mardi 31 mai 2016

Hangwoman. Chapitre Trois


Naissance du roi pourpre 




Tout avait pris le goût du sperme. Du café que je prenais le matin au jus d'orange que je buvais le midi à la cafétéria de l'entreprise dans laquelle je travaillais en passant par la pluie qui glissait quelquefois sur mes lèvres quand l'automne dominait. Tout ce que j'ingérais désormais avait ce goût, sciure et salé, de la semence humaine. Même la grenadine que j'affectionnais depuis la petite enfance, malgré tous les sucres ajoutés et la présence d'une dizaine de fruits dans sa composition. Même ma salive que j'avalais fréquemment lorsque j'étais malade. Tout avait ce goût, tout avait cette texture, indélicate et morne. Je lui avais pourtant demandé d'arrêter, je lui avais pourtant dit que ça me déplaisait mais il s'en moquait. Dès lors qu'il approchait de son zénith à lui, il ne pouvait s'empêcher de me fourrer son sexe dans la bouche jusqu'à ce qu'il exulte complètement et, si je refusais d'obéir alors il me frappait. Ou bien il cassait un meuble. Cela faisait maintenant dix ans que nous étions mariés et dix ans qu'il m'enchaînait à son éjaculat. J'avais beau menacer de rompre ou de me plaindre à la police, il continuait et, soir après soir, humiliation après humiliation, les barreaux de ma cage se resserraient.

Tout avait pris le goût du sperme. Même notre gâteau de mariage que j'avais naïvement trouvé bon. Même les petits plats qu'il me préparait quand l'amour flottait encore autour de nos épaules. Rien n'échappait plus à la saveur saline de son orgasme. La glace à la vanille m'y faisait penser, pareil pour le vin vert ou le soda glacé. La moindre boisson me ramenait entre les murs isolants de cette chambre à coucher où mon mari, quotidiennement, m'abusait. J'ai au départ pensé que j'étais la fautive, que je n'avais aucune raison de me plaindre, que j'exagérais. Après tout, mon mari avait toujours été quelqu'un de bon et de patient. Sa manie sexuelle, bien que désagréable, ne devait pas effacer toutes ses qualités. Il était drôle, extrêmement sociable et plutôt cultivé. Il était aussi très bon travailleur comme le prouvait ses augmentations régulières et le respect que lui portait la plupart de ses supérieurs. Toutes mes amies étaient d'accord là-dessus, mon mari était un excellent parti en plus d'être un honnête homme. Il devait donc y avoir quelque chose qui cloche chez moi. Par conséquent, j'ai envisagé de voir un psy puis, me persuadant de la non-gravité de ma situation, simplement un sexologue. Profitant d'un de mes congés, un matin j'ai pris le combiné, composé le numéro de l'expert et attendu de l'avoir au bout du fil pour prendre un rendez-vous. Cependant, tandis que j'entendais un morceau de musique classique tombé dans le domaine public (sûrement du Tchaïkovski), quelque chose commença à me gratter au niveau de la gorge. Une minute plus tard, une voix de femme, réconfortante outre son côté cassé, me dit "Cabinet du Docteur Gomis, que puis-je faire pour vous ?". Je voulus répondre mais ce qui me grattait la gorge m'oppressait à présent. J'étais enrouée, ma langue était devenue molle et mes cordes vocales paraissaient prises dans des mailles grumeuses. J'essayais d'articuler, au moins de dire un mot, de signaler ma présence mais c'était impossible. Mon mari était dans ma gorge et il m'empêchait de parler. Je sentais sa semence la remplir entièrement et je ne pouvais rien faire alors j'ai raccroché. Plusieurs fois par la suite, alors que je m'étais décidé à parler de mon problème avec l'une ou l'autre de mes amies, le même phénomène s'est reproduit. Ma gorge devenant pâteuse avant d'être totalement bouchée par une masse blanche. Désemparée face à mon état, je me suis dit que ça devait être un signe de ma culpabilité, que si je ne parlais pas, c'est qu'il n'y avait au fond, peut-être rien à dire.

