jeudi 26 juin 2014

Red Papillon

La chair congrue. La noyade s'est produite il y a quelques heures. Un léger verdissement est repérable à la poitrine. Les yeux ont explosé en sang. Un passant a vu flotter à la surface une espèce de longue planche de bois blanc. Il a ouvert la bouche en grand et a crié en espérant faire un trou dans le ciel d'où Dieu s'échapperait. Cadavre dans une flaque, sans prévenir, allongé sur les eaux comme ça. Verte Ophélie aux bras d'atlante. Que soulèves-tu ? Ta chair congrue.

Les séances - soixante pièces l'heure - chez le psychothérapeute n'enlèveront pas de la vie du passant ce souvenir funeste. A peine elles lui procureront des anxiolytiques dépotant introuvables ailleurs qu'au marché noir. A peine lui donneront-elles le courage parfois de sourire une seconde - un clignement de la bouche - imperceptible, à certains moments du repas, quand on annonce la glace ou qu'on remplit son verre d'un bon vin de Calabre.

La chair congrue, séance après séance, repas après repas.
Il a vu son enfant nager avec la Mort.
Et depuis, il n'a fait que grossir pour peut-être, enfin, aux heures d'embaumement, accoucher de son tort...

Piscine municipale : pas d'inscription.(1)
Cimetière du village : inscriptions par paire.(2)

[ I ]


Devant mes yeux qui aperçoivent ces destins salopés flotte un papillon rouge : Deux haches souples prises dans un miroir qui saignent. Un papillon rouge, quelle beauté...
Le jour où je saurai convenablement la décrire cette beauté, ce papillon et cet ensanglanté !...
Ce jour-là je le promets...Je mettrai de profonds coups de tête dans une planche cloutée, pour essayer, à mon tour, un peu, l'éternité.

1. De mise en garde aux baigneuses sans nage.
2. Devant mausolées séduisants, dix mille écus la place.

Chantournage/papillon-rouge--2-.jpg

dimanche 22 juin 2014

41

"Le nombre d'erreurs commises par vous durant ces deux derniers mois est de l'ordre de l'incalculable !"

38

"Comment ça 38 ?"

Et bien, c'est le nombre d'erreurs commises par moi durant ces deux derniers mois.

"Vous vous moquez de moi ?"

Du tout, j'ai fait les comptes et il s'avère qu'effectivement, j'ai fauté trente-huit fois.

"Vous voulez que je vous sorte de mon bureau à coups de pieds dans le dossier, c'est pour ça que vous me dites ça ?"

Non. 1. J'ai dit à cette fille qu'elle était jolie alors qu'elle était laide.

"..."

2, 3, 4 et 5, j'ai fait semblant de rire aux jeux de mots vaseux de l'Inspecteur en chef.

"Je vais presser le bouton pourpre...vous savez que je vais le faire et que ça va vous jeter sur une forêt, ou deux, de pics qui font mal !?"

Je ne l'ignore pas bien sûr mais laissez-moi finir avant de prendre une décision d'aussi peu d'importance.

"Va, comme vous voulez, toujours, comme vous voulez hein !"

6. J'ai essuyé mes yeux après avoir pleuré.
7. J'ai été convaincu pendant toute une journée que je valais quelque chose.
8. J'ai pris du poisson alors que ce que je désirais, intimement, c'était du poulet cuit, avec sa peau dorée et sa savoureuse graisse.
9. J'ai rajouté une corde de pendu sur les pictogrammes aux portes des sanitaires et je m'en suis longuement félicité.
10. J'ai attendu que quelqu'un d'autre, Soulier pour ne pas le citer, remplace la bouteille d'encre de l'imprimante, quand bien même cela m'a fait perdre deux minutes effectives sur mon temps travaillé.
11, 12, 13, 14 et 15. J'ai dit "non" alors que je voulais dire "oui".
16, 17, 18, 19, 20, 21, 22. J'ai dit "oui" alors que je voulais dire "non".
23, 24. Je me suis moqué des autres, parce que trop gros, parce que trop autres.
25. J'ai regardé sous les jupes d'Elijah.
26. Je me suis nourri du décolleté plongeant de mademoiselle la fille de son Amirauté.

