jeudi 1 décembre 2016

Older than the sun


La chair, reine d'un champ d'os, générale des nerfs, la chair. Prison pour tous. La chair. Elle est là. On peut la pressentir derrière les paysages, sous les rues désertées. Elle est à deviner au devant de chaque ombre. La chair, avec ses mains et son bas-ventre, avec ses poils pour camouflage et son goût prononcé envers la déchirure. Incrustée secrètement dans chaque photographie, la chair est cette illusion nous menant à penser que ces visages, aux sourires crispés, furent vraiment les nôtres à cet instant précis. La chair aussi qui manque, à l'hôpital, celle qui disparaît, au cimetière, celle qu'on dispose, comme une rangée d'allumettes, dans une boîte, la chair, elle-même boîte. La chair barreau vivant de cette prison mouvante, composée d'yeux, de muscles et de talons, à laquelle la clef toujours nous manquera. La chair bien sûr qui ne manque plus, quand elle se fait trop là, trop gâteaux secs et sucres, trop chair viande, trop viande à la place des paupières et terrine de chair à la place des cheveux. Elle ne manque pas non plus quand elle tombe, d'un corps qui la rejette parce que poignardé, et que ce corps, canette de ferraille à la gorge entrouverte, est le cher corps de l'Homme que l'on a détesté. Mais, même sans manquer, la chair est, la chair résiste, à l'intérieur des cauchemars consécutifs au meurtre ainsi que sur les masques, de chair également, que portent les voisins. Les voisins, les passants, les entendus, forêts charnues, avalanches de seins, de mentons et de joues qu'on jurerait avoir, ne serait-ce qu'une fois, d'un oeil déjà vus. Et que dire de la chair présente au creux de chaque fenêtre, dans la clarté du verre, avec son mètre quatre-vingt de chair boudinière, avec sa chevelure d'autrefois et sa grande ride, faux au revoir de la chair, et sa façon maligne de relever la tête. Tant et tellement de chair au creux de ces fenêtres ! Des chairs ouvrières, des chairs présidentielles mais des chairs mais des chairs ! 

Le diable, même le diable, même lui aux rouges dents et aux bras comme des cheminées, même lui n'avait pas voulu ça...Il voulait simplement qu'on vive en dehors de Dieu...avec des nuits plus longues certes mais surtout des journées autrement délicieuses. Des jours sur la Grand place. Heureux et communiant. Des jours de vin versé et de danser de travers, entre enfants, parents et grands-parents. Et puis aussi le jeune, joli sourire pour la jeune femme, et la jeune femme s'émeut et les deux se mettent à bourdonner, et leurs coeurs concoctent en secret pour l'autre des brûlures uniquement pour savoir quand bien poser l'onguent...Et bien sûr, bien sûr que ce serait dur, qu'il y aurait la misère parfois quand telle ou telle moisson refuserait de marcher...Mais enfin, le diable, il ne voulait pas ça. De voir la Grand place dévoyée de la sorte, parce qu'enfoncée, parce qu'inversée, par l'impact continu de la chair sur la Terre. Non plus il voulait voir, le vin versé à côté...dégoulinant sur la chair parce qu'évitant le verre...et la danse tout en chair, sans grâce aucune, et les enfants assis sur une caisse de bois à cause de la chair, à cause de ce que la chair leur fait mal quand ils osent la bouger, et les parents aux yeux mouillés de chair devant le spectacle de cette jeunesse abandonnée à ça, la chair et puis rien d'autre, tandis que grand-papa et grand-maman, se vitrifiant au fond de leurs tombeaux, sentent au-dessus d'eux, que ce soit dans la terre ou là dans les racines, que la chair se faufile. La chair en rubans gras sur les croix des églises, entre les lignes des pianos et sur les becs jaunes dégoûtés des oiseaux. Et le jeune rencontrant la jeune femme, entre deux chairs, entre deux interventions malaisées de celle-ci, balance son bras, son branchage de chair, autour des reins de sa promise, vase de chair, et ils tentent de sourire malgré les bouts de chair coincés entre leurs dents, éperdument. 

Dieu, excroissance infinie, bourrelet suprême, observe la scène avec grand intérêt. 

Il est content. 

Dieu est content. Monté au ciel après avoir gravi une montagne de chair, Dieu observe la scène avec contentement. Alors qu'il surplombe son escalier fait de langues, de paumes et de cuisses serviles, Dieu apparaît vraiment satisfait. Son regard se porte ensuite sur les nuages, épais et lourds, désignant l'horizon et, encore, Dieu, à cette vision, éprouve un bon plaisir. 

Fut-il rose son ciel, rose et plein de carnation, rose et évidemment profondément charnel. 
Fut-il carne son ciel, son ciel, il l'adorait. 

Il était pour lui la Lumière. Chair, lumière. Puisque l'âme perdit. L'âme perdit dans la lutte intestine. Elle, l'âme, la valeureuse guerrière à l'armure venteuse, dans cette digestion de tous les éléments qu'on nomme Humanité, elle perdit tout au cours d'un combat d'un millénaire ou deux. Elle, l'âme, dût se résoudre à se mettre à genoux devant la chair (après pluie de chair sur les donjons, neige de chair dans les cours d'eau et tripes à n'en plus finir, pire que le fil téléphonique, au-dedans des tranchées). C'est comme ça l'Histoire. Il se passe des millénaires, on fait de grandes batailles mais à la fin, toujours, l'âme s'agenouille et la chair triomphe. 