Tout avait pris le goût du sperme. De l'été et de ses tasses bues dans une mer capricieuse, du printemps et ses cocktails multicolores, à l'hiver et ses boules de neige explosant à la lisière des dents. En parlant d'elles, j'ai, un soir où j'étais folle, alors que comme à son habitude mon mari venait de me violer le sexe et s'apprêtait à me violer la bouche jusqu'au bout, était tentée de me servir de ma mâchoire comme d'un piège à loups. Seulement, je n'ai pas eu le courage de mordre son membre à pleines dents et d'un seul coup et au final, cela ne blessa que très superficiellement mon mari qui, tout de même, se tordit de douleur pendant bien vingt minutes. Là, alors qu'il tenait son précieux sexe entre ses mains tout en hurlant et m'insultant, il m'a dit qu'il m'édenterait une fois remis sur pieds. Bien sûr, de mon côté, je jouais à celle qui avait été maladroite, et je lui jurais que ça n'arriverait plus tout en lui demandant s'il voulait des glaçons ou un bandage pour sa petite plaie. Il me répondit que non, il n'avait besoin de rien mais qu'il serait tout de même judicieux d'apporter des compresses, ce que je fis tout de go, totalement honteuse après mon geste. Vingt minutes plus tard donc, il était plus ou moins remis et moi, j'étais caressante avec lui. Je le bordais, je le berçais pour que le mal s'en aille. Mais le mal est resté. Mon mari, rhabillé, m'a ensuite demandé de m’asseoir sur le lit, de garder les compresses à portée de main et de ne pas bouger. Sur quoi, il mit à exécution la menace qu'il m'avait faite. Pour ma part, je pensais qu'elle émanait du feu de l'action et qu'elle n'en serait rien. Mais non. Ce soir-là, à l'aide de ses poings et d'une pince pour simplifier le travail, mon mari m'a fait sauter une dizaine de dents. Et, tandis que je pleurais et que le sang remplissait mes joues malgré les compresses que j'appliquais contre elles, je me rendis compte que là encore, mes larmes intarissables ainsi que mon sang ferreux avaient le goût de son humeur blanchâtre.

Tout avait pris le goût du sperme. Y compris les quatre années que nous passâmes ensuite ensemble. Noël, le jour de l'An, le champagne offert par mes parents, le biberon que je passais sur mes lèvres afin de vérifier qu'il ne soit pas trop chaud avant de le donner à notre enfant, tout avait ce goût-là. Et les sévices continuaient malgré mes fausses dents. Sauf que maintenant, comme il vivait dans la peur permanente que j'ose le mordre de nouveau, il n'était pas rare qu'il me frappe sur le crâne avant que je ne le suce pour m'ôter l'idée de la tête. Cela engendrait des bosses et quelquefois de fines blessures que mes cheveux, que je gardais très longs pour lui faire plaisir, camouflaient à merveille. Infortunément pour lui et Dieu merci pour moi, une nuit il frappa trop fort. Si fort que je passais la nuit avec une migraine qu'un tube d'aspirine ne calma pas. Si fort qu'au travail, alors que devant moi brillait l'ordinateur où j'effectuais difficilement ma tâche quotidienne, les murs s'effondrèrent. Idem les plafonds. Pareillement les cieux qui nous englobaient tous. Et je passai, de la lumière fabriquée de l'écran, au noir le plus complet.

Là-bas, plus rien n'avait le goût de rien. Il faisait seulement noir. Et il fit noir pendant deux mois. Ce noir était sacrément reposant. Il n'avait ni force ni faiblesse. Il était, comme est une forêt ou comme sont les vagues. La Nature revenue, la mort autant que la vie. L'écran noir, mon paradis.