"Cessez !"

Lina oui, elle-même. Croyez bien que je regrette le premier toutes ces fautes et que j'aimerais pouvoir m'en blâmer un peu plus dignement mais je n'ai pas de fouet...

"Pouah ! Vous êtes proprement impossible !"

Permettez que je finisse dans ce cas.

"Je ne vois pas le rapport..."

C'est normal, il est dans ma tête, je déteste écrire.

/ Un rideau, rouge orange, s'ouvre, quatorze corps vêtus de peaux de bêtes épouvantées se mettent à rire bruyamment, vraiment. Le rideau, orange rouge, se referme dans la foulée //

27, 28, 29 et 30. J'ai mis mes coudes sur la table.
31. J'ai pas osé dire au soleil ses quatre vérités, de quoi comment il s'autorise tous les excès, frappant à la fenêtre de mon domicile à six heures du matin alors que j'ai du sommeil à faire. Se couchant sans rien dire vers minuit moins le quart alors que je fais un massage à mon âme soeur tout en gardant un oeil sur le téléviseur. Ne sait-il pas que c'est dangereux pour la vue, la vie et aussi l'intellect que de regarder un écran dans le noir complet ?

"Vous délirez mon pauvre et plutôt deux fois qu'une, quand je vais dire ça à vos supérieurs ainsi qu'aux miens, ils vont pas en revenir...!"

32. J'ai rêvé d'aller à Marrakech alors qu'une pile conséquente de papiers importants m'attendaient on my desk.
33. J'ai poussé un oeuf dans les escaliers.
34, 35. J'ai tourné volontairement la tête pour qu'un autre homme m'embrasse sur la bouche et j'ai trouvé ce moment fort plaisant.
36. J'ai douté de la valeur du ciel. De jour, de nuit, pluie, nuages, vent, avec ou sans étoiles, j'ai douté de lui comme on douterait bêtement d'une femme qui chaque jour nous dit, et montre, comme elle nous aime !
37ème et avant-dernière faute. J'ai gardé un secret pendant trois semaines qui vous concerne vous et dans lequel vous êtes assurément le dindon de la farce.

"Bon. Hm. Euh. Vous me les brisez en fait...donc, hm, votre secret, votre dindon, il attendra...en fait, euh. Vous me les brisez depuis le début, depuis votre arrivée vous vous souvenez ? Et bien, euh, en fait, depuis lors je n'ai jamais pu vous encadrer ni vous voir en peinture et je vous ai toujours, pensé fin sot !"

/ Un rideau, orange ou rouge, s'ouvre, produisant le même charivari qu'il y a peu. Le rideau, se referme comme il est venu //

"Mais il n'y a pas que ça. Sachez que vos manières de faux gentleman berlinois ont le don de me pourrir lentement l'âme et donnent à mon café un goût de chien blessé. Alors, bon, hm, pour vous hein, en fait, en plus du préjudice moral infligé et du fait que vous travaillez salement, hein, enfin, ça sera bouton pourpre et rien d'autre ! A la morgue mon vieux ! Mes hommages à votre bruine de mère et à votre flocon de père !!"

IL APPUYA, EN EFFET, SUR LE BOUTON POURPRE !

38. J'ai modifié audacieusement le système de sécurité de son Amirauté de telle sorte que, si l'on pousse le bouton pourpre, c'est son Amirauté elle-même qui se retrouve la tête la première dans la fosse aux pics qui font mal.
39. Je suis apparemment responsable de la mort et du décès de son Amirauté.
40. Je n'en éprouve aucune gêne.
41. Je continue de penser que je vaux quelque chose.


Père Grégoire Krug - Iconographies


mercredi 18 juin 2014

Le rempart rouge orange

"Rends-toi disponible et brûle tous tes enfants, ils ne t'en voudront pas...à part peut-être le dernier mais ça n'est pas très grave et ce même s'il descend d'une étoile suave !

Que faut-il attendre d'un tel rassemblement d'endormis chroniques à l'oeil coulant ?
Tristes périmètres de rides, de trous et de blessures au goût collant...

