vis de la nuit, de forts pressentiments. Et ceux-ci agissaient sur elle de différentes manières. Par exemple, elle pouvait prévoir l'apparition d'une étoile filante dans les noirceurs du ciel presque à la seconde près. Elle savait aussi deviner d'où étaient tirés exactement les feux d'artifice quand ils brillaient au loin. Elle avait toujours eu cela en elle, la nuit. Enfant, elle s'amusait déjà à se plonger dans le noir complet afin de s'habituer à cette purée de pois, à ce brouillard épais fait de minces points sombres qui pointent alors devant nos jeunes yeux. Adolescente, elle passa logiquement plus de nuits blanches qu'il n'y a jamais eu de personnes sur Terre. Logiquement aussi, elle préférait l'hiver. Avec ses longues nuits qu'aucune main au monde ne peut escalader sans avoir un peu peur. Et bien, ta sœur, elle, n'avait pas peur. Elle prenait les nuits d'hiver comme des jours d'été et n'étaient jamais plus comblée qu'au cœur de la ténèbre.

C'était le contraire de beaucoup de choses, ma Laure chérie. Elles n'étaient pas de celles qui craignent des démons sous leurs lits mais de celles qui les cherchent, ces démons-là, pour leur mettre une raclée ou partager le thé. Elle était comme ça, bien plus fragile en pleine lumière qu'en pleine ombre parce qu'elle savait, peut-être déjà, que le soleil était un misérable. Toujours est-il que jamais je n'ai regretté d'avoir gâché une partie de ma vie pour la faire naître et l'élever. J'aurais pu perdre mes deux bras dans l'affaire que l'équation serait restée juste, tant Laure rayonnait, justement, grâce à l'obscurité.

C'était une fille des nuits, ça en était, mieux que ça, le chef-d'oeuvre. Parce qu'il fallait la voir, gamine à sa fenêtre, chercher dans les étoiles un sens, une dynamique, dans ce qu'elle appelait "le braille des Dieux". Parce qu'il fallait la voir, plus âgée, la tête et les jambes totalement lessivées par la danse, avec des yeux comme brûlés par vingt orgasmes sans que personne ne l'ait pourtant touchée. Parce qu'il aurait fallu, vraiment, que tu la vois ta soeur. Avant qu'elle ne tombe malade et que la nuit devienne, à la finale, une crainte pour elle. Il aurait fallu que tu la vois, elle avait le pouvoir de rendre heureux, pour plusieurs heures, rien que par un regard ou par un mot d'esprit.

Je...je l'ai aimé. Et les hommes et les femmes pareils, même si peu connaissaient son attirance pour la pleine ombre. Sa grande soif de crépuscules et de soirées. Son goût pour l'extinction. Parce que peu discutèrent avec elle ou du moins peu eurent accès à ses vraies confessions. Heureusement, je fais partie de ces privilégiés, alors, écoute bien mon garçon.

Un soir, une nuit, en tout cas lors d'un moment d'une non-pâleur certaine, je lui ai posé cette question, ne tenant plus :

Ma chérie, pourquoi aimes-tu tant la nuit ?

Et je reçus, comme une épée, cette réponse : Parce que trop peu d'entre-nous l'aiment alors qu'elle est très belle.

Je mis un temps avant de comprendre. Je crus tout d'abord qu'elle prenait la pose. Puis, le sens profond de sa déclaration éclata, comme si l'épée venait, d'un seul coup, de m'être retirée du ventre. Ma fille ne posait pas. Ma fille aimait, véritablement, ce qui ne pouvait pas être aimé parce qu'elle sentait qu'il était essentiel que tout, ici-bas, soit un peu cajolé.

// Mais maman, moi aussi, j'aime la nuit, moi aussi j'aime la fête et nous sommes des milliers, sans doute même des millions comme ça //

Tu ne comprends pas, Lionel, de quoi je parle au fond. Je ne te dis pas que ta sœur aimait la nuit, cette nuit qu'on connait tous, sans cesse bercée par telle ou telle armée de lampadaires ou par tels ou tels feux. Je te parle de la Nuit Réelle. De celle qui n'offre point d'issue pour le cœur ou la vue. De ce bloc noir qui tue. De cet enchaînement d'heures dures et sans une main tendue. De dix-sept heures du soir jusqu'à neuf heures du matin, cette machine nommée nuit qui nous coiffe tous et toutes et que tout le monde désactive à l'aide de son briquet ou d'une lampe de chevet. Je te parle, de cette machine nommée nuit, la même qui distribue dans les prisons la rage et les envies de corde. Pas de la nuit facile qui n'est qu'un jour aux traits légèrement tirés. Et si je t'ai parlé de la danse, tout à l'heure, c'était pour que tu ne penses pas à ta sœur comme à une sorte de névrosée clinique, parce qu'elle ne l'était pas, elle savait rire, rêver, goûter. Elle savait adorer...

"Aimer même la nuit puisqu'il n'y a qu'elle au monde"

Tu sais, Lionel, qui a dit ça ? C'est Paul Eluard, pendant la guerre, alors qu'il était séparée de sa petite-fille et très anxieux à son sujet. Et sais-tu comment elle s'appelait, cette petite-fille ?

Non...

Aube."

Ci-dessus se trouvent des propos rapportés de ma mère, un jour, à propos de ma soeur, morte à ce moment-là depuis quatorze ans.

Ces propos ont été très largement remanié par ma mémoire faillible et mon goût du roman. Néanmoins, ils traduisent selon moi ce que ma mère a voulu me dire ce jour-là et que je commence seulement à comprendre.

Au premier coup, bien sûr, je pensais que le point d'accroche de son éloge était de dire dans le fond que Laure était sa préférée et que je ferai bien de m'en inspirer si je ne voulais pas finir dans la déchetterie de ses grâces. Mais c'était là une lecture terriblement simpliste.

Ou non, pas assez simpliste. Car il n'y avait pas de lecture supérieure à avoir, ma mère avait dit cela car elle le pensait, elle aimait sa fille et elle la regrettait. Point. Son acharnement sur l'amour de la nuit n'était qu'un élément justifiant son amour, parce qu'elle était unique, sa fille unique. Peut-être même que dans la réalité que fut la vie de ma feue soeur, la nuit n'occupait pas une part si importante. Peut-être même qu'elle était, en fin de compte, une fille du jour naissant.

Enfin, je n'en sais rien, tout ce que je sais, c'est que ma mère a réussi
Car chaque nuit je pense à ma soeur,
Et car sans la connaître, du fond du coeur,
Je l'aime aussi.


Inès de la Torre - Partout où se posait son regard


N.d.A. : Aube est évidemment la fille d'André Breton et non de Paul Eluard mais pour le bien de l'histoire, je les ai confondu.



mardi 8 décembre 2015

Etudiante en esthétique

La nuit tombait sur Marina. C'était une nuit de gare aux quais inoccupés et de forêt profonde traversée par des loups. Un genre de nuit sans pluie bien que tout soit réuni pour que celle-ci s'empare des rues des villes lorraines. Les lampadaires donnaient au dos de Marina de faux airs d'horloge. Quant à la croix verte de la pharmacie, elle fit à son visage des traits de magicienne. Marina avait besoin de sirop, au miel de préférence, car elle était terriblement enrouée. Le pharmacien adressa un sourire de circonstance à la jeune femme. Malheureusement, son sourire n'était en fait pas de circonstance et il ne reçut pas de réponse. Marina demande dix flacons de sirop au pharmacien qui, bien qu'étonné, s'exécuta. Marina, ensuite, s'en alla. La croix verte de la pharmacie en se posant sur sa joue gauche remarqua cette fois un creux impressionnant.

Une fois rentrée chez elle, Marina pleura puisque apparemment le ciel n'en était pas capable. Puis, elle prit une cuillère à soupe, la remplit de sirop et l'enfourna en bouche. Le goût était ferreux, sucré et faussement caramel. Comme une sorte d'endive cuite à la poêle avant distillation. Marina pleurait encore. Grosses et transparentes, ses larmes avaient l'apparence des billes japonaises. Et c'est un gros sac de billes qui coula cette nuit-là des yeux de Marina. 

Il faut dire qu'elle avait ses raisons. Qu'elle ne prenait pas ce sirop pour rien, ni qu'elle pleurait pour faire des histoires. On ne pleure jamais pour faire des histoires, on pleure suite aux histoires. Et celle de Marina justifiait mille larmes...

Tout débuta dans une position. Tout débuta debout. Tout débuta debout avec une Marina qui observait madame Tüchel en train de se faire faire le maillot. Marina était stagiaire dans le salon de madame Evergreen et c'était la première fois qu'elle assistait à telle opération. Elle était impressionnée. D'autant qu'elle connaissait madame Tüchel, et assez bien, comme cette dernière avait été sa professeure d'arts plastiques pendant toute la période du lycée. De fait Marina oscillait entre la gêne et le fou rire et dût plusieurs fois se mastiquer les lèvres pour retenir le tout. 