Son tribut, cette fois, fut le fond de chaque cœur.  
Et donc, on le lui donna. Ce fond. De chaque coeur. Ce fond de...moi.
Dévoré par la chair, par des vagues, des chaînes, des camisoles de chair impossibles à démettre. 
Ce fond de moi dévoré comme au fond tous les fonds. 
D'Irak en Picardie. La chair. La chair sur toute la Terre et dans toutes les assiettes quand ce n'est pas la famine qui s'y invite, fatidiquement, dans ces pays où la chair est vendue, non chère, pour être frottée contre d'autres chairs épaissies par l'argent.
C'est. Enfin. 

Même le diable fut soumis suite à ce traité de chair. 
Il vit son corps de flamme devenir un glaçon rose, aux sourcils potelés et aux lèvres enflées. 

Même le diable ! 
Chair pour le diable aussi. Pas d'exception. Et Dieu, farce marron, s'en félicite, et Dieu s'en marre. 

Chair.
Journal.
Chair...
Jambons de squares. Immeubles chevalins. 
Chair. Les aiguilles de l'horloge, non, des biceps séchés. 
De la cervelle ? Non, un chou de viande hachée. 
Vomir ? Algues de chair.
Se suicider ? Non, Dieu ne l'autorise pas à la chair de sa chair. 
Alors quoi ? 

Mourir est le seul moyen de quitter la chair.
Mourir de vieillesse. 
Comme le soleil, dans une grande explosion, radicale et osseuse. 
Ou...ne pas encore mourir mais vivre comme la lune. 
C'est-à-dire isolé
C'est-à-dire rachitique
C'est-à-dire troué
C'est-à-dire libre
C'est-à-dire sacrifié. 

(et ainsi vendre chèrement sa peau décharnée
Sa peau capable, magiquement, semble-t-il de rêver
Sa peau hypothétique, sa peau indispensable,
Sa peau d'"et si", sa peau de sable 
Qui fait naître les mers ainsi que les baisers
Posés
Sur le cou de ma chère)



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vendredi 21 octobre 2016

Jambe vide (in La tragédie du mouvement)

Sensation d'oubli de la chose immédiate
Grande faiblesse dans les membres
Veines apparentes
Vertiges
Peines à synthétiser
Volonté de faire du monde un jeu, une bonne blague
Désir d'obtenir par pilules, par sirops, le remède absolu
Vision d'un ciel plus jaune que la normale

*Ce noir monarque bectait le ciel comme si les vers et l'air étaient frères souverains.*

(je reste persuadé que la mort frappera seulement lorsque je serai incapable de sélectionner mes mots et donc de composer une phrase qui tienne)

*Commissure*

Point d'interrogation de chair et puis de sang

*

Ce qu'il y a d'intéressant avec la maladie, c'est qu'en plus de nous offrir des pupilles somptueuses car dilatées, elle nous mène facilement près de ce fauteuil vert, immense et aux accoudoirs terriblement usées, sur lequel la Mort aime à fumer sa pipe.

Jambe vide

La fièvre, flamme sans contact, soulève depuis mon sang les veines de mes doigts et celles-ci, ainsi changées, ressemblent à ces anneaux que quelque Roi des Arbres pourrait très bien porter.

Impression que l'effort du sourire convoque tout l'arrière de mon crâne, qu'il le détache de ma chevelure (ou que ma chevelure s'en détache), et que le monde entier des os de mon visage est comme fragilisé.

Alternance entre moments de dégoût total pour toute forme de réalité et passages soulageant voire excitants où l'adrénaline monte tandis que les montagnes s'aplatissent soudainement.

Oubli de certains mots et nécessité basse du dictionnaire en ligne.

Recherche perpétuelle, dans les étoiles, dans les avions de commerce, dans toutes les formes d'astres, d'une consolation concernant l'avenir.

Ici, l'avenir, n'a que les traits du crâne en train de dépérir.

Ici, l'avenir est une famille en deuil. Ma famille, privée d'un de ses jeunes. Le monde des regrets, des souvenirs et des discours d'adieu reviendra souvent sur mon âge léger. Comme pour revenir surtout sur ce que j'aurais pu faire plutôt que sur ce que j'ai fait. Parce que je n'ai rien fait. Ils diront, bien sûr, que j'ai fait. C'est-à-dire que j'ai été, c'est-à-dire que je fus le temps de trois ou quatre anecdotes bénignes dans un parc ou dans les allées d'un supermarché, le protagoniste de quelque chose de suffisamment marquant pour être justement évoqué au cours de funérailles. Oui, je fus la germe de rires conséquents chez un tel ou son autre ou bien la source de pleurs élaborés chez celle qui m'aima. Mais, enfin, tout de même, au-delà de ces trois quatre anecdotes, rien d'autre. Pas de lune à présenter à ces cousins qui m'avaient oublié, pas de lune ni d'or, rien pour leur permettre de savoir qu'ils avaient affaire là à un gars d'exception. Oh, évidemment, à un moment, un ou une s'hasardera à dire que oui, c'est vrai...j'écrivais. Et cet un ou cette une, peut-être, me lira.

(le texte choisi sera forcément pour moi une grande déception)

Les gens, écoutant ce texte, aux mots pleins d'un malheur taille réelle et d'araignées solides se diront que j'avais un semblant de talent. Et que bon, il faut le dire, ce n'est peut-être pas un hasard si je devins ainsi si précocement le locataire d'une barque immobile puisque vu le contenu noir ce que j'écrivais, et ce le plus souvent dans le mépris de toute vie sociale, c'était couru d'avance (je me demande ce qu'ils auraient trouvé à dire ces gens-là si mon destin avait été le même, le pareil foudroiement, le semblable anévrisme, et que j'avais été auteur résolument solaire ou amuseur public).