Venez-vous de la rive ou sortez-vous des cieux, mais sans ticket, mais sans une aile à peine, pour jouer le jeu...?

Les anges n'existent qu'au coeur de mes cauchemars,
Là, derrière ces forêts de pins que l'Allemagne fait éclore, jour après jour, comme des manèges.
Là, derrière le sang qui éclate, boule de lave dans la nuque, écrasée, mieux qu'un Rorschach, un truc vibrant ! Là, derrière de sous la neige, les anges existent et mangent des cadavres d'amants."

Il y a eu un souci lors de l'accouchement. Les contractions se sont produites normalement puis se sont espacées. Bientôt, l'espace fut tellement grand qu'on entendit plus rien. On craignit le pire pour la mère. C'est seulement en pénétrant dans la chambre, une dizaine d'heures plus tard, que nous comprimes qu'elle était loin d'être la plus à plaindre et ce malgré l'ouverture à son ventre. C'est seulement une dizaine d'heures plus tard que nous vîmes le nouveau-né. Il était affreux et avait les yeux bleus et l'on sentait déjà, sous eux, qu'un enfer palpitait. Un enfer peuplé d'anges. Un enfer rouge orange.

*

Soudain vint la Germanie...

*
Au commencement des jours, on abattit l'Amazonie. 

lundi 9 juin 2014

Les ennuis romanesques S01EP01

"Il y a dans ma tête une présence
Comme un ver frais, une nuisance...

Je n'arrive pas à faire ce dont j'ai envie. J'essaie tous les poisons pour l'extirper de mon cerveau, cette chose, pour la broyer ou faire d'elle mon amie. Seulement ça ne paie pas. Alors les heures s'accumulent et passent devant moi, vêtues d'un sourire long comme l'aileron d'un requin, elles vont, accoucher des nuits et mettre à sac des jours, elles vont, dessiner des rides et creuser des amours. Elles ne m'enverront pas de carte postale, pas même vierge, elles ne reviendront pas les heures, elles demeureront loin, là où je ne peux ni les toucher, ni les étreindre. Leur absence me tuera un de ces quatre, j'en suis quasiment sûr. 

J'aurai, à ce moment-là, fracassé mille fois mon crâne contre ce mur. Et j'aurai, ramassé mille fois ces morceaux d'os laissés derrière. Et j'aurai, trempé mille fois ces morceaux d'os dans de l'encre de Chine. Et j'aurai, mille fois écrit ma destinée putride."

- Il est fou c'est certain.

0 - Justement non Gustav, un fou n'aurait pas été capable d'écrire aussi distinctement, c'est quelqu'un qui prend plaisir à côtoyer la folie, à lui donner de grandes claques au visage en espérant qu'elle réagisse mais ce n'est pas tout à fait un fou...En revanche, c'est peut-être pire puisqu'on pourrait bien avoir à faire à un artiste.

Gustav - Je ne vous suis pas, pourquoi serait-il pire pour nous que notre suspect soit un "artiste" ?

0 - Parce qu'ils sont devenus la lie de notre humanité, son plus bas peuple. Parce qu'ils sont passés en quelques siècles de l'aigle royal à la buse variable, de l'or magique et pur à la boue dégueulasse et que cette déchéance a dû laisser des traces et même pire, des béances énormes, des crevasses absolues au cœur de leurs esprits. Selon quoi, ils ne sont pas devenus fous mais probablement incroyablement vicieux et prêts à tout et à n'importe quoi.

Gustav - Mais ne l'étaient-ils pas déjà ? Il me semble avoir entendu cela souvent au cour de mon éducation, que les artistes étaient, sont et seront des gens désespérément arrogants et mauvais, capables des ignominies les plus affreuses pour leur seul intérêt, qu'il s'agisse de voler l'assiette dans le pain de l'honnête ou de déchirer la toile d'un frère concurrent.

0 - C'est vrai que les artistes ont de tout temps eu cette réputation mais malgré tout...certains jouissaient, à l'origine, d'un respect sans pareil puisqu'ils étaient capables...comment dire...de grandes choses.

Gustav - De grandes choses ? Vous voulez dire de belles choses ?