Marina n'avait pas pour ambition, enfant, de nager parmi la cire et les poils qu'on arrache avec sévérité. Non, enfant Marina rêvait d'être aviatrice. Mais son rêve diminua à mesure que les avions grossissaient et devenaient aussi charismatiques que le bord d'une baignoire. Et, comme Marina n'aimait pas les mathématiques et demeurait méfiante vis à vis des lettres et de l'éducation, elle se retrouve vite, sans trop savoir, inscrite en esthétique. 

Elle avait toujours aimé les corps sauf le sien. Cela avait donc un peu de sens pour elle et tant pis si son job lui fermait quelques portes et lui valait des regards chez les intellectuels. 

"Il n'y a que les Crockett qui ne changent pas d'avis !"

Telle était la première phrase entendue par Marina que Nasser prononça. Au départ, elle ne la comprit pas mais la trouva drôle tout de même. C'est qu'elle pensait aux croquettes pour chat. Ce n'est qu'au moment où elle en reparla avec Nasser en personne qu'elle comprit sa méprise tout en éclatant dans un rire capital. 

Nasser était marié mais voyait Marina, pas tellement pour tromper sa femme qu'il appréciait, mais pour tromper sa vie de petit bonhomme rangé dont les hauts faits paraissaient derrière lui et pouvaient se résumer en une après-midi passée à Montmartre à se prendre pour Picasso (elle était si bonne cette après-midi là !) et à deux ou trois nouvelles parues dans des revues moyennes (avec une préférence pour "Hallucination au sucre", son faux polar saccharosé !). Ensemble ils forniquaient, certes et c'était magnifique, mais pas seulement. Ils leur arrivaient également de marcher en forêt ou de jouer au Kamoulox. En somme, ils coulaient des jours heureux et amoureux, fussent-ils ombragés par la mariée flouée. 

Marina avait de la peine pour cette femme plus que du mépris ou de la jalousie, c'est pourquoi elle n'envisageait pas du tout de s'accaparer son mari et désirait rester le plus longtemps possible dans le secret, choix évidemment plus lâche mais aussi plus passionné. 

Nasser, même si travaillé par des envies d'ailleurs, était du même avis. Comme, outre ses nuits blanches qu'il passait terrassé par la honte, la situation lui allait plus que bien. 

Elle continua de lui convenir jusqu'au moment - 1 an et demi plus tard - où un cancer fut dépisté chez lui. 

Tout s'acheva dans une position. Tout s'acheva allongé. Allongé dans son lit, d'hôpital et de mort bientôt, Nasser convoqua Marina. Elle était belle ce jour-là, plus que les autres jours, parce que griffée de toutes parts par la peur, on voyait sortir d'elle sa lumineuse force ainsi que son désir de briser toutes ces griffes. Les néons de l'hôpital faisaient de son visage un trouble flocon blanc. 

Nasser demanda à Marina de devenir sa nouvelle femme. 
La maladie avait enseigné à cet homme que l'entre-deux n'existait pas, qu'il n'y avait que la vie ou la mort et qu'il voulait la vie, entièrement, avec Marina - et non avec son épouse donc, comme entre-temps et sans attendre de savoir pour la tromperie, elle avait divorcé de son mauvais mari.
Marina refusa. 
Elle avait une intégrale à faire le lendemain sur madame Piquetis et cette histoire de lien terminal avec l'homme qu'elle aimait chamboulait son programme. 
Marina voulut accepter mais vraiment, elle ne le pouvait pas. 

Nasser prit cet échec avec le sourire de celui qui a trop pleuré ces derniers temps pour le refaire encore. Avant que Marina s'en aille, il lui dit tout de même : 

"Il n'y a que le cancer qui ne change pas d'avis !"

Cette fois, elle avait compris du premier coup. 
Cependant, elle n'y pouvait rien, sa vie...libre était à peine à ses balbutiements et il lui fallait déjà l'abandonner. Parce qu'elle connaissait la suite de l'histoire.

Elle accompagnerait Nasser pendant plusieurs mois ou années, le couvrirait de roses et d'encouragements. Les médecins parleraient même de rémission, à un moment. Après quoi, la nuit arrivant toujours autant que le soleil se lève, il y aurait une rechute. Et là, même tous les baisers, toutes les fleurs et tous les chants du monde n'y pourraient rien, Nasser mourrait.
Alors, Marina serait veuve. Une veuve adultère qui, comme toutes les titulaires de ce triste statut, aurait été sommée par son mari de continuer à vivre et à aimer. 
Mais les veufs et veuves aiment et vivent difficilement, car il traîne sans cesse l'idée de l'autre, comme son oeil ou une partie de sa main qui nous regarderait ou pincerait nos seins. 

Alors, la vie passerait. 
Marina serait une esthéticienne, veuve d'un amour éclair et sans grande destinée. 

Voilà pourquoi Marina refusa. 

Et voilà pourquoi chaque année, le 16 mai au soir, elle est obligée de se blinder de sirop au miel. 
Parce que Nasser est mort un 16 mai et qu'à chaque fois, Marina passe cette journée à crier qu'elle regrette. 

*

Marina ne termina pas ses études d'esthétique
Et se tourna vers une carrière de trampoliniste.
Faute de pouvoir être aviatrice, au moins elle serait dans le ciel
Un peu avec Nasser, beaucoup avec elle-même. 


Sébastien Leclerc - Ad Vivum

mardi 1 décembre 2015

Artisanat de l'amour

J'ai
Maintenant l'atroce certitude
Que les humains
Sont des membres
De colonies
Inférieures
Dont le seul doux rêve
Est d'envahir la mort.

jeudi 26 novembre 2015

Sperme et Dictature du feu

La beauté, ce jour, paraît fort dérisoire.
Puisqu'elle a, à dire vrai, pris tous les atours du vice.
De l'élégante cocaïnomane puisant dans son crâne de lacustres explosions
Au vigile s'adonnant à la lacération.
Nul n'y échappe, il faut se faire souffrir pour être beau.
La torture comme mode de vie, dans ces régions que la Terre tente vainement d'enfouir.
Et puis ces poches de sang, toujours plus pleines et noires
Et toujours plus promptes à se faire vider par de jeunes agonies.
L'absence d'emploi, de culture et de buts.
Société moderne dans toute sa modernité.
La fée des dents porte un dentier
Et tous les philosophes repassent à la télé.

C'est une époque où l'on s'exhibe.
Un temps de débilité promue et d'encouragements lourds envers le ridicule et toute sa soumission.
C'est une époque où l'évocation, naïve, d'une quelconque harmonie est tout de suite ravalée dans un rire.
Où l'amour est un gros mot.
Où l'éjaculateur mène la danse tant qu'il en est capable.
Balançant dans la poussière des morts, des milliers et des milliers de femmes.
S'infligeant des piquettes qu'il estime aussi bonnes que l'eau.
C'est une époque en drame.
Où la permanence des cris rend inaudible les chants disséminés
Un peu partout
Dans les sous-sols.

Seule la beauté parvient à les entendre
Tous ces beaux orphelins
Et tous ces beaux cœurs tendres
Ces musiciens à la peau noire, ces saltimbanques
Qui continuent de croire à Noël en décembre.

Quand on pense, et cela peut encore arriver si le climat est doux,
Que tout ou presque, dans nos gestures, tourne autour d'une fable
Ça ne donne pas envie de penser davantage.

Cramés
Mains cramées
Mains et têtes cramées
Mains, jambes et têtes cramées
Mains, jambes, têtes et yeux cramés
Mains, mollets, os, têtes et yeux cramés
Mains, souvenirs, jambes, souvenirs de mollets, os, ossements, têtes et yeux bleus cramés.
Mains, doigts, cartilages, genoux, genoux de jambes et genoux de bras, bouches, yeux bleus ou verdâtres selon l'heure, os, langues et têtes cramés.
Mains, avec paumes, avec ongles, avec phalanges serrés avant un examen, avec moiteur, avec rides et pâleurs parce qu'à soixante-treize ans, tout de même, on devient vieux, avec angoisses, dans les mains, dans les têtes, dans les yeux et poumons, dans les poumons et dans les yeux aussi, dans les yeux des poumons, ceux qui s'ouvrent par le souffle, et dans les poumons des yeux, ces émotions, par le temps, par l'obligation funéraire, cramés.
Mains et mondes y reposant, cramées.

Sous les yeux d'infinités de mains, avec des genoux posés à quelques mètres, et des prothèses de genoux, et des dents, pas tellement blanches mais disons regardables, et des paumes, introverties, touchées, par d'autres paumes selon la chance, et des soucis, les fleurs et les cerveaux, et dans les cerveaux des fleurs, celles qu'on rêve d'offrir ou bien de recevoir, dans les cerveaux aussi, des obsessions, avec leurs propres mains, leurs propres désillusions et leurs propres talent.

