mardi 22 mars 2016

La montagne massacrée

L'homme : Vous êtes bien le père de la petite Sophie Fayre ?

- Oui...(Ta gueule, ta gueule, ferme ta putain de diable de gueule, toi l'humain. Ne t'avise pas de dire un mot de plus, j'ai répondu à ta question alors c'est bon, maintenant tu peux partir, tu peux disparaître, prendre avec toi toutes tes affaires d'homme et te jeter dans le premier train. Direction le brouillard, l'infini, le long et le lointain. Va pas ailleurs surtout, va pas ailleurs. J'ai pas envie de risquer de te croiser après je ne sais quel promenade, pas envie de te tomber dessus dans les deux sens du terme. Sérieusement, tu te prends pour qui, j'étais là, dans une existence somme toute raisonnable où je slalomais entre les exhibitions et les retapages auprès de mon kiné, je menais ma vie de cirque, honnêtement et sans trop de danger. Bien sûr il arrive parfois qu'une arcade pète, que le sang coule et que la tension baisse mais à part ça...pas d'os brisés, ni chez moi ni chez mes adversaires, pas de ratiches arrachées par un mauvais coup, pas de hanche qui grince. Je vous jure, tout est nickel. Père de famille exemplaire, bon salaire, amis un peu partout dans le monde et respect chez les fans. Et là l'homme débarque. L'homme débarque dans mon cirque comme avec l'intention de le fermer. Il sort de son soleil couchant, de sa troisième cigarette, de son lit conjugal ou bien d'une salle d'attente et il vient vers moi. Les gars comme ça, j'ai jamais pu les encadrer. Ce ne sont pas des gens qui s'immiscent naturellement, ce sont des parasites. Des oiseaux bas, de ceux qui n'ont jamais vu la vraie couleur du ciel parce que trop occupés à flairer le sang d'autrui. Je faisais mes shows c'est tout, c'est peut-être pas la vie de petit bourgeois avec sa confiture, ses lunettes fines et sa maison de campagne mais enfin, Sophie ne manque de rien. De rien ! Fournitures scolaires, vêtements, distractions, nourritures, amour paternel, toute la panoplie est concernée et de façon correcte. Alors bon, oui, sûrement que je suis pas assez à l'écoute ni assez tendre et sûrement que j'agis trop souvent en égoïste, oui, sûrement mais bon elle est aimée. Aimée de chez aimée. Y a personne pour nier ça. Même mon ancienne épouse qui, Dieu sait, n'est pas la dernière pour me balancer des chiquenaudes vous le dira, je suis un bon père. Ou en tout cas, un père dans la bonne moyenne des pères et quand on voit à quel point les pères d'habitude s'acharnent à être des foutus bons à rien, on peut se dire que ça tient du miracle. Attention, je ne veux pas me jeter des fleurs mais...Je ne veux pas me jeter des fleurs mais...Je ne veux pas me jeter des fleurs, me jeter des fleurs...Putain mais il est toujours là ce gars. Devant moi toujours là. J'ai répondu pourtant, il m'a posé sa question, j'ai répondu et il est toujours là. Et il me regarde, et ses yeux semblent contenir tous les paragraphes, strophes et monologues de tous les livres nés depuis l'arrivée de l'encre. Il y a tous les mystères et toutes les conclusions dans ces deux petites fentes humides et pâles. Ses yeux, bien que je leur concède une certaine beauté, j'ai bien envie de les lui arracher. Et de les lui faire bouffer, comme ça il parlera plus. Parce que vraiment, là, je sens que ça lui tenterait bien de parler à nouveau. Je sens que c'est son prochain mouvement, que c'est ce qu'il prépare, il pourrait se préparer à tourner les talons ou à sauter sur une jambe mais non, il se prépare à parler. Je le sens, comme à la parade, je le sens comme lors d'un combat, comme si j'avais le déroulé en tête.

Une fois qu'il se sera positionné sur la troisième corde, arrange-toi pour le réceptionner avec fracas mais sans heurts, ensuite, feins d'être à bout de force et d'avoir été mis K-O par son poids. Cependant, au moment où l'arbitre arrive jusqu'à deux, relève-toi un peu pour qu'il s'arrête. Puis rendors-toi et laisse l'arbitre repartir jusqu'à deux et réveille-toi. Puis rendors-toi et laisse l'arbitre jusqu'à deux et réveille-toi...mais cette fois pour de bon. Tu te réveilles comme un colosse, comme un héros de la Grèce Antique, debout sur ses deux jambes et prêt à fendre les montagnes. Là, tu verras chez ton adversaire une peur de carnaval et tu joueras sur celle-ci en le pointant du doigt. Il fera mine de s'enfuir, tu le rattraperas, le balanceras dans les cordes, lui asséneras un coup de la corde à linge et le flanqueras au sol. Enfin, sous les hourras d'un public acquis cette fois à ta cause, tu lui feras goûter à ta prise spéciale, à ton "dirty spine crusher" après t'être évidemment assuré que ton adversaire était en état de l'encaisser. Et tu gagneras. Et le monde sera un magnifique endroit, le temps de quinze minutes, le temps d'un combat, le monde sera. Les gens, toi, moi, tous, nous oublierons l'amoncellement hyper régulier des cadavres au quatre coins de la planète, nous ferons sans l'espace de quinze minutes, sans les bombes, sans ceux qui les préparent, sans ceux qui les reçoivent...Sans tout ce sang versé - sauf s'il vient d'une poche ou qu'une arcade pète...