0 - La beauté n'a rien à voir avec ces gens-là. Du moins avec ces gens dont je te parle de mémoire...et qui, aujourd'hui, ne sont plus connus que par quelques vieillards en plus de moi.

Gustav - Ne dites pas de bêtise, vous n'êtes pas si vieux ! Vous avez à peine 53 ans.

0 - Oui, en soi il me reste peut-être cent ans à vivre...mais pour quelle vie ? Et puis, de nos jours, tu sais comme moi que les générations se succèdent à un rythme étonnant et que demain, sûrement, je serai mis en retraite. J'ai beau sentir la force dans mes mains, l'énergie dans mes nerfs, on va me demander de ranger mes affaires et partir soi-disant pour mon bien.

Gustav - Mais c'est pour votre bien, véritablement ! Vous préféreriez peut-être travailler jusqu'à vos 70 ans, jusqu'à risquer de perdre la vie sur votre lieu de travail après un coup de sang ?

0 - Vivre, c'est accepter chaque instant le risque de perdre la vie. Imaginer le contraire ou bien tenter de fuir cette réalité en s'installant dans le confort d'un appartement de repos, ça n'est pas ça vivre à mon sens. C'est mourir plus vieux...mais pourquoi ? Si l'on me donne encore cent ans à passer sur cette Terre, je veux en profiter pour me faire des souvenirs, pour voir de mes yeux ces mégacités qui fleurissent au Japon, pour boire le meilleur Gin, pas pour me gaver éternellement d'écrans illuminés ! Je veux autre chose que quatre murs pour après ma retraite, sinon, autant sauter direct dans le cercueil, le décor sera le même et en plus, il fera bon.

Gustav - Pardonnez-moi mais j'ai cessé de vous écouter depuis dix secondes. Vous disiez quelque chose d'important ?

0 - Non...

Gustav - Excellent, dans ce cas nous pouvons retourner à notre affaire.

0 - Oui, retournons-y...

Gustav - J'ai une question à son sujet. Si, comme vous le dites, le crime est, pardonnez-moi l'expression, l'oeuvre d'un artiste, est-ce-que vous savez comment l'on s'y prend pour arrêter ce type d'individus ?

0 - On ne les arrête pas.

Gustav - Plaît-il ?

0 - Ils ne sont pas comme nous. Ils obéissent uniquement à l'aléatoire et ce même quand ils ont de grands plans qui durent des années. Par conséquent, il paraît tout à fait vain de songer à les arrêter classiquement, par la logique ou l'étude mentale.

Gustav - Alors comment ?

0 - Par hasard, par chance, par prédestination. C'est là le seul moyen de mettre la main sur eux. Après, nous pouvons toujours tenter d'en interroger quelques-uns et prier pour tomber sur le bon.

Gustav - Pourquoi pas oui, cela fait longtemps que je n'ai pas fait d'interrogatoire mais...dites-moi, comment fait-on pour trouver des artistes en grand nombre ?

0 - On cherche dans la nuit avec les yeux fermés.

Gustav - Vraiment, vous êtes sérieux ?

0 - Non, je ne le suis pas. En vérité, il suffit de monter au Nord, c'est là qu'ils se terrent tous.

Gustav - Au Nord ? Mais il y fait effroyablement froid et ennuyeux...

0 - Exact et c'est justement pour ça qu'ils y sont, le froid et l'ennui étant leurs nourritures favorites !

Gustav - Euh...Vous êtes bien sûr qu'ils ne sont pas fous ?

0 - Sûr de sûr. Allez, venez avec moi, je vais vous montrer par A+B pourquoi ils ne le sont et ne peuvent pas l'être.

Gustav - Brrrrr. Soit.

*

Moebius - Cité



dimanche 1 juin 2014

De la lecture

Russe, la vingtaine entamée, fictif, Manec possédait toutes les qualités pour figurer honorablement au sein d'une nouvelle. A l'inverse, Fidéo, ouvrier revêche à la banque de France, risquait dangereusement de ne jamais être présent ailleurs qu'en sa chair et ses os. Quant à Gabrielle, brune aux cheveux lourds et aux pointes oxygénées, elle attendait son heure, partagée qu'elle était entre son quotidien d'artiste-peintre et son envie furieuse d'être le point d'accroche d'un polar interlope.