"La mort partout, la mort à chaque coin de rues et de virgules, faut pas trop qu'il s'étonne si elle lui tombe dessus."
Et voilà. Il y aura un peu d'émotion après flottant dans l'air, à égalité avec des parfums de qualité diverses - affreuses sont ces personnes qui vont aux enterrements tout aspergées de rose - et derrière, on fermera la malle et merci bien.

Jambe vide.

On gardera ensuite ce vague souvenir de moi, comme d'un morceau de bois timidement doré qui aurait pu devenir par travail une clef, comme d'un panier mis du milieu du terrain dans un gymnase fantôme, comme d'une éclipse manquée car on cacha nos yeux pour ne pas les brûler.

Et (mes) les textes, diasporas de feuilles, de pochettes, de classeurs, de carnets, de journaux et de livres, peuples passants d'une armoire l'autre, d'une cave l'autre, d'un "Cloud" l'autre, finiront sûrement par s'épuiser par trop d'expéditions. Parce que nous ne sommes plus au temps de la découverte mais du stockage, et donc, stockés un peu partout, passionnément nulle part, mes textes s'épuiseront. Ils seront pareils à ces génies qui peuplèrent les charniers, à ces Mozart des camps, à ces Bacon du goulag, à ces Mirbeau de l'AVC cruel. Là, mes textes, carottes givrées que même les chiens ignorent. Millions et millions de mots renvoyés chez eux sans aucune sommation. Infinités de connexions nerveuses plus ou moins acrobatiques, plus ou moins stratégiques, excommuniées vite fait. Vos phrases, vos verbes, votre éloquence n'est plus la bienvenue...Elle.
Elle

Mais jambe vide
Elle...
Elle est résumée maintenant que vous êtes mort
Elle est résumée en deux trois liens qui traînent sur la toile
Sur la toile, ils traînent, elle traîne
Jambe vide.
Si on cherche bien, on peut trouver des petites choses à lire de vous.
Des restes de textes.
Des morceaux pas encore balayés par la pluie
Le temps et le personnel autorisé.

Votre caveau produit encore de la boue.
Vous n'avez pas encore été remplacé.
Vous êtes toujours au fond de votre boîte.
Et donc, on peut toujours vous voir (certes, le nez est du genre grosse creusure désormais mais vous avez un nez, du moins une sorte de parodie de profil).
On peut toujours vous lire, grâce aux pourrissements que vous faites naître au fond de votre malle.
Grâce à tout cela.

Jambe vide, je te vois.
Je te sens.
Tu es sous mes hanches, en permanence.
Tu es là.
Quand je manque de tomber c'est parce que tu es là
Et quand je me relève c'est parce que tu es là.

Jambe vide. Tu sais, toi, de toute éternité que bientôt, je serai comme toi.
Que, succès ou insuccès, réussite ou non de mes longues ambitions, je deviendrai, bientôt,
Ce qui ne peut devenir.
Et tu es là pour ça, jambe vide. Pour me prévenir.
Pour me rappeler constamment que cela existe, ça, le vide, l'absence de sensation.
Et qu'il faut lutter pour rallonger le temps, assouplir son tendon.
Qu'il n'y a que ça à faire, de toutes les façons.
Parce que mourir, après tout, à quoi bon.
Mourir, c'est pour les cons.
Et je n'en suis pas un, ni deux, ni trois.
Jambe vide, bientôt, je serai comme toi.

*

Il est probable, que dis-je sûr, que je fasse un pitoyable cadavre.
C'est pourquoi je vous propose, une fois le moment venu, de m'enterrer en vous bandant les yeux.
Ainsi, je garderai pour vous toujours ma peau d'enfant et mes cheveux d'été d'éternel rêvant
(...et puis cette cécité compliquera bien vos allées, vos venues et vos cérémoniades et ça, ça me fait déjà, jubiler férocement)

*

Difficulté dans la concordance des temps.
Impressions que les jours se multiplient parfois et parfois se divisent.

Impossibilité à terminer alors que tout indique qu'il est l'heure d'achever.
Désir brutal de faire venir au monde une phrase capable de sauver tout ensemble.

Démangeaisons ininterrompues, parmi la plupart des capillarités, à l'intérieur des chairs, des cicatrices et des comédons, comme pour rechercher du bout des doigts cette phrase ailleurs que par hasard.

Défaite à venir.
Petites funérailles de campagne, une dizaine aux visages rouges pas plus.
Pas vraiment de grand discours, pas même un beau cercueil.
Pas de Père-Lachaise, le cimetière de Ricourt, à côté du grand-père et tant mieux pour le deuil.

"Ce n'est pas possible que ça lui soit arrivé à lui" (c'est-à-dire moi).

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas possible que ça lui soit arrivé"

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas possible"

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas."

Tout le village, de son isolée voix, le soir de la nouvelle dira : "Ah oui, lui, il était jeune. Oui, c'était celui qui marchait mal. Que faisait-il dans la vie ? Je ne sais pas."

Et ils se tairont là, reprenant leur tricot, leur écran, leur bol de soupe au beurre fondu.

Et.
Du haut de mon ciel inexistant, du haut de mon bas en quelque sorte,
Comme une carotte givrée, j'enragerai parce que comme d'habitude, ils comprennent tout dans le désordre.

Car je suis celui qui ne sait pas et ce que je fais dans la vie, c'est que je marche mal.

*

Je suis écrivain.
Dimitri Möllet voire Dimitri Menadà.

Définition de l'écrivain : enjambe-vide.


