mardi 19 juillet 2016

Hangwoman. Chapitre Quatre


Vidéo froide 




Antonio Banderas, vaguement masqué par un bout d'étoffe noir, est tout à sa jubilation. Il vient, armé de son épée capable, apparemment, seulement de blesser légèrement ou de mettre en lambeaux des chemises trop larges, de vaincre son ennemi du jour : un général de pacotille ayant promis prospérité au peuple avant de montrer son véritable visage dès que l'or et la gloire furent à portée de son odieuse main. Pour cela, Antonio put compter à la fois sur ses talents acrobatiques hors du commun et sur son cheval semble-t-il indifférent à toute forme de fatigue ainsi que sur l'aide de son fils qui, en coulisses, joua du lance-pierres comme personne pour envoyer au tapis plusieurs soldats pourtant décemment entraînés. Le soleil est couchant, la femme d'Antonio est sauvée et son bustier, ceignant une poitrine semblant symboliser toute la beauté de la vie sur Terre, est demeuré intact. Antonio embrasse sa femme, et celle-ci accepte passionnément bien qu'ignorant que derrière ce masque sombre se trouve son mari, sous les yeux de son fils qui lui commence à comprendre. Son père n'est pas qu'un bourgeois adepte des absences répétées, c'est un héros, mieux, c'est Son père. La scène est belle, cependant, le soleil couchant paraît insidieusement déteindre sur tout le reste comme une grosse tache rouge lentement se dessine sur la joue triomphante du justicier masqué. Bientôt, cette tache s'amplifie, gagnant désormais le front du fils de la Vega puis avalant l'intégralité du décor. 

La tache tombe dans mes yeux, je ne vois plus qu'elle et l'univers, malgré sa complexité et ses millions d'étoiles et de systèmes en place, gravite maintenant autour d'elle. Antonio Banderas a beau garder le sourire, je n'y crois plus tant ses dents sont sales et rougies. Le générique arrive, le noir impérial avec mais la tache reste. Elle fait même pire, elle s'étale encore, de telle sorte qu'au noir et au blanc des noms d'anonymes et de célébrités se substitue la couleur du rubis qu'on écrase. Caché comme je le peux sous une table, ayant tout vu, j'essaie de profiter de l'obscurité pour sortir dans la rue. Mais l'obscurité, à cet instant, n'était pas encore mon amie et mon père...après ma mère...vient vers moi. Il. Lui aussi a le sourire mais j'y crois encore moins. Il. Ce devait être une soirée comme les autres, pas tout à fait joyeuse mais au moins passée dans la sécurité. Et puis. Une histoire bête. Un couvert qui traîne. Un mariage qui ne marche pas. Un quotidien à se rabaisser constamment pour ne pas perdre sa place. La pleine lune. Antonio Banderas, trop beau, trop grand. Et voilà que mon père...et ma mère. Et voilà la tache rouge. Le couteau qui glisse trop bien sur le cou d'une femme qu'on déteste de tout son coeur à défaut d'avoir pu l'aimer. Et à présent c'est moi qu'il vise. Son fils, petites jambes, petites foulées direction la rue, la survie, les autres, les gens, de l'aide. J'y suis. J'ai l'impression de n'avoir couru qu'une seconde. La rue est là. Le cauchemar est derrière moi, plus qu'à crier à l'aide et quelqu'un viendra. Je crie. Personne. Seule l'obscurité répond présente. Elle m'observe. Elle me chuchote...je n'ai pas le temps de l'entendre que déjà mes petites jambes tombent. Un je ne sais quoi froid vient de se frotter contre ma cheville gauche. C'est très froid vraiment. Et puis, une seconde à nouveau et j'ai l'impression que ma jambe a disparu. Je ne la sens plus. Je ne sens que mon pied qui semble patauger dans le fond de ma basket mais je ne sens pas ma jambe. Il fait chaud tout à coup. J'ai envie de vomir, j'ai l'impression que le coucher de soleil du film s'est abattu sur moi d'un seul coup et je frise l'insolation. Je me retourne pour le voir. Je vois, à la place du soleil des yeux. Des yeux que je croyais connaître. 