J'en sortis exactement au bout de soixante-quatre jours, et mon réveil fut brutal lorsque je découvris, face au miroir, un être squelettique au crâne rasé, aux paupières jaunies et à la peau quasiment transparente. Je crus être en face d'une autre tant la femme que j'étais persuadée d'être restée ne ressemblait pas à cela. J'étais persuadée que malgré mon mariage cauchemardesque, ma joie de vivre, mes courbes et toutes mes qualités demeuraient visibles aux yeux du monde mais tel n'était pas le cas. J'étais devenue une pâle copie sinon de moi-même, au moins de ma version mourante. J'avais l'allure de celles par qui sont passées cent aiguilles et mille nuits sous la lune avec le ventre vide. Le vide pareillement me sauta à la figure quand, toujours face au miroir, j'esquissais un sourire. Je ne voyais que mes fausses dents et ma laideur vraie et, mon oeil captant mon oeil, j'eus l'horrible surprise de voir au fond de lui l'oeil, aussi, de mon mari. J'avais fini par lui ressembler. M'administrant son poison sans relâche, il avait fini par nous faire fusionner de force. Cette vision me fit hurler diaboliquement jusqu'à casser le miroir et l'écran noir revint.

Là-bas, plus rien n'avait le goût de rien. Quand je me réveillai, une seconde fois, j'étais dans une douche avec deux infirmières m'aidant à me tenir debout. Elles avaient, en plus de mon squelette, dans les mains des bouteilles de Bétadine qu'elles versaient sur des chiffons qu'elles passaient ensuite sur mon corps décharné. "C'est pour vous éviter les infections, tout va bien, c'est pour l'opération" disaient-elles tandis que ma peau, d'une infâme pâleur, tournait au violet sombre. "C'est pour l'opération..." mais quelle opération ?

Tout prit enfin le goût du sang. Sur la table d'opération, avec au-dessus de moi cette couronne de lumière, je me sentis un peu mieux. Sans doute étais-je aidée en cela par le gaz fruité qui filtrait au travers du masque servant à l'anesthésie. Fruité ? C'est un mot que j'avais oublié. C'est un goût que je pensais perdu. Fruité ? L'opération se passa bien. Tellement bien que j'eus envie de remercier les médecins. Mais je ne le pouvais pas. Mes cordes vocales n'existaient plus. Je ne pouvais plus parler. Du moins plus distinctement. Elles avaient été retirées car, sans qu'ils sachent pourquoi, elles étaient depuis un certain temps dans un état de pourrissement qui mettait ma vie en danger. Le seul cas équivalent au mien, m'avaient-ils expliqué, était celui d'un moine hindouiste ayant fait voeu de silence pendant trente ans et qui avait été conduit à l'hôpital suite à une énorme insolation. Entendant cette histoire ridicule, je voulus rire mais je ne le pouvais plus alors je quittai l'hôpital.

Je n'avais pas vu mon mari durant toute ma période de convalescence et je le suspectais d'avoir pris la fuite, par crainte qu'on ne comprenne, avec mon traumatisme crânien, qu'il me battait. Mais mon mari était bien là quand je rentrai chez moi. Il était en train de nourrir notre fille et il m'ouvrit ses bras dans un grand sourire aussi factice que le mien désormais. Je pris son accolade comme un coup de couteau mais sans faiblir car j'en avais vu d'autres. Dans la foulée, il me dit : "Tu sais quoi, je trouve que ça te va très bien les cheveux courts finalement ! Quant à tes cordes vocales, t'en fais pas, ça reviendra et au moins ça t'évitera de dire autant de bêtises que moi !" avant d'éclater de rire. Il se savait supérieur à moi physiquement, il me savait brisée, et il en jouait. Il continua : "J'espère en tout cas que tu reviens avec de meilleures intentions, j'ai tout sauf envie d'une gamine suicidaire à la maison !", cette fois, il faisait référence au fait que, plutôt que de voir parmi mes blessures des preuves des violences domestiques actées par mon mari, les différents médecins m'ayant examinés avaient conclu que j'avais de sérieuses tendances suicidaires dues certainement à mon travail abrutissant avant de me prescrire des anxiolytiques en nombre conséquent. Mon mari jubilait et je ne pouvais rien répondre, du moins pas devant ma fille.