Unica Zürn - Carnet central à bordures rouges



lundi 15 août 2016

Horreur 404 ou l'histoire vraie d'un Saint parmi des millions d'autres

Il se pouvait que Vassili eusse des contractions
Des créations de toutes pièces de veines énormes et compliquées,
Du genre qui luisent quand la sueur fait spectacle et que le cœur bat fort à cause de la pression...
Des contractions et des maux de tête, nuits courtes, journées fauchées par un soleil comme nous voulant du mal. Des palpitations. Des souvenirs verts, gris, mauves, transparents. Des souvenirs terribles. La nuit...grande chaleur sur toute la nuque...se lever d'un seul coup, toucher le drap et sentir sous nos doigts le liquide. Nous avons transpiré. Ouf ouf. Nous avons transpiré. Ouf ouf. Nous n'avons pas saigné. Nous aurions pu pourtant. Et tellement. Retrouver nos oreilles sur le porte-manteau et notre cheville gauche près du lavabo. C'était un scénario concevable. Il ne fallait pas une imagination de taureau découpé dans le fil pour se dire que "oui, soi, éparpillé comme ça, c'était gravement possible". Et donc Vassili les cuisses paralysées, le cuir chevelu trempé de toute éternité et les yeux tels ces caténaires renversés par la foudre. Quelle vie franchement ! Une vie de mort. On pourrait penser que ce genre d'existence infléchirait la production mondiale de cartes postales aux tons jaunes et gais mais celles-ci continuent de naître éperdument. Celles-ci naissent puis éclosent, depuis la fleur faite enveloppe, dans toutes les mains et meubles de la planète. Et les écritures sont nombreuses et les mots sont les mêmes : "Mes vacances sont belles (je suis heureux, alcool moins cher, soleil en réussite)...je pense bien à toi (charité outre-chrétienne)". Et des cheveux blonds, bruns, bleus et roux, après avoir lu cette carte postale, voient une main passer en eux. Cette main est émue. Elle ne le montre pas car l'émotion d'une main est surtout invisible. Car c'est de la chair posée à plat sur de fines tiges strictes. Mais elle est émue cette main. Les phalanges parlent, les phalanges murmurent tandis qu'elles balaient les cheveux blonds, bruns, bleus et roux. Elles disent : "Merci pour la carte...tu me manques aussi...je vais me faire un thé". Et les thés, ainsi, se font.

Vassili, lui, ne se fait plus.
Il se défait. A vue d’œil, à vue de montre. Toutes les quinze minutes, il a comme un os qui saute.
Vassili est malade.
Quand les docteurs, du haut de leurs monocles, ont annoncé la nouvelle à Vassili, Vassili n'y a pas cru. Il faut dire qu'il se sentait alors en excellente santé. Le muscle immense, la dent marmoréenne, il n'éprouvait que du plaisir à côtoyer son corps. Alors, vraiment, cette maladie, il ne la comprenait pas.

Les mois passèrent.
D'insomnies à cause de l'estomac en insomnies à cause du mur qui perle, Vassili continuait à se demander s'il était bien malade.
Quand il commença à cracher du sang les soirs de mauvaise visite, il aurait pu se dire que oui, sûrement, c'était bien ça être malade...mais il ne se le dit pas.

Car pour lui les malades étaient les lépreux et non les passionnés,
Parce qu'il ne ressentait pas, contrairement aux docteurs, l'infection de l'homosexualité
Parce que la seule chose qu'il ressentait, hormis la peur de mourir dans cette cage oubliée, c'était l'envie d'écrire une carte postale ou de se faire un thé.

Son thé ne se fit pas.
Pour ce qui est de la carte postale, elle fut si l'on peut dire retrouvée sur son corps sans vie.
Il s'agissait de quelques lignes : des courbes pour imiter les vagues, un cercle en guise de soleil, et puis un mot, comme gravée à l'encre, au milieu de sa paume :

"Sain"

Francis Bacon - Etude inconnue


 

mardi 9 août 2016

Aliénor ou la littérature

Chaque jour je bois le fantasme d'autres vies que la mienne
Mais dans aucune d'elles
Tu n'es pas au milieu.

mardi 19 juillet 2016

Hangwoman. Chapitre Quatre


Vidéo froide 




Antonio Banderas, vaguement masqué par un bout d'étoffe noir, est tout à sa jubilation. Il vient, armé de son épée capable, apparemment, seulement de blesser légèrement ou de mettre en lambeaux des chemises trop larges, de vaincre son ennemi du jour : un général de pacotille ayant promis prospérité au peuple avant de montrer son véritable visage dès que l'or et la gloire furent à portée de son odieuse main. Pour cela, Antonio put compter à la fois sur ses talents acrobatiques hors du commun et sur son cheval semble-t-il indifférent à toute forme de fatigue ainsi que sur l'aide de son fils qui, en coulisses, joua du lance-pierres comme personne pour envoyer au tapis plusieurs soldats pourtant décemment entraînés. Le soleil est couchant, la femme d'Antonio est sauvée et son bustier, ceignant une poitrine semblant symboliser toute la beauté de la vie sur Terre, est demeuré intact. Antonio embrasse sa femme, et celle-ci accepte passionnément bien qu'ignorant que derrière ce masque sombre se trouve son mari, sous les yeux de son fils qui lui commence à comprendre. Son père n'est pas qu'un bourgeois adepte des absences répétées, c'est un héros, mieux, c'est Son père. La scène est belle, cependant, le soleil couchant paraît insidieusement déteindre sur tout le reste comme une grosse tache rouge lentement se dessine sur la joue triomphante du justicier masqué. Bientôt, cette tache s'amplifie, gagnant désormais le front du fils de la Vega puis avalant l'intégralité du décor. 