Ses yeux me poignardent. A l'épaule et dans le bas du dos. Les taches rouges se multiplient. Je crie. La rue est déserte, les lampadaires d'un jaune pâle ont l'air de détourner le regard. Quant aux chats, ils continuent à se battre entre eux comme si de rien était. A l'intérieur de la maison, le générique est terminé et le DVD est reparti sur le menu d'accueil. On entend la musique du film, haletante, épique à souhait, accompagné de deux trois extraits qui passent en boucle : Antonio Banderas sautant sur son cheval, Antonio Banderas qui embrasse sa femme, le fils d'Antonio qui joue du lance-pierres. Le tout sous un ciel rouge fort épais et poisseux. Je crie mais j'entends bien que je ne crie plus, je crie dans ma tête car mon souffle est coupé, comme plusieurs tendons de mon corps affaibli. Mon père s'apprête à planter son drapeau noir sur mon crâne incliné. Mon DVD est en passe de proposer sa dernière boucle, avec ses propres séquences : sauts dans l'herbe depuis une balançoire, main dans la main d'Emilie et observation du ciel depuis le télescope de mon ami Harold. Quand enfin, je comprends les chuchotements faits par l'obscurité :

"Il est bientôt onze heures"

Les lampadaires à cette heure, couvre-feu d'été oblige, sont sommés de quitter les lieux et passent du jaune au gris. Merci l'obscurité, le couteau manque mon crâne. Le fils d'Antonio Banderas continue de jouer du lance-pierres par intermittence tandis que je me redresse sur mes deux jambes malgré la disparition probable de l'une d'entre-elles. Et je fuis. Je me disloque, je saigne, je m'ouvre, je me déverse mais je fuis. Mon père me poursuit, cependant, l'extinction des feux a paradoxalement rallumé son foyer intérieur...causant sa stupéfaction...son retour à une certaine réalité...où tuer sa femme et son fils seraient des actes contre-nature...mais la minute est passée. J'ai à peine eu le temps d'arriver dans le jardin des voisins. Vu le silence alentour, ils doivent dormir comme des putains de loirs. Je n'étais pas du genre à jurer avant ces événements. Avant ces événements, aussi, j'avais quatorze ans. J'ai maintenant l'impression d'en avoir dix-huit. Et je ne me fais sacrément pas à l'idée de mourir le jour de mon anniversaire, fut-il imaginaire et conséquence de la folie du soir. J'entends les yeux de mon père qui se rapproche. Il a retrouvé ses esprits en les perdant de nouveau. Je vois ses pas sur l'herbe. Mon corps, ce sablier ébréché de part en part, répand ses grains de sang partout autour de moi. Sous peu, c'est sur, il me trouvera. L'obscurité ! Il ne peut pas trouver l'obscurité. C'est mon amie désormais. Elle me parle. Elle m'a parlé, elle m'a dit "ne bouge pas". Et je ne bouge pas. Mon père s'avance. Je vais crever, comme un con, comme un con qui obéit à l'obscurité et qui se croyait en sécurité alors que j'ai tout vu...les engueulades, les menaces, les assiettes cassées, les larmes, les paupières gonflées...et que je n'ai rien fait. 

"Ne bouge surtout pas"

Mon père est là. Il avance, il avance, il est là. Soudain, un chat meurt. Soudain, un chat en mourant pousse un cri d'effroi. Soudain. Mon père suit ce cri. Soudain. Mon père accélère le pas. Soudain, il me marche dessus. Non. Il manque de me casser le tibia mais, attendez, il trébuche. Il trébuche sur moi. Mon père est à terre. Il a voulu aller voir le chat et il est tombé sur moi. Il faut que j'en profite. Il faut vite que je me relève et que je m'empare de son couteau. Vite. Vite ! Vite ? C'est au tour de mon père de ne plus bouger. Je ne comprends pas. La lumière s'allume. Les voisins se réveillent. La lumière se jette sur nous. Ils ont entendu mes cris ? Ils ont entendu le chat ? Dans la lumière, je vois le vrai visage de mon père. Un visage ouvert en deux, comme une noix. Mais par quoi ? Mais par qui ? 

Un instant, je m'évanouis. 