Sous ces yeux, non finis, nombreux de par leur multitude, se trouvent des crânes.
Et ces crânes, en voyant ce cadavre mordu obstinément par ces serpents de feu, ont déjà chaud
Et savent
Qu'un jour
Peut-être pas ici
Dans le même cimetière
Peut-être même dans l'espace ou sur quelques parties aménagées du territoire lunaire
Ils vivront la même chose et que ça ne sera pas drôle.

*
La beauté, à côté de la mort, paraît fort dérisoire.
Mais elle a et aura, soyez en sûrs, jusqu'à la fin sa place.
Parce que les grandes brûlures savent aussi guérir certaines plaies
Et que la joie, quand elle a ton regard, sait tout pareillement faire s'aplatir la glace.


(...à tous ceux qui font la guerre, je vous souhaite de reposer en paix)


Tamara de Lempicka - Surrealist Landscape


mercredi 11 novembre 2015

Icy

Un Paris où le soleil a lâché la rampe depuis étonnamment longtemps. Un Paris noir et sans littérature, peuplé de gens terrés chez eux et de cris sans réponse. Un Paris que les femmes ne peuvent traverser seules dès lors que la nuit tombe, parce qu'il y traîne toujours, derrière les pavés ou sous les gris trottoirs, quelques énergumènes prêts à les insulter ou à leur proposer l'amour avec un coutelas. Un Paris que la télévision continue de décrire comme onctueux voire paisible, malgré les bombes qui s'y plantent et les mains qui s'y perdent. La ville Lumière n'éclaire plus que les corps dénudées et marquées de jeunes filles battues.

Le vin, historique joie française, a lui aussi perdu sa robe et s'est changé en une eau noire, ferreuse et balayée d'alcools. Et les gens la consomment. Ils l'ingurgitent en la faisant chauffer puis couler lentement entre leurs pâles dents. Et les gens, modifiés, sortent ensuite à la poursuite d'un cul qu'ils rêvent de posséder. Ce cul n'est pas très différent du cul de leur jeune soeur, cette même jeune soeur qu'ils rabroueraient durement si jamais elle osait fréquenter qui que ce soit d'inconnu. Ce cul n'est vraiment pas très différent, il a presque la même masse, presque les mêmes ennuis. Mais, en aucun cas, cela n'empêche ces gens - issus pourtant de bourgeoises anciennes et copieusement éduqués par les presbytériens - d'hâter leur pas et d'ouvrir leur bouche à la vue d'un de ces culs.

C'est qu'ils ont lu Stendhal ces gens-là sûrement et qu'ils savent grâce à lui que plus une histoire est longue, moins elle peut finir bien. Alors ils sprintent vers son raccourcissement, ils interpellent ces culs semblables à ceux de leurs jeunes soeurs et leur parlent d'amour avec d'horribles mots. Naturellement, ils se font repousser et rentrent seuls chez eux ; à part s'ils sont suffisamment rodés par le vin et la nuit et, dans ce cas, ils prennent ce refus pour un "oui" clair à souhait ou joignent leur discours de plusieurs coups au ventre et d'attouchements violents.

Tous ces culs sont pour eux de toutes les façons, sinon pourquoi occuperaient-ils autant tous les espaces publics, toutes les façades d'immeuble et toutes les vitrines ? Ces culs sont leurs cadeaux de Noël dans ce 25 décembre permanent où la pluie chaude a pris le pas sur la neige sereine. Mieux encore, quand ces gens sont trop frêles (ou honnêtes ?) pour obéir à tous leurs voeux barbares, ils vont tout de même raconter après coup aux divers camarades qui partagent leurs verres, que tel ou tel cul fut sublime avec eux. Aussi, que les blondes sont des truies qui s'ignorent et que les fines brunettes, une fois décoincées, sont au moins aussi bonnes qu'un rôti dans le filet.

De fait, ils s'entraînent vers ces lieux fort obscurcis de l'âme où une soirée parfaite consiste à prendre sa voiture, avant d'aller héler, sans ménagement, les passantes obligées de passer dans leur champ de vision.
Généralement, les passantes et leurs culs réussissent à s'enfuir mais quelquefois, on les fait monter de force avant de les violer. Ces filles et ces culs sont à ce moment détruits, puis plongés dans un abysse tellement profond, qu'aucun baiser de mère, qu'aucune psychanalyse, ne peut plus les sauver.

Alors elles se suicident et leurs corps, marqués et désarticulés, atterrissent sur les trottoirs voisins, aux pieds de ces gens-là qui relèvent cette apparition crue d'un : "Quand je te dis que toutes les femmes sont folles."

C'est un Paris comme ça, ma foi, le Paris d'aujourd'hui. C'est un Paris où tous les éventreurs ont comme pignon sur rue et où toutes les femmes ont peur dès qu'elles sont vues.

*

Si seulement...la police ou l'armée pouvaient, plutôt que de chercher à concevoir l'arme la plus létale et silencieuse qui soit, conduire tous ces gens vers des camps d'harcèlement afin de leur apprendre le sens, entier et douloureux, de ce qu'il nomme frustration...

Si seulement ce texte n'était qu'un cauchemar et non un constat simple, réaliste et glaçant.


Artemisia Gentileschi - Susanna et les Anciens



mardi 27 octobre 2015

Veux-tu m'épouser ?

Nous fîmes au bout du monde des expériences traumatisantes. Comme de se recueillir sur des tombes en pleine jungle. Près de ces lianes où s'emmagasinent quotidiennement les aubes et les étoiles. Près de ces ombres absolument non pâles et de ces luminaires tels de grands lacs blancs. Près du souffle, oppressé et humblement cosmique, d'un malade vieillissant. Dans une chambre d'hôpital, première version de la tombe sous la jungle, première version des larmes versées dans le futur. Il y avait des tigres aussi dans ces mondes précis. Des tigres presque invisibles et qui nous auraient tous eu sans le secours d'un phare. Les phares sont certes là pour traquer les sirènes mais il ne faut pas oublier qu'ils existent également en cas de tigre transparent. Nos yeux d'alors étaient tellement jeunes. Ils pouvaient supporter et le phare et les tigres. Ils pouvaient mordre, se reposer, et mordre encore. Ils pouvaient faire des fleurs des compagnons de route et des romans de gare des voyages suspendus sur le fil du miroir. Ce fut ce qui se nomme l'adolescence. Avec ces troubles et ces agrandissements, avec ces membres qui explosent de dessus notre épaule ou qui percent de derrière notre dos. Ces mandibules, douloureuses et sensibles, qui ne demandaient qu'à jouir ou à pleurer à seaux. Le souffle, au cœur de ces mondes constamment perturbé par la pluie (mais pas une pluie froide, pas une pluie qui met des gants de laine, une pluie désespérante et chaude, comme un baiser qui se présente avant qu'on l'interrompe), était vif et sans lugubrité. La vie marchait sans ses béquilles, les trains avaient du retard mais pas à cause de la jungle et un grand nombre de femmes nommées je crois Emma avaient la peau neigeuse et belle. Tout portait à croire que l'existence s'était pour ainsi dire calée sur nos yeux, que comme eux, elle était un puits par définition, un puits de bon, de rosaces et de veines bleuies par de saines tensions. On bandait sévèrement et on mouillait pareil. Animaux à huit pattes et deux cerveaux, nous avancions le long de corridors sans cesse animés par l'Illumination, par l'Innocence et par toutes ces I-choses. Et plus nous avancions, et plus nous caressions ces fantasmes humides, plus nous nous rapprochions d'un dénouement subtil. Orgasme taisant son nom, la Mort faisait son lit dans nos esprits fragiles. Parce que malgré tout, malgré tout et malgré toutes choses, vieillir un jour arrive. Cela arrive d'ailleurs souvent quand on est jeune (s'il on ne fait pas chaque fois attention...un conseil...à tous ceux qui désirent ne pas vieillir...quand vous marchez, si vous marchez, arrangez-vous pour regarder le ciel dès que possible, qu'importe si c'est celui des grandes villes et des grosses pollutions, qu'importe s'il fait nuit noire ou s'il pleut du béton, regardez-le...c'est le plus vieil écran du monde et de ce fait, il vous rappellera combien vous êtes jeunes). Parfois, en traversant la route, on se rencontre. Personnage à chapeau claque et à l'oeil retourné. Mime terriblement embarrassé d'objets. Cul-de-jatte sur ses deux jambes, vous vous voyez. L'espèce d'armure posée sur votre corps éclate en mille morceaux et les mandibules reparaissent. Elles sont désormais toutes tombantes et noires. Elles n'ont pas bu depuis longtemps. Depuis que vous avez commencé à travailler pour être exact. Depuis que vous avez commencé à vous souciez pour être exact. Les mandibules bientôt pendent puis frottent sur le sol. Elles descendent encore, jusqu'à fléchir contre le pavé froid. Elles fléchissent, encore et toujours, malgré la douleur et vos supplications. Elles continuent de s'étirer tête la première contre le sol. Elles craquent. Elles craquent...et craquent. Elles finissent par pénétrer les sols, les terres et les conduits. Douées d'une forme d'infinité nouvelle, les mandibules explorent les continents cachés. L'Afrique rouge et ces masques qui parlent sans même avoir de bouche. L'Australie beige et ses arbres capables d'aller à l'opéra. L'Europe cyanne dont la plupart des mers sont en fait des champs de baies indissociables. L'Asie verte où, chaque jour, des milliers de milliers de fillettes reçoivent en cadeau une flammèche sortie tout droit des rayons du soleil. Et enfin, elles découvrent l'Amérique violette et ses squares densément peuplés, soit par des écureuils, soit par des histoires drôles. Les mandibules voient tout cela.