La tache tombe dans mes yeux, je ne vois plus qu'elle et l'univers, malgré sa complexité et ses millions d'étoiles et de systèmes en place, gravite maintenant autour d'elle. Antonio Banderas a beau garder le sourire, je n'y crois plus tant ses dents sont sales et rougies. Le générique arrive, le noir impérial avec mais la tache reste. Elle fait même pire, elle s'étale encore, de telle sorte qu'au noir et au blanc des noms d'anonymes et de célébrités se substitue la couleur du rubis qu'on écrase. Caché comme je le peux sous une table, ayant tout vu, j'essaie de profiter de l'obscurité pour sortir dans la rue. Mais l'obscurité, à cet instant, n'était pas encore mon amie et mon père...après ma mère...vient vers moi. Il. Lui aussi a le sourire mais j'y crois encore moins. Il. Ce devait être une soirée comme les autres, pas tout à fait joyeuse mais au moins passée dans la sécurité. Et puis. Une histoire bête. Un couvert qui traîne. Un mariage qui ne marche pas. Un quotidien à se rabaisser constamment pour ne pas perdre sa place. La pleine lune. Antonio Banderas, trop beau, trop grand. Et voilà que mon père...et ma mère. Et voilà la tache rouge. Le couteau qui glisse trop bien sur le cou d'une femme qu'on déteste de tout son coeur à défaut d'avoir pu l'aimer. Et à présent c'est moi qu'il vise. Son fils, petites jambes, petites foulées direction la rue, la survie, les autres, les gens, de l'aide. J'y suis. J'ai l'impression de n'avoir couru qu'une seconde. La rue est là. Le cauchemar est derrière moi, plus qu'à crier à l'aide et quelqu'un viendra. Je crie. Personne. Seule l'obscurité répond présente. Elle m'observe. Elle me chuchote...je n'ai pas le temps de l'entendre que déjà mes petites jambes tombent. Un je ne sais quoi froid vient de se frotter contre ma cheville gauche. C'est très froid vraiment. Et puis, une seconde à nouveau et j'ai l'impression que ma jambe a disparu. Je ne la sens plus. Je ne sens que mon pied qui semble patauger dans le fond de ma basket mais je ne sens pas ma jambe. Il fait chaud tout à coup. J'ai envie de vomir, j'ai l'impression que le coucher de soleil du film s'est abattu sur moi d'un seul coup et je frise l'insolation. Je me retourne pour le voir. Je vois, à la place du soleil des yeux. Des yeux que je croyais connaître. 

Ses yeux me poignardent. A l'épaule et dans le bas du dos. Les taches rouges se multiplient. Je crie. La rue est déserte, les lampadaires d'un jaune pâle ont l'air de détourner le regard. Quant aux chats, ils continuent à se battre entre eux comme si de rien était. A l'intérieur de la maison, le générique est terminé et le DVD est reparti sur le menu d'accueil. On entend la musique du film, haletante, épique à souhait, accompagné de deux trois extraits qui passent en boucle : Antonio Banderas sautant sur son cheval, Antonio Banderas qui embrasse sa femme, le fils d'Antonio qui joue du lance-pierres. Le tout sous un ciel rouge fort épais et poisseux. Je crie mais j'entends bien que je ne crie plus, je crie dans ma tête car mon souffle est coupé, comme plusieurs tendons de mon corps affaibli. Mon père s'apprête à planter son drapeau noir sur mon crâne incliné. Mon DVD est en passe de proposer sa dernière boucle, avec ses propres séquences : sauts dans l'herbe depuis une balançoire, main dans la main d'Emilie et observation du ciel depuis le télescope de mon ami Harold. Quand enfin, je comprends les chuchotements faits par l'obscurité :

"Il est bientôt onze heures"

Les lampadaires à cette heure, couvre-feu d'été oblige, sont sommés de quitter les lieux et passent du jaune au gris. Merci l'obscurité, le couteau manque mon crâne. Le fils d'Antonio Banderas continue de jouer du lance-pierres par intermittence tandis que je me redresse sur mes deux jambes malgré la disparition probable de l'une d'entre-elles. Et je fuis. Je me disloque, je saigne, je m'ouvre, je me déverse mais je fuis. Mon père me poursuit, cependant, l'extinction des feux a paradoxalement rallumé son foyer intérieur...causant sa stupéfaction...son retour à une certaine réalité...où tuer sa femme et son fils seraient des actes contre-nature...mais la minute est passée. J'ai à peine eu le temps d'arriver dans le jardin des voisins. Vu le silence alentour, ils doivent dormir comme des putains de loirs. Je n'étais pas du genre à jurer avant ces événements. Avant ces événements, aussi, j'avais quatorze ans. J'ai maintenant l'impression d'en avoir dix-huit. Et je ne me fais sacrément pas à l'idée de mourir le jour de mon anniversaire, fut-il imaginaire et conséquence de la folie du soir. J'entends les yeux de mon père qui se rapproche. Il a retrouvé ses esprits en les perdant de nouveau. Je vois ses pas sur l'herbe. Mon corps, ce sablier ébréché de part en part, répand ses grains de sang partout autour de moi. Sous peu, c'est sur, il me trouvera. L'obscurité ! Il ne peut pas trouver l'obscurité. C'est mon amie désormais. Elle me parle. Elle m'a parlé, elle m'a dit "ne bouge pas". Et je ne bouge pas. Mon père s'avance. Je vais crever, comme un con, comme un con qui obéit à l'obscurité et qui se croyait en sécurité alors que j'ai tout vu...les engueulades, les menaces, les assiettes cassées, les larmes, les paupières gonflées...et que je n'ai rien fait. 