A mon réveil à l'hôpital, je fis plusieurs découvertes :

1. Je boiterai à vie.
2. Le teint - affreusement pâle - des survivants ne m'allait pas si mal. 
3. J'avais une longue et étrange cicatrice partant de la base du menton jusqu'à ma promesse de pomme d'Adam.
4. L'obscurité avait un nom : Soraya. 




jeudi 14 juillet 2016

Aux veufs adolescents



Dans le fond de mon écran, un homme visiblement ivre s'écroule. Cet homme fut l'objet puis le fruit d'un autre homme, à plusieurs continents d'ici. Il l'a créé de ses mains moites, ces mêmes mains moites qui n'en finissaient pas de se remplir de peur à la vue d'une fille de quinze ans, quand lui en avait treize. Ces mêmes mains, exactement les mêmes, qui deviendront un dos de coccinelle quand la vieillesse tapera à sa porte. Ces mêmes mains qui n'oublieront pas, entre deux respirations dominées par la toux, qu'il fut aimé vraiment. C'était du temps où ses mains, alcoolisées par quelques bières d'importation, donnaient aux seins d'une trentenaire sublime, un galbe miraculeux. Du temps où ses mains rendaient à cette poitrine son statut d'oeuvre d'art et à cette femme, sa valeur de sourire. Avant que l'hiver ne s'installe. Avant que le bruit des choses à faire et des choses perdues n'oblitère la passion. Avant que le travail ne s'habille d'une bure regrettable, vêtement d'un monde refusant nudité, robe d'une Terre ne suivant plus que les cortèges noirs. Hauts crépuscules d'hommes et de femmes voyant la tombée de la nuit comme une fin en soi et le jour, pointant, comme une raison de plus de se tenir le crâne. De là, les néons échoueront à transcrire la lumière. Pareillement ces visages d'enfants et de bêtes nobles, seront pour lui de lourds masques de mort. Ses mains inchangées ressentiront alors la nuance qu'il y a entre le parfum et l'odeur. Entre la musique et la nostalgie. Entre le noir, chargé de fantasmes, de corps impressionnants déformés par l'appel du pénis ou du clitoridien, et le blanc...unique forêt dépossédée par l'eau, abandonnée par l'air, et qui rêvent du feu pour enfin refleurir. Le feu, venons-y, les flammes, parlons-en, elles quitteront son torse pour rejoindre sa bouche et quitteront sa bouche pour toucher l'innocent. Et ses mains, pourtant intactes jusqu'à présent, auront la forme et la couleur des ailes vertes du dragon jaloux et maigre qu'il est, malgré tout, devenu. Coupables là-dedans sont les apothéoses que la jeunesse propose, tous ces orgasmes et toutes ces fêtes qu'on ne pense vivre qu'une fois, sans suspicion et au plus haut degré d'harmonie, avant de les refaire vaguement et sans grâce. Ainsi, en vieillissant, ces mains, ces mêmes mains, iront du vert jusqu'au gris, et ce sein, ce même sein, pourtant soulevé de la même façon, sera pour lui une poche veineuse et ses doigts, branches fragiles que tous les oiseaux cassent au moindre saut trop brusque, des couteaux qui se taisent mais jurent secrètement de déchirer la chair, de faire tomber le lait, et de partir en laissant derrière eux un cadavre de femme. Parce qu'ils le savent, ils n'ont plus l'âge d'être amoureux et il se disent que, peut-être, en étant veuf et vieux, ils le réinventeront.

L'amour
Mains tranchées dont le sang nourrit toute la ville.
L'amour
Moiteur de tout qui couche, sur le papier de la paume effrayée,
Les lignes des rivières, le creux des océans,
Toute la pluie du ciel, toute l'eau des sentiments,
Tandis que vient vers nous, hors de lécran
Un mètre soixante cinq de chair, d'os, de neurones et d'angoisses
L'unique paroisse,
La Femme infiniment.

Avant que celle-ci ne s'éteigne
Et nous aussi
Malheureusement.

(ça marche aussi avec l'Homme infiniment mais comme, manque d'originalité oblige, le protagoniste de cette histoire est un mâle hétéro cisgenre asiatique, et bien, c'est la Femme infiniment. Et puis, de toute façon, je préfère écrire la Femme car l'Homme, je n'y crois pas du tout)


Romaine Brooks - La Venere triste