En sous-marin.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse. Nos obligations sont devenues trop grandes et la vie, on le croit, trop petite. Nous sommes tellement fatigués par ce rythme supposément commun que tous les soirs, au fond d'un long verre d'eau, nous déposons nos yeux. Les veines qui les composaient ont, au contact fréquent du liquide basique, totalement disparus. Nos yeux sont blancs. Ce sont des espèces d’œufs. De ces espèces d’œufs inexpressifs et lents qui ne peuvent que provenir d'une poule élevée dans la cave d'une cave.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules remontent à la surface. Elles font fleurir tous les bourgeons de nos rêves passés, tous les romans, tous les baisers. Chaque petite délicieuse intention qui n'a pas su de notre main être concrétisée se retrouve, avec les mandibules, immédiatement achevée. Nos songes de palace sont maintenant des palaces songeurs. Nos désirs les plus fous s'étendent sur des hectares qui, en un clin d'oeil à peine, se voient fertilisés dans maints râles aimants et maintes agonies aux lèvres rougissimes. Les promesses occupent une place de choix dans cette floraison, une place capitale, capitale avec des belles maisons et des belles maisons, pleines à ras-bords de fenêtres où se devinent de fines silhouettes. Ce sont nos fils et filles. La petite, là, celle avec son ruban rouge dans ses cheveux cendrés, c'est Constance. Quant au petit gars, oui celui-là avec le short sable, c'est Contrôle sur soi. Ah, et voilà les cousines Douceur et Ne pas abandonner, de chouettes gamines pour sûr ! Ah et tu tombes bien toi, voilà, je te présente le petit dernier : Envie de vivre.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules reviennent, regagnent notre corps et nous entraînent. Elles veulent que nous voyons tout ça, toutes ces plages où les horloges plutôt que d'échouer sonnèrent au bon moment. Toutes ces périphéries de résolutions tenues, tout ce réseau d'exaucements. Elles veulent que nous ayons les larmes aux yeux et que ces larmes nous marquent si profondément qu'elles recréent nos veines. Elles veulent nous voir heureux, une dernière fois, en effaçant le tout au profit d'une jungle.

Elles veulent nous voir, le souffle oppressé et humblement cosmique, assis dans cette jungle.
Elles veulent qu'on voie la tombe et la vie telle qu'elle est, c'est-à-dire, une mandibule de rien.
Avant bien sûr de relever la tête et de voir, dans notre dernier souffle, cette autre jungle - étoilée - où tout existait bel et bien.

(jusqu'aux tigres
jusqu'au phare, autrement dit Ta main)

*

Je vis Dieu cette nuit pour la seconde fois.
La première fois, c'était un moustique dans une église, preuve qu'il n'avait rien à faire là.
Et cette fois, c'était une libellule blanche qui, en s'élevant, m'indiqua l'horizon.


An Old Photographer - Image 2

lundi 26 octobre 2015

La sodomie pastorale

Des milliers de personnes décèdent chaque jour, jambes et bras enfoncés dans une totale iniquité sans qu'aucun pasteur au monde ne fasse quoi que ce soit. Ils prêchent la bonne parole, la ressassent aux oreilles ahuries qui n'ont que ça à foutre, que d'être là dans ces églises pendant qu'à quelques kilomètres de là des gens crèvent complètement. Ils sont là, Hallelujah, Alléluia, et vas-y que l'amour de Dieu est la plus belle des choses au monde tandis que sur ces routes - ces mêmes routes qu'ils empruntent chaque jour - des hommes et des femmes risquent leurs vies en quête du feu ou d'un morceau de fruit. Ils pourraient s'y arrêter, donner une partie de leur confortable salaire mais non, ils risqueraient d'être en retard à l'église. Et l'église est plus importante pour eux que la vie d'étrangers.

Parce qu'au fond, son prochain, toujours, dans ces religions de merde que des pasteurs à têtes merdeuses tiennent en si haut respect, son prochain, toujours, c'est soit ton frère, soit ta future copine ou ton meilleur ami. C'est jamais l'arabe du coin ou le noir que tu croises dans le métro. Ton prochain, c'est toi-même en fait, toujours, ou du moins, c'est tout ce qui te ressemble énormément. C'est pour ça que tu vas à l'église d'ailleurs, pas pour être empli d'un noble sentiment ou te motiver à agir correctement, non, c'est rien que pour être avec tes foutus tiens. T'en griller une à la fin du prêche et parler du dernier match. Jésus, les eaux écartées et toutes ces historiettes en vérité ça te passe au travers. Ton crâne, en fait, c'est du vitrail. Ce n'est rien qu'une histoire que tout le monde oubliera, et toi le premier.

Tant pis pour le reste, pour l'agonie voisine qui elle ne rêve pas d'une Sportive de chez BMW pour avoir l'impression de réussir sa vie. Elle, l'agonie voisine, elle ne demande qu'à survivre et si possible décemment. Mais bon, ce sont avant tout des étrangers, des mécréants et des sales races. Paraît même que ces gus-là ont plusieurs femmes alors pourquoi pas la tienne puisque dans le fond toutes les nanas sont des salopes qui ne savent pas résister à l'appel exotique...?

Mais va te faire sodomiser, et ton pasteur avec, ce petit flacon de bons sentiments qui n'a jamais rien fait pour les autres sinon réciter sa biblique leçon avant de se péter la gueule au vin auprès des notables du coin. Vraiment, les gars, je vous invite à faire ça, à goûter à l'éclatage de rondelle en règles et sans préparation. Vous pourrez ainsi ressentir ce que vous faites aux femmes et ce que vous faites subir quotidiennement aux cœurs des plus pauvres. Enfin...non, je pense que pour le ressentir exactement, il faudrait qu'on vous encule violemment et à coups de couteaux mais comme je ne suis pas sadique, on va rester sur du défonçage sexuel. C'est toujours ça de pris et ça foutra un peu, comme ça, la paix à nos enfants.

*

An Old Photographer - Image 1

jeudi 22 octobre 2015

L'étrange odeur des oranges trop mûres

On jouait souvent chez mon grand-père. On s'amusait à faire de la balançoire, à se chercher dans le jardin ou à regarder les trains. Mon grand-père avait une belle maison située non loin d'une voie ferrée. Quelquefois également, on jouait à manger le plus possible. On piochait parmi les pissaladières aux anchois et autres roulés à la framboise et on se gavait à n'en plus pouvoir. Il fallait voir nos têtes dans ces moments et celles de nos parents. On parlait aussi avec grand-père quand celui-ci n'était pas occupé par une discussion réservée aux adultes. Enfin, on ne parlait pas vraiment, plutôt, on écoutait grand-père. Il nous parlait d'un temps passé depuis peu où le soleil d'après ses dires était plus jaune et vif qu'aujourd'hui, où l'herbe était décidément plus verte et où la paix n'était pas une paix de plaisance. Il employait exactement cette expression de "paix de plaisance", je m'en souviens très bien et je m'en souviens sûrement parce que je ne comprenais pas alors ce que ça voulait dire.

Maintenant que je suis âgé de presque trente ans, je peux dire que je le comprends. Mon grand-père faisait simplement la distinction entre la paix réelle qui intervient dans la suite directe d'une grande guerre et cette sorte de paix bâtarde qui est la nôtre. Car dans le fond, la paix n'est pas tellement là, nous serions plutôt au cœur d'une guerre mondiale extrêmement lente. Etats-Unis, Russie, tous ces blocs composés de millions d'êtres humains qui se frottent sans grandes explosions mais avec, en continu, des dizaines et des centaines de morts. C'est une paix qui dézingue que la paix d'aujourd'hui. Une paix qui fait des pauvres et des laissés pour compte. Avant, la paix créait le rêve. Et désormais, elle ressemble gravement à un rampant cauchemar.