Tout prit enfin le goût du sang. Alors, l'air de rien, je rejoignis la salle de bain. Je ne souhaitais qu'une chose, c'était qu'il m'y suive. Ce qu'il fit rapidement, sans doute dans l'envie de me prendre directement dans la baignoire pour parachever sa délicieuse victoire. Sauf que j'avais d'autres plans. M'étant dénudée, je lui fis signe de se mettre derrière moi. Il le fit avec plaisir tout en retirant ses vêtements tandis que, depuis sa chaise haute, notre fille commençait à pleurer. Je voyais mon visage et une partie de mon corps dans le miroir de l'armoire à pharmacie de même que son visage et une partie de son corps. Il frotta nerveusement son sexe qu'il essaya tant bien que mal d'insérer parmi ma chair sèche pendant deux bonnes minutes. Sur quoi, le regardant au travers du miroir, je lui fis un grand sourire faux avant de dire, dans un langage inaudible, "Non, aujourd'hui, c'est moi qui te pénètres" et de faire volte-face pour lui asséner un violent coup de ciseaux sous la pointe du menton. Je réussis mon coup, voyant même la pointe des ciseaux jaillir au-dessus de ses dents inférieures comme l'aileron d'un requin, seulement, la zone n'était pas vitale et presque instantanément, malgré la douleur, mon mari reprit le dessus en me balançant contre la faïence de la baignoire. Après quoi, en ayant toujours les ciseaux enfoncés dans la bouche, il me flanqua plusieurs coups de pieds dans les côtes ainsi qu'une série de droites.

L'écran noir était en veille, il attendait ma venue, mais un autre miracle arriva...Le sang qui, de nouveau, remplissait ma bouche avait cette fois le goût du sang, le vrai goût du sang, ferreux, mortel et merveilleux ! Cette découverte gustative me rendit une part de mon énergie me permettant, alors même qu'il venait de retirer les ciseaux de son menton et qu'il s'apprêtait à me poignarder la poitrine avec, de dire - toujours dans mon langage - "A ton tour d'avaler, fils de chien " avant de lui cracher une bulle de sang en plein dans les gencives.

Ce qui suivit ce fut moi fermant les yeux dans l'attente des représailles mortelles, un bruit d'explosion, comme celui d'une pastèque lancée à pleine vitesse contre un mur de briques, l'impression de recevoir un verre de soupe sur le visage et le son d'aboiements très légers. Je mis du temps, rouvrant les yeux, à comprendre ce qui s'était passé quand devant moi je découvris un chiot en train de laper consciencieusement le sang ruisselant du crâne complètement explosé de feu mon monstre de mari. Quand j'eus enfin compris, je fus prise d'un fou rire qu'on put entendre à cinquante mètres à la ronde, même amputée de mes cordes vocales.



samedi 21 mai 2016

Драматическая ирония

Valeri vivait dans un Moscou à la peau lézardée par la guerre. Un Moscou de carte postale, si celle-ci est juste avant tombée dans une flaque faite de sang puis de neige fondue. Un Moscou dont les églises sonnaient le "Do Ré, Do Ré..." sans discontinuer, de telle sorte que sans montre sur soi, il était impossible de connaître l'heure exacte. Un Moscou dont les églises représentaient pourtant, pour Valéri, le seul lieu de refuge, car c'est là qu'il passait bon nombre de ses après-midi, à écouter les messes, souvent écourtées par les rondes militaires, et à voir passer des familles aux visages fermés. C'est non loin d'elles également que chaque mardi et vendredi matin, dans des salles aux pupitres pour la plupart branlants, il recevait avec ardeur la leçon du dernier maître encore en mesure d'exercer.