"Ne bouge surtout pas"

Mon père est là. Il avance, il avance, il est là. Soudain, un chat meurt. Soudain, un chat en mourant pousse un cri d'effroi. Soudain. Mon père suit ce cri. Soudain. Mon père accélère le pas. Soudain, il me marche dessus. Non. Il manque de me casser le tibia mais, attendez, il trébuche. Il trébuche sur moi. Mon père est à terre. Il a voulu aller voir le chat et il est tombé sur moi. Il faut que j'en profite. Il faut vite que je me relève et que je m'empare de son couteau. Vite. Vite ! Vite ? C'est au tour de mon père de ne plus bouger. Je ne comprends pas. La lumière s'allume. Les voisins se réveillent. La lumière se jette sur nous. Ils ont entendu mes cris ? Ils ont entendu le chat ? Dans la lumière, je vois le vrai visage de mon père. Un visage ouvert en deux, comme une noix. Mais par quoi ? Mais par qui ? 

Un instant, je m'évanouis. 

A mon réveil à l'hôpital, je fis plusieurs découvertes :

1. Je boiterai à vie.
2. Le teint - affreusement pâle - des survivants ne m'allait pas si mal. 
3. J'avais une longue et étrange cicatrice partant de la base du menton jusqu'à ma promesse de pomme d'Adam.
4. L'obscurité avait un nom : Soraya. 




jeudi 14 juillet 2016

Aux veufs adolescents



Dans le fond de mon écran, un homme visiblement ivre s'écroule. Cet homme fut l'objet puis le fruit d'un autre homme, à plusieurs continents d'ici. Il l'a créé de ses mains moites, ces mêmes mains moites qui n'en finissaient pas de se remplir de peur à la vue d'une fille de quinze ans, quand lui en avait treize. Ces mêmes mains, exactement les mêmes, qui deviendront un dos de coccinelle quand la vieillesse tapera à sa porte. Ces mêmes mains qui n'oublieront pas, entre deux respirations dominées par la toux, qu'il fut aimé vraiment. C'était du temps où ses mains, alcoolisées par quelques bières d'importation, donnaient aux seins d'une trentenaire sublime, un galbe miraculeux. Du temps où ses mains rendaient à cette poitrine son statut d'oeuvre d'art et à cette femme, sa valeur de sourire. Avant que l'hiver ne s'installe. Avant que le bruit des choses à faire et des choses perdues n'oblitère la passion. Avant que le travail ne s'habille d'une bure regrettable, vêtement d'un monde refusant nudité, robe d'une Terre ne suivant plus que les cortèges noirs. Hauts crépuscules d'hommes et de femmes voyant la tombée de la nuit comme une fin en soi et le jour, pointant, comme une raison de plus de se tenir le crâne. De là, les néons échoueront à transcrire la lumière. Pareillement ces visages d'enfants et de bêtes nobles, seront pour lui de lourds masques de mort. Ses mains inchangées ressentiront alors la nuance qu'il y a entre le parfum et l'odeur. Entre la musique et la nostalgie. Entre le noir, chargé de fantasmes, de corps impressionnants déformés par l'appel du pénis ou du clitoridien, et le blanc...unique forêt dépossédée par l'eau, abandonnée par l'air, et qui rêvent du feu pour enfin refleurir. Le feu, venons-y, les flammes, parlons-en, elles quitteront son torse pour rejoindre sa bouche et quitteront sa bouche pour toucher l'innocent. Et ses mains, pourtant intactes jusqu'à présent, auront la forme et la couleur des ailes vertes du dragon jaloux et maigre qu'il est, malgré tout, devenu. Coupables là-dedans sont les apothéoses que la jeunesse propose, tous ces orgasmes et toutes ces fêtes qu'on ne pense vivre qu'une fois, sans suspicion et au plus haut degré d'harmonie, avant de les refaire vaguement et sans grâce. Ainsi, en vieillissant, ces mains, ces mêmes mains, iront du vert jusqu'au gris, et ce sein, ce même sein, pourtant soulevé de la même façon, sera pour lui une poche veineuse et ses doigts, branches fragiles que tous les oiseaux cassent au moindre saut trop brusque, des couteaux qui se taisent mais jurent secrètement de déchirer la chair, de faire tomber le lait, et de partir en laissant derrière eux un cadavre de femme. Parce qu'ils le savent, ils n'ont plus l'âge d'être amoureux et il se disent que, peut-être, en étant veuf et vieux, ils le réinventeront.

L'amour
Mains tranchées dont le sang nourrit toute la ville.
L'amour
Moiteur de tout qui couche, sur le papier de la paume effrayée,
Les lignes des rivières, le creux des océans,
Toute la pluie du ciel, toute l'eau des sentiments,
Tandis que vient vers nous, hors de lécran
Un mètre soixante cinq de chair, d'os, de neurones et d'angoisses
L'unique paroisse,
La Femme infiniment.

Avant que celle-ci ne s'éteigne
Et nous aussi
Malheureusement.

(ça marche aussi avec l'Homme infiniment mais comme, manque d'originalité oblige, le protagoniste de cette histoire est un mâle hétéro cisgenre asiatique, et bien, c'est la Femme infiniment. Et puis, de toute façon, je préfère écrire la Femme car l'Homme, je n'y crois pas du tout)


Romaine Brooks - La Venere triste 


mardi 31 mai 2016

Hangwoman. Chapitre Trois


Naissance du roi pourpre 




Tout avait pris le goût du sperme. Du café que je prenais le matin au jus d'orange que je buvais le midi à la cafétéria de l'entreprise dans laquelle je travaillais en passant par la pluie qui glissait quelquefois sur mes lèvres quand l'automne dominait. Tout ce que j'ingérais désormais avait ce goût, sciure et salé, de la semence humaine. Même la grenadine que j'affectionnais depuis la petite enfance, malgré tous les sucres ajoutés et la présence d'une dizaine de fruits dans sa composition. Même ma salive que j'avalais fréquemment lorsque j'étais malade. Tout avait ce goût, tout avait cette texture, indélicate et morne. Je lui avais pourtant demandé d'arrêter, je lui avais pourtant dit que ça me déplaisait mais il s'en moquait. Dès lors qu'il approchait de son zénith à lui, il ne pouvait s'empêcher de me fourrer son sexe dans la bouche jusqu'à ce qu'il exulte complètement et, si je refusais d'obéir alors il me frappait. Ou bien il cassait un meuble. Cela faisait maintenant dix ans que nous étions mariés et dix ans qu'il m'enchaînait à son éjaculat. J'avais beau menacer de rompre ou de me plaindre à la police, il continuait et, soir après soir, humiliation après humiliation, les barreaux de ma cage se resserraient.