Cependant, je préfère cette paix à celle vendue par mon grand-père. Certes, l'actuelle est tragique mais moins, beaucoup moins, que l'ancienne. Je ne suis peut-être pas très clair. Ce qui est logique quand on connait les causes de mon trouble. Disons que j'ai sur le cœur quelque chose d'immense et que le fait de retirer cette chose risque de provoquer chez moi autant de peine que de soulagement. Mais soit, la machine est lancée et je me dois maintenant d'en décrire l'intérieur.

Sachez tout d'abord que je ne parlais pas de mon grand-père par hasard ou par pur nostalgie. J'en parlais à dessein car cet homme est le protagoniste du fait divers dont je fus, quelque part, la victime. J'avais alors huit ans et je faisais, en visite chez mon grand-père, tout ce qui est exposé plus haut. Et même pire, j'osais parfois des choses dangereuses, comme sauter dans les orties ou lancer des cailloux contre les vitres des trains passants. Ah, vous vous demandez sans doute pourquoi le "on"...et bien, à cette époque, sachez aussi que j'étais seul. Dans cette solitude ressentie seulement par les petits blancs garçons de bonne famille que les autres écoliers, sortant d'un milieu plus modeste, ostracisent avec joie. Dans cette solitude lourde de l'enfant dont les parents travaillent trop et n'aiment pas assez. Dans cette solitude folle qui fait qu'en fin de compte, faute de petite sœur ou de bon camarade, on s'invente un ami.

Le mien s'appelait Raymond et avait, dans ma tête, deux ans de plus que moi. Et bon sang comme il était gentil autant que facétieux ! Nous fîmes ensemble les quatre cents coups devant tous ces adultes qui n'avaient que faire de cette passade. Pour eux, pour ces gens plus vieux, je n'existais pour ainsi dire pas. Cet état de fait favorisa mon attachement avec Raymond qui sur ce point me ressemblait. Nous étions tous les deux spectraux, mutiques et malgré tout, curieux et pleins de vie. Seulement, ni mes parents ni leurs amis ne désiraient répondre à notre curiosité, seul mon grand-père, encore lui, nous témoignait un semblant d'affection. J'adorais écouter mon grand-père après avoir fait le fou dans son jardin. J'adorais sa voix, ses petits yeux très bleus et sa maîtrise du verbe.

Quand il disait "De mon temps, la paix était une fête, un rebattage des cartes, un doucereux chemin vers un monde glorieux, un monde immaculé..." quand il disait cela, je vous jure que j'étais aux anges. Ce monde immaculé paraissait dans sa bouche au moins aussi génial que celui que la fièvre me donnait quelquefois. Je m'imaginais un monde où les dragons mangeaient à la table des hommes et où les princesses entre elles vivaient et se mariaient. Un monde fou.

C'est justement la folie qui furent diagnostiquée chez moi par mes parents après leur brève lecture d'un mensuel consacré à la psychologie de l'enfant. Selon quoi, en l'espace de quelques semaines, on me présenta à une sacrée brochette de barbes et de blouses blanches. On me demanda de parler de moi, de Raymond, de l'école. On me donna des jouets, des cubes, des dessins et chaque fois que je commençais à les manipuler, l'un ou l'autre de ces docteurs notait quelque chose dans son carnet. On me demanda même le nom de famille de Raymond alors que je ne le connaissais pas. Par manque d'imagination, il devint Raymond Ray. Quand il entendit ce nom inventé de toutes pièces, un autre docteur, un roux cette fois, eut un air d'abattement. A la suite de ces divers entretiens, j'étais certain de faire partie de ces gens qui finissent dans la boue ou bien la corde au cou. Je m'imaginais passer de centre de redressement en centre de redressement, loin de Raymond, loin de mes parents, loin de papy.

Sauf qu'au bout du seizième entretien insatisfaisant pour mes parents arriva le dix-septième. J'avais là affaire à une femme dans la trentaine, somme toute normale et bizarrement débarrassée de cette morgue ultime pourtant apparemment de rigueur chez tous ces thérapeutes. Autre surprise pour moi, plutôt que d'opter pour un fonctionnement question-réponse digne du commissariat, cette femme parlait avec moi et parfois même avec Raymond. Elle se racontait aussi, elle me parlait de son Raymond à elle, Victor, qui l'avait bien aidé quand sa mère était morte. J'avais de la peine pour elle et pour Victor, à qui elle avait dit au revoir quelques années plus tard. C'était, je crois, la toute première fois que je communiquais avec un autre être humain sans aucun rapport de force quel qu'il soit. Il y avait certes ces discussions avec mon grand-père mais il s'agissait davantage de monologues que d'échanges réels. Naturellement, suite à cette grande première, je demandais à mes parents de revenir la semaine suivante. Ils obtempérèrent, pas franchement emballés par le profil de cette doctoresse.

Les semaines, belles, s'écoulèrent comme le font les cascades, avec fraîcheur et vivement. Et, à chaque nouvelle entrevue, j'étais davantage vivant, davantage ravi, davantage un enfant comme on se l'imagine. C'est bien simple, pour témoigner de l'importance que ces rencontres avaient prises pour moi, j'avais fini par me dire que le doux visage de ma thérapeute était l'un des vestiges du monde immaculé vendu par mon grand-père. Malheureusement pour moi, ce délicieux îlot fut vite ravalé par les flots parentaux. C'est peut-être de ma faute aussi, j'aurais dû savoir qu'à cet instant il fallait mentir et que ma probité aurait des conséquences mais, je me sentais tellement bien avec elle que le mensonge-même était devenu un concept impossible. Toujours est-il qu'un jour, au bout de deux mois trois quart de relation, elle me demanda si je pensais que mes parents m'aimaient et je lui répondis que franchement non.

Il faut savoir, avant de décrire la suite de cet épisode, qu'au fil de ces semaines éclatantes, je m'étais naturellement éloigné de Raymond. Je continuais certes à lui dire bonne nuit mais ça s'arrêtait là. Ce détail aura, je le crains, son importance plus tard. Enfin, pour ce qui est de ma thérapeute, la suite est triste à souhait. Disons que ma confession, faite innocemment, l'a motivé à voir mes parents en face à face afin de leur expliquer qu'ils étaient, en quelque sorte, la source de mes névroses et qu'il serait judicieux de leur part de plus me donner d'attention. Elle leur expliqua sûrement que j'étais du reste, un garçon tout ce qu'il y a de plus normal qui avait juste besoin de ce coup de pouce tendre pour se livrer et se sentir mieux. Enfin...enfin, ça, c'est que je déduis maintenant car dans le fond, je n'ai jamais su ce qu'elle leur avait dit. Mon père s'étant tout simplement fendu d'un "Pauvre conne..." dans la foulée de l'exposition de mes problèmes par la jeune thérapeute tandis que ma mère, d'habitude réservée, a surenchéri d'un "Comment voulez-vous soigner les fous alors que vous êtes folle ?". Ces répliques, basses en diable, je les ai en revanche clairement entendu tandis que je patientais dans la salle d'attente. Après cet incident, je ne revis jamais ma chère thérapeute qui m'envoyait tout de même cette année-là une lettre dans laquelle elle me souhaitait le meilleur, pour moi et pour Raymond.

Elle serait sans doute malheureuse en apprenant que sa lettre eut exactement l'effet inverse. Car l'automne arriva et avec lui, la rentrée et avec la rentrée, les coups de pied dans le ventre. Auparavant, je me moquais bien des brimades de mes brutaux camarades car Raymond était toujours là après pour me consoler ou me dire une blague. Sauf que Raymond, changé par l'épisode de la thérapeute, était devenu à son tour plus distant. Pour ne pas dire plus méchant. Il lui arrivait par exemple désormais de me conseiller, après une rouée de coups, plutôt que de battre en retraite ou de faire comme si rien ne m'était arrivé, de prendre les ciseaux disposés dans ma trousse. Il me disait qu'il suffirait que je lui plante une fois les ciseaux dans l’œil pour qu'il me fiche la paix pour toute la vie. Il me disait que ce serait une paix comme celle de grand-père, une paix glorieuse, pas une paix de plaisance. Heureusement pour moi, je refusais tous ces conseils sordides. Enfin pas tout à fait tous...

C'était un samedi de novembre. Un samedi en forme de nœud du problème. Il faisait déjà bien froid mais je passais tout de même l'après-midi à jouer comme un beau diable. Mes parents, depuis l'incident avec ma thérapeute, avait décidé de faire cesser le bal des pédagogues et des psychanalystes et ça m'allait très bien comme ça car je pouvais de nouveau passer mes week-ends à jouer dans le jardin de grand-père. Grand-père, lui, semblait à mes yeux vieux pour la toute première fois. Ses yeux très bleus avaient encore rapetissés et je lui trouvais une pâleur jusqu'à lors inconnue. Raymond, quant à lui, avait toujours ses méchantes idées. Il ne voulait plus se gaver des gâteaux mais les jeter à la figure des convives, il ne voulait plus sauter dans les orties pour en sortir le plus vite possible mais les prendre à pleines mains. Moi...je ne sais plus trop ce que je voulais, sinon sourire un peu.