Ce maître, qui auparavant était curé dans les campagnes avant qu'elles ne soient toutes réquisitionnées (par les troupes armées), incarnait alors, aux yeux du jeune homme, l'ultime point d'entrée vers son monde favori : celui des rêves. Certes, lorsque M. Seferov contait les différentes épreuves pavant la vie du Christ, nous n'étions pas exactement en face de récits où la fantaisie, la joie et l'imagination avaient une place de choix mais tout de même, par endroits et parce qu'il était bon dans son emploi, il parvenait à toucher, avec talent, ces dimensions invisibles et sans limites franches qui dorment au fond de nous et font voir l'autre rive. Une autre rive où les corps de soldats ne se retrouvent pas en vrac entassés à l'arrière de camions vaguement frigorifiés attendant un feu vert de là part de telle ou telle administration pour qu'ils puissent être finalement déposés aux confins des cimetières les moins endommagés. Une autre rive où le sang a gardé sa valeur, tout comme la blessure et l'espoir qu'elle guérisse.

Les rêves de Valéri, que le catéchisme hebdomadaire entretenait de haute lutte, se résumaient à cela : redonner du sens à la vie ou du moins à la mort, avec en point de mire des paradis où la justice existe et n'est pas balayé par un raid aérien ou par l'odeur, ingardable, d'un proche en train d'agoniser depuis une semaine. Et ces paradis, que Valéri souhaitait visiter plus que toute chose sur Terre, n'étaient pas des territoires aisés à découvrir. M. Seferov lui-même les qualifiait de pays impossibles pour qui n'était pas Saint avant de rajouter qu'au fil de toutes ses expériences parmi la race humaine, il n'avait pour l'instant jamais rencontré personne digne de ce nom alors qu'il avait vu, en soixante ans, un nombre infini d'hommes et de femmes, paysans, paysannes, comtes et comtesses et même une poignée de princes. Et tous, qu'importe l'étendue de leurs vertus ou l'ampleur des sacrifices auxquels ils avaient consentis, l'avaient déçu un jour. Les pires, dans cet épais chapitre de déceptions, étant selon lui ses confrères, prêtres, diacres ou évêques, puisque tous et chacun, au contact des désirs et paresses d'autrui, finirent par développer les mêmes avaries, le plus souvent d'ailleurs d'une exacerbée manière comme on ne comptait plus les moines abstinents assis sur des tas d'or et d'enfants ou les papes habitués au pillage des villes et aux meurtres de masse.

Seferov ne s'excluait pour autant pas de cette liste infâme d'hommes de foi devenus par faiblesse des diables ensoutanés car il concédait, bien que le Christ ait toujours parlé dans son coeur avec franchise, avoir un goût vilain pour les jeux de hasard. Evidemment, poursuivait-il, il paraissait possible de se défaire de ces bâtardises par la prière, la confession ou en se vétissant pour cent nuits du cilice mais c'était, qu'importe la noblesse des intentions menant à ces divers repentirs, un pis-aller pour lui. "Car le vice, comme le rêve, est en nous et ne peut nous quitter dès lors qu'il nous séduit. Il ne s'agit pas d'une maladie qu'un mois de sanatorium peut chasser ou d'une lacune qu'un livre ou un voyage peuvent remplir. Il s'agit de nous. De nous devant l’Éternel et nous avons perdu. Il ne peut pas y avoir de rédemption puisque l'idée même de rédemption est un murmure vicié, et, rien ne saurait altérer cet état. Pensez-vous qu'un meurtrier mérite le pardon s'il sauve par la suite un millier d'enfants et deux centaines de femmes ? Et bien non, il ne le mérite pas. Et tant que sa victime demeurera sous terre avec la gorge ouverte, il ne le méritera pas. Je n'essaie pas de dire, mes amis, que l'erreur n'est pas permise dans notre Foi et que seuls ceux qui passent leur vie sanglés sur leurs lits peuvent espérer atteindre l'un ou l'autre des paradis, je dis plutôt que ce paradis n'apparaîtra que pour ceux, dont le nombre peut se lire facilement sur les doigts, capables de ne pas vouloir.