Tout avait pris le goût du sperme. Même notre gâteau de mariage que j'avais naïvement trouvé bon. Même les petits plats qu'il me préparait quand l'amour flottait encore autour de nos épaules. Rien n'échappait plus à la saveur saline de son orgasme. La glace à la vanille m'y faisait penser, pareil pour le vin vert ou le soda glacé. La moindre boisson me ramenait entre les murs isolants de cette chambre à coucher où mon mari, quotidiennement, m'abusait. J'ai au départ pensé que j'étais la fautive, que je n'avais aucune raison de me plaindre, que j'exagérais. Après tout, mon mari avait toujours été quelqu'un de bon et de patient. Sa manie sexuelle, bien que désagréable, ne devait pas effacer toutes ses qualités. Il était drôle, extrêmement sociable et plutôt cultivé. Il était aussi très bon travailleur comme le prouvait ses augmentations régulières et le respect que lui portait la plupart de ses supérieurs. Toutes mes amies étaient d'accord là-dessus, mon mari était un excellent parti en plus d'être un honnête homme. Il devait donc y avoir quelque chose qui cloche chez moi. Par conséquent, j'ai envisagé de voir un psy puis, me persuadant de la non-gravité de ma situation, simplement un sexologue. Profitant d'un de mes congés, un matin j'ai pris le combiné, composé le numéro de l'expert et attendu de l'avoir au bout du fil pour prendre un rendez-vous. Cependant, tandis que j'entendais un morceau de musique classique tombé dans le domaine public (sûrement du Tchaïkovski), quelque chose commença à me gratter au niveau de la gorge. Une minute plus tard, une voix de femme, réconfortante outre son côté cassé, me dit "Cabinet du Docteur Gomis, que puis-je faire pour vous ?". Je voulus répondre mais ce qui me grattait la gorge m'oppressait à présent. J'étais enrouée, ma langue était devenue molle et mes cordes vocales paraissaient prises dans des mailles grumeuses. J'essayais d'articuler, au moins de dire un mot, de signaler ma présence mais c'était impossible. Mon mari était dans ma gorge et il m'empêchait de parler. Je sentais sa semence la remplir entièrement et je ne pouvais rien faire alors j'ai raccroché. Plusieurs fois par la suite, alors que je m'étais décidé à parler de mon problème avec l'une ou l'autre de mes amies, le même phénomène s'est reproduit. Ma gorge devenant pâteuse avant d'être totalement bouchée par une masse blanche. Désemparée face à mon état, je me suis dit que ça devait être un signe de ma culpabilité, que si je ne parlais pas, c'est qu'il n'y avait au fond, peut-être rien à dire.

Tout avait pris le goût du sperme. De l'été et de ses tasses bues dans une mer capricieuse, du printemps et ses cocktails multicolores, à l'hiver et ses boules de neige explosant à la lisière des dents. En parlant d'elles, j'ai, un soir où j'étais folle, alors que comme à son habitude mon mari venait de me violer le sexe et s'apprêtait à me violer la bouche jusqu'au bout, était tentée de me servir de ma mâchoire comme d'un piège à loups. Seulement, je n'ai pas eu le courage de mordre son membre à pleines dents et d'un seul coup et au final, cela ne blessa que très superficiellement mon mari qui, tout de même, se tordit de douleur pendant bien vingt minutes. Là, alors qu'il tenait son précieux sexe entre ses mains tout en hurlant et m'insultant, il m'a dit qu'il m'édenterait une fois remis sur pieds. Bien sûr, de mon côté, je jouais à celle qui avait été maladroite, et je lui jurais que ça n'arriverait plus tout en lui demandant s'il voulait des glaçons ou un bandage pour sa petite plaie. Il me répondit que non, il n'avait besoin de rien mais qu'il serait tout de même judicieux d'apporter des compresses, ce que je fis tout de go, totalement honteuse après mon geste. Vingt minutes plus tard donc, il était plus ou moins remis et moi, j'étais caressante avec lui. Je le bordais, je le berçais pour que le mal s'en aille. Mais le mal est resté. Mon mari, rhabillé, m'a ensuite demandé de m’asseoir sur le lit, de garder les compresses à portée de main et de ne pas bouger. Sur quoi, il mit à exécution la menace qu'il m'avait faite. Pour ma part, je pensais qu'elle émanait du feu de l'action et qu'elle n'en serait rien. Mais non. Ce soir-là, à l'aide de ses poings et d'une pince pour simplifier le travail, mon mari m'a fait sauter une dizaine de dents. Et, tandis que je pleurais et que le sang remplissait mes joues malgré les compresses que j'appliquais contre elles, je me rendis compte que là encore, mes larmes intarissables ainsi que mon sang ferreux avaient le goût de son humeur blanchâtre.