Dans cette optique, je m'approchai de grand-père, désireux d'entendre une nouvelle fois son histoire de paix. Et au départ, je fus servi. La voix était belle comme toujours et les mots fort bien choisis mais, au bout de quelques minutes, il y eut entre ses dents comme un déraillement. Je sentis sa gorge devenir sèche et ses yeux se vitrer. Il me dit : "...il y a la paix et il y a l'ordre établi. Les deux sont des voisins mais, bon sang, il y a des gens qui quelquefois font tout pour détruire le calme dans ce bon voisinage. Des gens pas comme nous, avec des cultes différents et des églises en forme de champignon. Ceux-là fuis-les mon enfant car ils apportent le mal. Le mal véritable. Bah, pourquoi je te raconte ça, de toute façon je vois que tu ne comprends rien. Hm, que vous ne comprenez rien, toi et ton faux ami, Raymond le démon !". Il ria puis toussa. Puis reprit : "En tout cas, mon enfant et là je suis sérieux, ne t'avise pas d'aller traîner dans ma cave, elle est très en désordre et tu risquerais de t'y blesser, tu m'as bien entendu ?"

Oui, papy, ne t'inquiète pas. La nuit tomba presque en même temps. J'étais un peu sonné car même s'il était toujours mélancolique, je n'avais jamais connu grand-père aussi abrupt. J'aurais pu également être affecté par sa façon de me prendre de haut et de me parler méchamment mais bon les enfants pardonne vite surtout quand la nuit tombe, qu'il fait froid et qu'on a joué toute l'après-midi. Dans mon lit néanmoins, je repensais à ce qu'il m'avait dit, sur ces églises en forme de champignon et sur le désordre dans sa cave. Je me demandais quel genre de gens pouvaient bien préférer aux vitraux des églises des bâtisses de ce type, et aussi quel genre d'outils ou de cartons peuplaient l'interdite cave. M'imaginant mille et une choses, la plupart extravagantes et drôles, je me couchais enfin du sommeil du juste.

C'est peu dire que ma nuit fut courte. Au milieu d'elle, Raymond me réveilla. Il avait l’œil rouge et sa voix de méchant. Il murmurait : "Alors comme ça je suis un démon, hein, et ben on va bien voir..." Dans la foulée, il me prit par le bras malgré mes récriminations. Avançant dans l'escalier nous menant au rez-de-chaussée, j'entrepris de crier pour réveiller tout le monde mais Raymond me baillona à l'aide de sa paume. Assez vite nous arrivâmes dans cette sorte de L menant au couloir donnant sur la porte de la cave. C'était donc ça, Raymond, humilié par mon grand-père, voulait se venger en surmontant la stricte interdiction. Nous fûmes rapidement devant la porte de la cave sous laquelle, étonnamment à une telle heure de la nuit, brillait un long rai de lumière. Raymond, n'ayant peur de rien, actionna malgré tout la poignée. La porte, évidemment fermée à clef, demeura close. Sur quoi, Raymond dit : "Ton papy, c'est un vieux et tu sais très bien ce que font les vieux, ils cachent tous sous les paillassons". Et en effet, en soulevant le paillasson, Raymond trouva un double du sésame convoité. Après l'avoir fait tourner dans la serrure, il actionna de nouveau la poignée et ouvrit en douceur.

Ce qui surgit alors, en plus de la lumière mat des ampoules au plafond, fut un parfum très fort, assez semblable dans sa composition à cette étrange odeur que prennent les oranges trop mûres. Pour arriver de plain pied dans la cave, il nous fallait encore descendre un escalier. Chaque marche passée parût durer mille ans. Et chaque marche passée faisait empirer le parfum. De l'orange, nous passâmes à des fruits plus sévères et plus âcres, puis à des odeurs de viande jusqu'à déboucher sur des odeurs irréelles, de ces odeurs irréelles qui donnent envie de vomir ou de quitter ce monde. A reculons, nous arrivâmes en bas où se tenait grand-père qui s'agitait autour d'une grande bassine.

Peut-être cuisinait-il après tout ou préparait-il de la peinture puisqu'il était peintre à ses heures perdues comme un de ses modèles. Sans trop savoir pourquoi, faisant fi de la punition à venir, Raymond et moi continuâmes d'avancer pour voir exactement ce qu'il manigançait. L'odeur était terrible, mortelle. Je ne vis ensuite que des fragments. Comme des fragments d'os et de la chair noire, beaucoup et très liquide. Puis, grand-père se retourna. Ses yeux semblaient énormes. Mon sang était glacé. Et la chaux, elle, anéantissait ce qui avait tout l'air d'avoir été un homme. Et grand-père semblait heureux. Il me prit la main. La chaux dévorait la mâchoire de cet homme  grand et noir. Détruisait ses organes, les crevait comme des bulles. Il me prit la main et me força à regarder ce spectacle avec lui. Toute la foutue nuit.

Au petit matin, je me rendis compte, tétanisé, que Raymond avait disparu. Il ne revint jamais. Il était sans doute mort cette nuit-là.

Concernant mon grand-père, il décéda d'un cancer du colon quelques six mois plus tard.
Et chaque fois qu'un membre de ma famille, déposant des fleurs sur son cercueil, lui souhaitait de reposer en paix, j'avais un haut-le-cœur. Je pensais à l'homme noir, à la chaux vive - comme des vers, comme des lames - et à la mort définitive du monde immaculé.


à mon grand-père,

Grand parfumeur et sac à merde ignoble


Raphaelle Peale - Nature Morte avec Orange et Livre





mardi 6 octobre 2015

(panting)

Une forme. Un fauteuil. Quelques ombres, sans doute générées par des arbres. L'écran de télévision qui reste bloqué sur la neige. Au loin, le bruit d'une pendule ancienne. Puis, en surimpression, celui du vent, de la pluie, du soir couchant. La pluie qui tape contre le velux. Le vent qui fait que quelques branches frôlent les murs. Le soir couchant qui ressemble, de plus en plus, à la nuit finalement.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, est en train de gratter. Est-ce un insecte, est-ce un félin, est-ce une peau ? La forme glisse de son fauteuil et rejoint la cuisine. Elle observe le bruit, le grattement indistinct mais ne fait rien. Elle est comme prostrée. Elle pourrait allumer la lumière si lumière il y avait. Elle reste là. Avant de retourner à son fauteuil et à ses ombres.

Il s'agit d'un soir, d'une nuit, tellement sombre qu'en fin de compte la lune est avalée. Le vent siffle désormais. Des restes de forêt noire fourmillent sur la table. Cela fait un certain temps que ces restes sont là. Les verres dans l'évier sont sales. Et dans la chambre à l'étage, plusieurs malles pleines de jouets demeurent fermées à clef. Des polaroids datant de 1978 sont posés sur le lit. Sur ceux-ci se devinent des visages d'enfants. Se devinent car ces enfants sont costumés de la tête au pied. Ils sont vêtus d'étoffes cramoisies et portent sous les yeux du maquillage noir.

A la cave, quelques araignées circulent. Leurs corps bombés et gris pensent sensitivement. Ils ressentent chacune des aspérités de leur parcours vital. Ils ploient sous la poussière et sont comme écrasés par l'humidité. Des magazines de cinéma aux couvertures défraîchies tiennent dans des étagères faites d'un mauvais métal. Des tournevis aux manches transparents jonchent le sol froid.

Une rumeur, un fond de rumeur plus précisément, repêche dans ce lieu des fragrances passées. Odeurs de rires et de bougies soufflées. Pour ses treize ans, ce fut ici. La somme de ses amis et lui qui ne pensait qu'à elle. Et elle qui ce jour-là n'avait pas pu venir. Des traces, sous les arrêtes d'une table aux pieds attaqués par les mites, paraissent signifier que de la fraise, et de la menthe, auparavant, furent ici consommées.

L'escalier craque dans une espèce de reconstitution, tragique, du pas des occupants. L'air, étouffant, tente tant bien que mal de rejouer les scènes qui firent l'autrefois. Mais les éclairs d'une soirée d'automne ne vaudront jamais les feux articifiels d'une soirée printanière. Et le souvenir, toujours, échouera à reconstruire le vrai.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, a cessé de gratter. La forme a quitté son fauteuil, cette fois perpétuellement. Tandis que le vent, la pluie, la nuit se sont tous inclinés devant un bruit plus fort.