De ne pas vouloir de tout. De la possession comme de la privation. De l'amour du Christ comme de sa colère. De ne pas vouloir être simplement pour...être. Sans arrières pensées, sans le besoin du pain ou de l'acier. "Etre", c'est-à-dire marcher non pas pour aller quelque part où quelque chose nous attend, mais pour sentir sous nos pas le vent et la poussière. Etre aimant, non pas pour aller mieux soi-même, mais pour que le sourire que vous donnez à l'autre devienne votre soleil, c'est-à-dire un fait, sans pour autant faire montre de mépris si jamais la nuit tombe. Etre, comme personne ne peut être, c'est-à-dire en morceaux sans chercher à ce qu'ils soient recollés. Car ces morceaux sont la plus belle des choses et pareils à la neige, aux fruits et au redoux qui forment les saisons. Vous ne serez jamais uni de toutes les façons. Alors dispersez-vous, comme le fait le sable qui lui se moque bien des guerres, et peut-être, ainsi, vous toucherez paradis.

Ce prêche est maintenant terminé, néanmoins, je ne peux pas partir sans ajouter une chose sur le sens de la vie. Cette chose est une phrase que je tiens d'un professeur qui fut parmi mes meilleurs amis, avant qu'il ne périsse dans un attentat, et cette phrase dit : "Le sens de la vie est dans le contresens quand il n'est pas sous terre".

Voilà. Je vous laisse mûrir cette leçon et cette phrase, à vendredi pour que nous en reparlions."

Les chaises firent un bruit d'enfer pendant que tous se levaient pour saluer Seferov sur le point de partir. Valéri, lui, ne s'était pas levé. Non pas qu'il eut, suite à tout ce qui fut dit, envie de se montrer impoli envers son maître de catéchisme, mais parce qu'au contraire, son discours l'avait totalement bouleversé.

Ce bouleversement, qui se trahissait sur le visage de Valéri par l'apparition d'une ride sur son front, se prolongea de onze heures du matin jusqu'à sept heures du soir, temps qu'il passa à déambuler dans un état qui aurait pu être jugé comme cataleptique alors même qu'il bougeait. Puis, vers dix-neuf heure quinze, Valéri descendit dans une des bouches du métro moscovite. Là, sur le quai, il attendit. Dans son crâne, où mille orages fouettaient les insoumises montures de Dieux à la peau noire, Valéri se promenait malgré le mauvais temps. Il cherchait une porte de sortie. Un miracle. Et faisant cela, il savait sa vanité. Car Seferov l'avait bien dit, pour espérer pouvoir se prélasser magiquement dans les transats des squares édéniques une fois la mort venue, il fallait être en morceaux et rien d'autre. De même qu'il ne fallait rien vouloir. Or, Valéri voulait le paradis tout comme il voulait nicher à nouveau sa jeune tête dans le cou d'une d'Emilia. Non c'était, et ses déambulations intérieures comme extérieures faisaient le même constat, foutu pour lui. Il allait vivre sans être et un jour, une septicémie ou une baïonnette allaient le transpercer. Et son foie, ses poumons et sa langue ensuite et de concert, iraient se déverser jusqu'à ce qu'il ne reste rien, sinon quelques dizaines de kilos de peau et d'os qui seront brûlées ou qui resteront là jusqu'au passage des chiens.

C'était foutu. Il avait, malgré son indéniable bienveillance générale, trempé ses maigres doigts dans trop de confiture, mordu trop de camarades, imaginé trop de filles. C'était trop tard pour être un Saint. Alors, sans réfléchir et sans quitter non plus son canevas crânien où cette fois quatre-vingt-dix danseuses aux bras tentaculaires faisaient du tir à l'arc, sans flèches, sous un soleil de plomb, Valéri sauta du quai sur la voie. En temps normal, son geste aurait provoqué la stupeur et les cris chez les autres passagers du quai mais, en ce temps amputé, les gens restèrent silencieux et regardèrent même le jeune avec un peu d'envie.

Marchant, sans aller nulle part, dans le sens opposé du train qui n'allait pas tarder, Valéri essayait de sourire. Mais il n'y arrivait pas. Il n'y arrivait plus depuis trois mois. La faute au cou d'Emilia, celui où il avait pu nicher sa tête une fois, qui était désormais, à cause d'une arme à feu, un cou d'Emilia morte. Le train arrivait vite. Ses yeux eurent à peine le temps de voir ses phares ainsi qu'un millimètre du visage débonnaire du conducteur, avant d'être frappés. Ses yeux d'abord puis son corps tout entier.