Je pouvais lire ses yeux, ses joues, ses dents comme on lit un combat et tout annonçait qu'il allait parler. Parler pour dire quoi ? Ça aussi, je le savais. Je ne voulais pas le savoir, j'avais tout fait intérieurement pour ne pas le savoir, pour l'oublier comme on le fait des bombes, ou de la faim, ou de la pauvreté, mais je le savais. Ce n'était plus qu'une question de temps avant que je ne le sache pour de vrai. En ceci que je le savais mais...enfin, on ne sait jamais. Ou plutôt même si on sait, on se dit que ce n'est pas possible. Que ça ne peut pas se passer comme ça, pas par un jeudi d'automne à dire vrai très similaire d'avec la veille. Avec les mêmes lignes de voitures dans les rues, les mêmes boissons et barres chocolatées dans les machines, les mêmes caissiers et caissières bossant au cinéma, les mêmes nuages disposés dans le ciel à quelques nuances près, les mêmes micro-coupures sur mon visage...ah non. Celle sur mon front a durci. Bientôt, elle tombera d'elle-même. Et cette micro-coupure qui actionna une préoccupation, un désagrément, dans une des strates de mon esprit, disparaîtra tout comme son souvenir. Ainsi, elle finira par rejoindre dans le néant cosmique tous les souvenirs d'angoisses secondaires liées aux entailles plus que superficielles et autres toux bénignes. C'est assez triste que ça fonctionne comme ça. Nous ferions mieux de faire davantage attention à ce type de souvenirs parce qu'au fond la guérison est une réussite d'une valeur grandiose. Combien de fois nous plaignons-nous que rien n'arrive jamais à sa bonne résolution alors que quotidiennement, si, nous guérissons, et que c'est savoureux ! Se débarrasser d'une douleur, d'un mal de dent ou d'un ongle incarné devrait laisser des traces de satisfaction plus grandes afin que par la suite, si je ne sais pas moi...une mauvaise nouvelle devait arriver, on puisse se dire "ok, ça, ça a merdé...et puis, il y a ça aussi qui merde et ça, et ça...mais souviens-toi quand tu as cessé d'avoir le nez qui coule, ça c'était un beau moment ! Et pareil quand t'avais vaincu à quasi toi tout seul ta gastro-entérite, quel champion tu fais en fin de compte !"...ça permettrait de mettre un peu de soleil dans une vie qui n'aime rien de mieux que de se croire dans l'ombre. On pourrait relativiser, moins se morfondre. Se dire que ça continue, que tout continue, que tout continuera. On arrêterait de chercher dans la vengeance ou le mépris de soi des manières de mettre de la glu sur quelque chose déjà brisé. On prendrait la vie comme un combat de catch, on a mal, l'arbitre tape 1 puis 2, on a toujours mal mais on fait un effort pour se relever...Mais le mal est sérieux alors on chute encore, et l'arbitre revient, 1 puis 2, mais on ne peut pas lâcher prise, pas totalement, alors on se relève. On pense à tout le bon, à tous ces soleils qui passent au travers de stores dans ces chambres cachées où deux amants s'étreignent. Mais encore on retombe, la vie est lourde, pour preuve, son plus célèbre représentant est un gus agonisant sur une croix de bois, la vie est impossible à soulever, la montagne est sur vous, imaginez plusieurs hectares de forêts, de chèvres et de cascades tout allongés sur vous, sans désir de bouger...Et l'arbitre de faire 1 puis 2. Mais ah, ah, ah, le souffle permanent du plaisir, la respiration de l'amour, la sueur de l'espoir, le store s'ouvre et le soleil rentre. Les deux amants sont beaux, jeunes et nus. On peut voir sur leurs fronts passer toute la lumière. Et cette lumière cache leurs entailles, leurs rides et leurs soucis. Pour quinze minutes, quinze ans ou mille-cinq-cent années, ces deux-là sont heureux. Ils ont su oublier.

Vous vous relevez. La montagne est devant vous et elle est effrayée. Elle est en train de comprendre que vous êtes capable de la renverser. Vous la pointez du doigt. Et vous la rattrapez. Quelques coups et prises au sol plus tard, vous gagnez. Vous gagnez. L'homme et ses yeux tournent les talons avant de disparaître à tout jamais. Sur quoi, vous rentrez chez vous en attendant dix-sept heure pour la fin de l'école. Vous allez chercher Sophie, elle est encore plus jolie que dans vos souvenirs, y a pas à dire, elle a tout d'une chouette enfant...et vous ne pensez pas ça parce que c'est vous le père. Elle monte en voiture, vous parle de sa journée, des gamins qui l'embêtent et vous vous marrez. Devant vous l'horizon se dévoile, il est clair, sans montagne et sans rien. Sans yeux, sans homme qui parle, sans suite. Sans rien...)

L'homme : Excusez-moi de vous déranger. Voilà, je ne sais pas comment tourner les choses autrement mais j'ai le regret de vous informer que votre fille a eu un accident, je tenais à vous l'annoncer personnellement. Voilà, Sophie s'est faite poignarder tout à l'heure. Elle était dans les toilettes pour filles quand c'est arrivé. Personne, en revanche, dans tout l'école, ne comprend comment ça a pu arriver. Tout ce que l'on sait malheureusement...c'est que, c'est que, les secours n'ont pas pu la sauver. Les blessures étaient trop profondes et son corps trop fragile...Monsieur, monsieur, vous m'entendez ?

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Max Ernst - Antipodes de Paysages