La sirène, même trente ans plus tard, continue de régner sur la ville. Qu'importe si cette dernière est vide et si aujourd'hui, tous ses habitants sont en âge de mourir mollement. Qu'importe si son signal n'a plus de sens qu'auprès des araignées, des mouches et des cochons errants.

Les bombes ont épargné la sirène.
Les bombes ont épargné certaines habitations.
Mais pas les coeurs, qui, à la première déflagration, ont sauté de chaque bouche.

C'étaient des coeurs avec beaucoup d'amour, d'enfance et d'innocence.
Ce devinrent des coeurs qu'on balaye en se bouchant le nez pour trouver où marcher.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, grattera bientôt de nouveau. Chat, scarabée ou squelette, on en sait rien. Tout ce que nous savons c'est que cela grattera, comme un corps enseveli qui cherche le soleil.

*

Dans certains autres villages, il n'y a pas eu de bombe ni de sirène mais les maisons sont les mêmes. Vides et désespérées. A cause de la perte d'emploi ou des tabous que créent la vie en société. Toutefois, dans ces cas-là, nous n'ignorons pas ce qui gratte au fond des vieilles armoires...
Médicaments pris en masse
Noyade
Ou couteau pour le pain qu'on réserve à la gorge de son maudit mari.

Le Nord est ainsi fait de catastrophes intimes qu'aucune sirène au monde ne saurait prévenir.

*

Quant à celle qui n'était pas venue pour son anniversaire, nous n'avons pas de nouvelles d'elle.
Il se murmure seulement qu'elle n'aimait pas Chopin et qu'en Autriche-Hongrie, une femme douée de thérianthropie lui ressemble gravement.


Simon Hollosy - La Marche Rakoczi

mercredi 23 septembre 2015

Oni-risme

J'ai rêvé que je vomissais.
Ce n'est pas le genre de rêve qu'on recommande aux autres.
J'aurais préféré rêver d'incendies sur la lune ou de plages peuplées d'insectes bien membrés
Mais au lieu de ça j'ai rêvé que je vomissais.
Pas à flaques non plus je vous rassure mais suffisamment pour que ça marque.
C'était comme une gerbe de sang pour être plus exact.
Un reflux chaud, indésiré et rouge.
L'exacte sensation que la mort serait là si par mégarde on ravalait.

Voici mon rêve et rien de plus.
Des ruines eussent été plus avenantes.
Pareil pour les rêves consacrés à l'inceste.

Il fait tiède à cette période de l'année et c'est peut-être à cause de ça que mes rêves vomissent.
A cause de la tiédeur, de l'infinie tiédeur du jour septembrien.
A cause de ceux qui meurent et qui font nos défunts.
Ou bien est-ce la faute d'éléments invisibles, de menaces tapies, de trahisons longuement dans la pénombre ourdies.
Mon entourage prépare possiblement une surprise gigantesque pour mon anniversaire.
Il allumera la lumière en me voyant rentrer puis m'annoncera qu'il souhaite, qu'il espère, ne jamais me revoir.
Ma petite amie, mes frères, mes parents, tous me quitteront en même temps, comme seul sait faire le vent.
Il se trame, hypothétiquement, de telles barbaries en coulisses !

Rome défaite en une nuit.
Parce que Rome déjà fuit.
Parce que Rome est une ville dont le crâne s'est fendu tant de fois sur de précieux miroirs.
Parce que Rome manque de souffle, de charme et d'invectives.
Parce que Rome a mangé tous ses anges.
Parce que Rome dans les flammes se sent mieux, dans les flammes se sent vivre
Dans les flammes se sent feu.

Enfin, nous nous écartons de mon rêve premier et de la vomissure.
Tout en nous rapprochant, grandement, de ce qui tient les murs :
Poutres, architectures plombantes et pattes d'araignée,
Ce sentiment qu'un toit n'est là que pour brûler,
Derrière un éclair, une bombe,
Ou un poème raté...

Il aurait fallu taire ce rêve d'émétique
N'en faire mention nulle part
La littérature n'est pas le lieu où recueillir ces fluides
Elle est là pour le vin, l'urine et le torrent
Mais pas pour le sang d'un rêve dégueulant.

Alors oublions-le et concentrons-nous
Sur mon cauchemar

Mon cauchemar s'appelle ma vie à quelques détails près.
Puisque mon cauchemar est plus que possible.
Je vais vous dire mon cauchemar, laissez-moi...

Donc, la nuit
Une sorte de nuit qui n'en finirait pas et dont le jour serait une nuit encore plus imbattable.
La nuit et la présence en grand nombre des autres.
Hommes, femmes, enfants, de toutes les tailles et de tous les versants.
Ils conversent avec moi, je m'en sens détaché.

Ils me parlent et je les prends de haut, je ne devrais pas pourtant
Car ils ont une situation et moi je ne travaille pas, moi, je ne fais rien sinon le côtoyer.
Ils ont des rentrées d'argent régulières, des cercles de connaissances, ils vivent des instants de goût, des orgasmes certainement quelquefois et je me permets d'incarner celui qui les domine.

Je ne domine rien de plus qu'un cimetière nommé crâne
Dans lequel chaque jour s'enterrent des idées et sont brûlées
Des rames.
Je ne domine rien de plus qu'un océan noirci
Qu'une étendue liquide et pétrolière où je ne peux bouger
Car j'ai brûlé mes rames par peur d'avancer.

Avancer vers quoi ? Le succès est une aiguille qui a, trop souvent, pris l'habitude de passer entre les deux oreilles des têtes les mieux faites. Je ne veux pas de ça.
Je ne veux pas de ça...(j'en rêverai, j'en crèverai, de la reconnaissance, de la connaissance et du respect...mais...au fond de moi)

Les gens me parlent donc et je les écoute, sagement.
Je leur raconte ce que je suis, ce que je fais, et je vois bien qu'ils me méprisent.
Je vois bien qu'il pense que je suis un cran en-dessous d'eux
Mais je m'en fous, car j'ai mon océan, fut-il sombre
Car j'ai mon cimetière, fut-il plein à craquer.

Sauf que dans mon cauchemar, l'affaire est pire encore.
Un doute a pénétré dans mon cimetière pour y taguer ses croix gammées en rang.
Tandis qu'un grain de sable a coulé l'océan.

Je me dis que mes textes, tout ça, tout ce que vous voyez, tout ce que je vois
Ne sont finalement pas si bons.
Que je ne suis en fin de compte pas le maître d'un archipel parfait
Que ce n'est pas parce que je ne le veux pas que je ne suis pas lu
Mais parce que je suis tout bonnement illisible.

Mon cauchemar me place dans la peau d'un écrivain qui confondrait les "ça" avec les "sa" et qui n'aurait de cesse de parler des banlieues pour dire comme elles sont sales et dangereuses pour l'Homme.
Mon cauchemar me place dans la peau d'un écrivain sans talent, sans profondeur, ni chance, du genre qui pense que le mot mauve ne fait penser à rien d'autre qu'au mot "mauve"

Alors que le mot "mauve"
Fait penser
En soi
A toutes les couleurs, toutes les fleurs, toutes les émotions
Car c'est par elles qu'on passe avant de choisir mauve.
Parce qu'on doit aller dans une centaine de parcs nationaux et de bibliothèques anciennes avant de choisir mauve.
Parce que dans mauve il peut, il doit, y avoir ce qui sauve le monde.

Mon cauchemar me place dans la peau d'une personne
Qui aurait perdu cette idée-là
Qui aurait chassé de son esprit tout ce qui l'a mis au monde.
A savoir qu'un mot peut rassasier la Terre
Et tant pis si pour ça il faut vivre en-dessous.

(et rêver qu'on vomit, et vomir ses rêves à chaque refus venu d'un éditeur fou)


Suspiria Movie Poster

jeudi 3 septembre 2015

Tous les putains d'oiseaux sont morts

C'était, comment dire, une journée agréable. Il faisait dans le ciel une couleur bleu marine et aucun bien pensant ne traînait dans les rues. De même, la poitrine de la boulangère semblait plus accorte que jamais. Sorte de montagnes russes sans neige mais avec le même exact dénivelé goutu. Et puis bon à un moment l'histoire. Et celle-ci commençait pourtant par une journée claire ! Donc voilà qu'un gamin se fait tabasser sur le carrelage parental par une espèce de philistin connu comme étant son père biologique, au mioche. Il lui met des grands coups de pieds dans l'estomac pendant que le gosse chiale à torrents.

Normalement, on s'attache à la figure du petit battu piteusement par plus vieux que lui. Sauf qu'en fait on ne pouvait pas réellement en vouloir au papa puisqu'il faisait partie de ce type de personnes dont le cerveau égale en vétusté les arrières-salles d'une bastille moldave. A savoir que c'était un con et qu'il fallait bien qu'il trouve un moyen pour faire comprendre à son gosse que ce qu'il avait fait, c'était pas bien du tout. Alors bon sans trop réfléchir, il a retiré ses grolles (sympa), a demandé à son fiston de se mettre à terre et à commencé son oeuvre.