Tous les trois vivaient dans l'ombre, observaient les souris sur les quais des métros et se sentaient tout à fait incomplets. Manec aurait aimé palper la "terre" de ses pieds et non plus un "conglomérat rougeâtre qui, à chaque foulée, soulevait mille poussières d'étoiles pareilles à l'écume explosant quand on nage à contre-courant comme si la mort nous poursuivait". Fidéo aurait aimé que nombre de ses journées de travail bénéficient d'ellipses. Gabrielle aurait aimé que ses paysages peints tournent au vrai en cinq minutes, elle aurait aimé se retrouver au coeur de ces forêts violettes descendues de sa main, dormir dans ses arbres et puis, se réveiller aux prises avec un tueur fan de mathématiques. Le tueur, lui, aurait préféré apprendre le latin et découvrir Naples plutôt que de sans cesse aiguiser des couteaux et tester des poisons. Le poison aurait aimé ne pas toucher à la bouche de Juliette et, peut-être, au lieu de ça, désaltérer Lucifer en personne.

Il pleuvait désormais sur les trois mondes. Manec pleurait, Fidéo était aux toilettes et Gabrielle peignait sa première aquarelle. Rupture, limonade, envie de vivre. Quelques lézards humides et gris se promenaient sur les vitres de la banque de France. Saint-Pétersbourg débordait de partout, la Nevski tapait au carreau des administrations et Manec avait encore treize pages de larmes devant lui. Gabrielle haletait, les joues rougies, le coeur ému, elle venait de se récompenser, piano piano, pour avoir bien créé et elle était en eau.

Sous les néons - encore plus scintillants du fait de la lluvia - le tueur tournait en rond, comme en quête de meurtre, comme programmé pour tuer. Gabrielle sortit de chez elle, Manec pleurait encore tandis que Fidéo chassait une mouche de sa main gauche. Le tueur arrêta de tourner, comme une aiguille qui s'est trouvée, sans l'aide de quiconque, au sein du foin botté. Gabrielle se demandait si une aquarelle, par moins-trente, devenait une sculpture sur glace, Manec pleurait toujours et Fidéo fidéait, photocopie après photocopie.

Le tueur, l'Aiguille, s'arrêta ; Gabrielle également. L'aiguille ressuscita une seconde plus tard, elle tournait de nouveau, ça oui, elle tournait, au clocher et puis parmi les tripes de la jeune Gabrielle. Celle-ci s'effondra ; Manec également.

Il aimait Gabrielle davantage que son auteur, d'un amour rectiligne et sans vagues, et elle était morte actuellement. Il n'avait pas su sauter quelques lignes pour lui sauver la vie. De héros romantique, Manec devint un homme désespéré, jurant parfois vengeance du fond de ses sanglots. "Quid de l'aquarelle, elle ne l'a pas peinte pour rien ?" s'interrogea Fidéo en éteignant sa lampe. Demain, il retournerait à la banque de France après avoir rêvé de Gabrielle et d'une boulangère aux seins appétissants. Manec pleurerait jusqu'au mot fin et Gabrielle l'attendrait page dix, appétissante aussi.

Fidéo éteignit sa lampe plus tôt que prévu, à la centième photocopie. Il avait oublié la sensation des larmes, le plaisir qu'on éprouve lorsqu'on nous les efface, il avait oublié la pluie ailleurs que vue de loin, derrière une planche de verre et en sécurité, dessous des néons chauds. Son lit était défait, ses yeux se nourrissaient d'insectes depuis près d'une semaine...
Fidéo voulait connaître le destin d'êtres imaginaires et ne surtout pas s'intéresser au sien...
Il éteignit sa lampe mais la ralluma vite, il ressentait le besoin de prendre une douche...
L'eau, brûlante, fit exploser sa peau en mille poussières d'écume et il vit à ses pieds, étendue sur le sol blanc de la douche, une superbe aquarelle.

Le lendemain, Fidéo ne retourna pas à la banque de France et se lança dans l'écriture, comme fatalement.


Francis Picabia - Les Trois Grâces