Il fut déchiré. En maints morceaux de chair, de poils, d'iris et de gencives.
Et derrière, après un nettoyage en vitesse de la voie qui dura un quart d'heure,Valéri fut oublié. *


Pavel Kouznetsov - Fontaine au bleu ouvert

* il est sûr que Valéri, par son parcours final, semble répondre à tous les critères évoqués par Seferov pour aller au paradis. Mais premièrement, le suicide est un péché mortel. Deuxièmement, le paradis n'existe pas, en Russie comme ailleurs. 

lundi 2 mai 2016

Le domaine de Demain

Cette ville avait la mémoire courte. A croire que toutes les épées, grises et pleines de vitres, qui s'étaient plantées sur sa colonne vertébrale avaient finies par toucher un Nerf. Son cerveau mourrait sous elles, gigantesque morceau de viande devenu immangeable, arbre aux fruits causant des saignements, soleil dépassé par sa propre lumière. Les vieilles tricotaient désormais à l'aide de leurs boyaux et les enfants, au lait maternel, préféraient l'ultra-fer. Tout n'était plus qu'un dédale de côtes écartées ou cassées pour saisir, du bout de la limaille des ongles, plusieurs dépôts verdâtres. Des fonds d'âme. Des fonds d'âme garantissant quelques minutes de vie supplémentaires avant qu'une explosion nous arrache le visage.

Femmes nées la tête renversée, hommes vissés sur des tréteaux d'acier et aux yeux possédant la texture de l’œuf réchauffé. La musique sur les murs comme des flaques de sang. Les livres en chute libre, oiseaux aux ailes tranchées et dont tous les chapitres commencent par la fin. Territoires indéfinies d'urine et de plaies noires, qu'on soigne au sel ou bien qu'on brûle, entre deux gares. Trains aux directions uniques. L'aller et le retour. Les mêmes points toujours. Des pluies de casques en guise d'accueil sur les quais et si l'on bouge, matraques et nuques fusionnent. Les clous, ensuite, qu'on retire tant bien que mal de l'avant-bras, l'avant-bras, ensuite, qu'on retire tant bien que mal du bras. Le bras, en fuite, qu'on retire du corps. Et le corps qui flotte parmi le nuage vide des rivières souterraines. La Cité gagne, la cité perd. Elle est prise de convulsions, ses épieux la tiraillent, elle songe à s'en défaire.

Les gencives de plusieurs immeubles s'affaissent alors sous le coup fluorescent des bombes. La bête pleure. Enfin, la bête pleure quand elle dort car elle n'a plus le temps de pleurer. Elle n'a plus non plus le temps de dormir mais parfois, malgré elle, la Cité dort.

Les fantômes prennent alors forme humaine et se dépêchent-dépècent d'aller dans les supermarchés. Boîtes de conserves à la tomate épaisse, asperges en bocaux et quelques planches pressées. Le strict minimum, pour l'abri, pour la nuit blanche.

Cette ville a la mémoire courte. La nuit n'a jamais été blanche, seule la mort peut l'être et elle aussi semble avoir dit no more. Demeure le gargouillis, le bruit métrique de la lame sur l'os qu'il rogne, l'odeur des dents qu'on force à quitter une bouche. Et le scintillement, imperceptible, des étoiles étouffant sous les piles de carcasses, de véhicules et d'hommes, de la décharge voisine. Il est dit quelque part qu'un jour une femme naîtra pour les sortir de là, et les hommes et les astres.

Mais même la prophétie a la mémoire courte car après tout, ce jour n'existe pas.
Alors il faut mourir
Ou faire la guerre
Pour mourir
Sans avoir trop froid.

Les épées de la ville ne peuvent pas tomber, pas plus que le ciel peut nous donner sa main,
Au domaine de Demain.


Hans Bellmer - Le Chapeau-main