Notons qu'il n'a pas eu le pied suffisamment lourd pour faire saigner l'enfant. Et c'est tant mieux pour lui parce que du sang dans les rainures de carrelage, c'est très galère à nettoyer. Il bandait aussi. Enfin, dans le sens où avant de mettre une raclée à son fils après avoir découvert ce que ce dernier avait fait, le père bandait. Pas qu'il fut excité cependant, juste, il bandait. Ça arrive parfois de bander pour rien.

Naturellement, il ne bandait plus quand il frappait son fils. Et son fils non plus ne bandait pas. A douze ans, il aurait pu mais la sensation des tirs en plein dans ses frêles côtes refroidissait sans doute ses ardeurs pré-ado. Quant à sa mère ou sa femme selon l'homme concerné, elle était au travail comme tous les autres jours.

C'est dingue le nombre de femmes qui travaillent de nos jours. Elles se tuent à la tâche, elles gagnent des salaires microscopiques mais elles continuent, elles persistent à espérer que la vie est potentiellement autre chose que ça. Mais c'est que ça. Litrons de vin, beurre périmé et massacres en Tchétchénie à se taper à la télévision. Les fleurs ont déserté. Non, plutôt, les fleurs sont devenus déserts...
Pas que toutes les femmes soient forcément accros aux fleurs mais c'est l'image, l'idée d'un horizon meilleur où les éclaircies seraient monnaie courante et où le pain ne durcirait pas au bout de vingt-quatre heures entre nos dents ferreuses, c'est cette idée qui est combattue ici.

Parce que la vie en fait, bon, c'est pas du genre la joie. C'est être ce gamin qu'on force à être au sol pour qu'il reçoive une volée de coups. Et puis se relever et ne pas recevoir d'excuses mais plutôt divers ordres, par exemple mettre la table ou finir son D-M. C'est vomir parce qu'on a peur puis devoir passer soi-même, derrière, la serpillière. Et là, il s'agit seulement d'une journée où il fait clair alors imaginez quand il pleut ou qu'il boue !

Le moment est venu tout de même pour achever.
Pour dire le pourquoi de ce père violent envers son gosse.
C'est que, il avait ses raisons, vraiment, parce qu'à cause de ce garçon

Tous les putains d'oiseaux sont morts !
Tous sans exception, il les a caillassé.

Que ce soit les grives, les aiglons ou les tétras lyre (et pareil pour les butors étoilés ou les balbuzards pêcheurs).
Il les a tous exterminés,
Même les cygnes et les puffins majeurs !
Tous
Un par un, par le gamin, éclatés.

(comme il ne pouvait pas, soit abattre son père, soit abattre ses peurs)


Stromboni & Cotte - L'épouvantail (planche 1)


mercredi 2 septembre 2015

Honteux

Quelquefois, rien qu'un geste suffit - par exemple au restaurant faire tomber sa fourchette - pour que la honte s'empare intégralement de nous. Dans ces moments de gêne, on désespère alors de ne pas trouver une salade de scies mécaniques en lieu et place de notre soupe hors de prix, comme nous préférerions mille fois plonger notre tête au sein de ce plat débitant plutôt que de vivre ce qui suit.

Vingt paires d'yeux qui vous scrutent, vous déshabillent et vous défont. Vingt paires d'yeux qui décident que vous ne valez rien et que décidément pour être à ce point maladroit, vous devez être un beau connard. Vingt paires d'yeux dont l'objectif premier est de voir votre front blêmir jusqu'à ce qu'il disparaisse. Vingt paires d'yeux qui rêvent de votre clavicule en pleine dislocation, de vos phalanges retournées et de vos pieds brisés. Vingt paires d'yeux désireuses d'ensevelir sous la vague pâle de leurs pupilles croisées tout ce qui fit de vous ce qu'on appelle un homme...

Vingt paires d'yeux qui vomissent en vous, pour que tout ça déborde et que votre âme s'évade par vos narines creuses.

Là, ces vingt paires d'yeux la tabasseront à mort avant de faire de votre corps, de votre peau, de vos tendons et de vos os, de faibles couvertures pour les lépreux du coin. Et si, par hasard, ce châtiment ne parvient pas à vous faire quitter complètement la Terre, ces vingt paires d'yeux s'arrangeront pour composer en choeur des lettres diffamantes détaillant par le menu pourquoi vous méritez de finir coeur et poumons dévorés par de fiévreux démons. Ces lettres, elles les mettront ensuite à la disposition de vingt millions de paires d'yeux supplémentaires qui acquiesceront cathédralement.

Alors, vous n'aurez d'autre choix que de ramasser la fourchette glapissant à vos pieds, non pour regagner un semblant d'assurance mais pour vous la planter frénétiquement dans les joues, la gorge et la poitrine. Vous vous éteindrez ainsi sous un feu nourri d'applaudissements avec la certitude d'avoir bien agi et de ne rien valoir.

Vous pensez, peut-être, que j'exagère, qu'une telle tragique issue ne peut aucunement survenir après un simple couvert tombé.
Mais vous faites fausse route car de tels comportements existent bel et bien. Oh, certes pas vis à vis d'une fourchette qui chute. Non. Mais vis à vis de quelque chose d'encore plus absurde...

Car c'est comme ça qu'on traite certaines victimes de viol.

*

Vingt paires d'yeux qui vous regardent comme des sables mouvants tandis qu'une seule main pourrait vous en sortir.


Fam - Lapidation 1

voir plus d'oeuvres de Fam ici : http://fred-et-fam.over-blog.com/ 

mercredi 26 août 2015

L'oeuvre des dents

Ce qu'il fallait faire de la gosse, nous l'ignorions tous et toutes.
La logique voulait qu'on s'en occupe à tour de rôle comme elle venait de perdre ses parents.
Cependant, l'air du dehors était empesté d'un illogisme navrant et il devint quasiment naturel d'opter pour une solution autrement plus barbare.
C'était que la gamine était noire et bien que nous n'ayons rien à reprocher aux gens de cette communauté, ça nous semblait quelque part moins terrible d'être cruels envers une négresse.
Parce que les gens des champs ne sont pas exactement comme les gens des villes, il en allait de même entre les noirs et les blancs.
Bien sûr, avant d'accomplir notre sombre forfait, nous demandâmes au prêtre s'il était d'accord avec notre façon d'ainsi hiérarchiser les êtres selon leur coloris.

Il nous répondit, gonflé par la pondération, qu'il allait des humains comme il allait des chiens et qu'il n'y avait en effet moins de mal dans l'action de noyer un chiot borgne en comparaison d'un doberman dans la force de l'âge.
Le prêtre était toujours de bon conseil.

Suite à quoi, nous menâmes Michelle vers la confiserie située au premier étage du centre commercial.
Ses yeux brillaient tant à cause des larmes qu'à cause de la faim.
Elle pensait certainement qu'on comptait sur le sucre pour apaiser ses monstrueux besoins.
Perdre père et mère comme ça sur un coup de dé, c'est sûr que ça doit être quelque chose.
Car oui, aussi étrange que cela puisse paraître, nous n'étions pas tous orphelins au sein de notre groupe et pour tout dire, il y avait même un gars âgé de 50 et 4 ans.

Quoi qu'il en soit, nous demandâmes à Michelle de se caresser un peu.
Elle refusa poliment dans un premier temps avant qu'on lui fasse comprendre que c'était une des conditions nécessaires à l'accès des sacro-saintes sucettes.
Sa culotte baissée, ses doigts trempés par la salive, Michelle commença à exciter son sexe noiraud.
Elle avait beau avoir peur et être mal à l'aise, on ne pouvait s'empêcher de voir au fond de son regard une pointe d'excitation malsaine.
Devant cette pointe, certains de nos gars entreprirent de se branler avant d'être rappelés à l'ordre par le prêtre qui jugeait comme hérétique le fait de le faire devant pareille personne.

Michelle gémissait désormais et ses gémissements de plaisir sonnaient presque comme les râles d'agonie de feux ses jeunes parents, comme quoi, ils sont vraiment tarés ces gens-là.
Et dire qu'on hésita...

Quand nous sentîmes qu'elle était bien excitée et bien tendre, nous fîmes signe à Lee.
Celui-ci, s'extirpant de l'ombre, s'approcha de la noire.
Il était nu comme le verre et il plaque son sexe contre le dos de Michelle qui eut à peine le temps de se retourner et de laisser échapper un cri avant que Lee ne lui déraille la gorge d'un grand coup de cutter.

Tandis qu'elle se vidait de son sang dans une bassine en cuivre pâle, nous prions tous et toutes pour que sa chair, en dépit de sa couleur, soit du genre comestible.

Un bombardement au phosphore blanc plus tard, la question ne se posait même plus.