Tout avait pris le goût du sperme. Y compris les quatre années que nous passâmes ensuite ensemble. Noël, le jour de l'An, le champagne offert par mes parents, le biberon que je passais sur mes lèvres afin de vérifier qu'il ne soit pas trop chaud avant de le donner à notre enfant, tout avait ce goût-là. Et les sévices continuaient malgré mes fausses dents. Sauf que maintenant, comme il vivait dans la peur permanente que j'ose le mordre de nouveau, il n'était pas rare qu'il me frappe sur le crâne avant que je ne le suce pour m'ôter l'idée de la tête. Cela engendrait des bosses et quelquefois de fines blessures que mes cheveux, que je gardais très longs pour lui faire plaisir, camouflaient à merveille. Infortunément pour lui et Dieu merci pour moi, une nuit il frappa trop fort. Si fort que je passais la nuit avec une migraine qu'un tube d'aspirine ne calma pas. Si fort qu'au travail, alors que devant moi brillait l'ordinateur où j'effectuais difficilement ma tâche quotidienne, les murs s'effondrèrent. Idem les plafonds. Pareillement les cieux qui nous englobaient tous. Et je passai, de la lumière fabriquée de l'écran, au noir le plus complet.

Là-bas, plus rien n'avait le goût de rien. Il faisait seulement noir. Et il fit noir pendant deux mois. Ce noir était sacrément reposant. Il n'avait ni force ni faiblesse. Il était, comme est une forêt ou comme sont les vagues. La Nature revenue, la mort autant que la vie. L'écran noir, mon paradis.

J'en sortis exactement au bout de soixante-quatre jours, et mon réveil fut brutal lorsque je découvris, face au miroir, un être squelettique au crâne rasé, aux paupières jaunies et à la peau quasiment transparente. Je crus être en face d'une autre tant la femme que j'étais persuadée d'être restée ne ressemblait pas à cela. J'étais persuadée que malgré mon mariage cauchemardesque, ma joie de vivre, mes courbes et toutes mes qualités demeuraient visibles aux yeux du monde mais tel n'était pas le cas. J'étais devenue une pâle copie sinon de moi-même, au moins de ma version mourante. J'avais l'allure de celles par qui sont passées cent aiguilles et mille nuits sous la lune avec le ventre vide. Le vide pareillement me sauta à la figure quand, toujours face au miroir, j'esquissais un sourire. Je ne voyais que mes fausses dents et ma laideur vraie et, mon oeil captant mon oeil, j'eus l'horrible surprise de voir au fond de lui l'oeil, aussi, de mon mari. J'avais fini par lui ressembler. M'administrant son poison sans relâche, il avait fini par nous faire fusionner de force. Cette vision me fit hurler diaboliquement jusqu'à casser le miroir et l'écran noir revint.

Là-bas, plus rien n'avait le goût de rien. Quand je me réveillai, une seconde fois, j'étais dans une douche avec deux infirmières m'aidant à me tenir debout. Elles avaient, en plus de mon squelette, dans les mains des bouteilles de Bétadine qu'elles versaient sur des chiffons qu'elles passaient ensuite sur mon corps décharné. "C'est pour vous éviter les infections, tout va bien, c'est pour l'opération" disaient-elles tandis que ma peau, d'une infâme pâleur, tournait au violet sombre. "C'est pour l'opération..." mais quelle opération ?

Tout prit enfin le goût du sang. Sur la table d'opération, avec au-dessus de moi cette couronne de lumière, je me sentis un peu mieux. Sans doute étais-je aidée en cela par le gaz fruité qui filtrait au travers du masque servant à l'anesthésie. Fruité ? C'est un mot que j'avais oublié. C'est un goût que je pensais perdu. Fruité ? L'opération se passa bien. Tellement bien que j'eus envie de remercier les médecins. Mais je ne le pouvais pas. Mes cordes vocales n'existaient plus. Je ne pouvais plus parler. Du moins plus distinctement. Elles avaient été retirées car, sans qu'ils sachent pourquoi, elles étaient depuis un certain temps dans un état de pourrissement qui mettait ma vie en danger. Le seul cas équivalent au mien, m'avaient-ils expliqué, était celui d'un moine hindouiste ayant fait voeu de silence pendant trente ans et qui avait été conduit à l'hôpital suite à une énorme insolation. Entendant cette histoire ridicule, je voulus rire mais je ne le pouvais plus alors je quittai l'hôpital.

Je n'avais pas vu mon mari durant toute ma période de convalescence et je le suspectais d'avoir pris la fuite, par crainte qu'on ne comprenne, avec mon traumatisme crânien, qu'il me battait. Mais mon mari était bien là quand je rentrai chez moi. Il était en train de nourrir notre fille et il m'ouvrit ses bras dans un grand sourire aussi factice que le mien désormais. Je pris son accolade comme un coup de couteau mais sans faiblir car j'en avais vu d'autres. Dans la foulée, il me dit : "Tu sais quoi, je trouve que ça te va très bien les cheveux courts finalement ! Quant à tes cordes vocales, t'en fais pas, ça reviendra et au moins ça t'évitera de dire autant de bêtises que moi !" avant d'éclater de rire. Il se savait supérieur à moi physiquement, il me savait brisée, et il en jouait. Il continua : "J'espère en tout cas que tu reviens avec de meilleures intentions, j'ai tout sauf envie d'une gamine suicidaire à la maison !", cette fois, il faisait référence au fait que, plutôt que de voir parmi mes blessures des preuves des violences domestiques actées par mon mari, les différents médecins m'ayant examinés avaient conclu que j'avais de sérieuses tendances suicidaires dues certainement à mon travail abrutissant avant de me prescrire des anxiolytiques en nombre conséquent. Mon mari jubilait et je ne pouvais rien répondre, du moins pas devant ma fille.

Tout prit enfin le goût du sang. Alors, l'air de rien, je rejoignis la salle de bain. Je ne souhaitais qu'une chose, c'était qu'il m'y suive. Ce qu'il fit rapidement, sans doute dans l'envie de me prendre directement dans la baignoire pour parachever sa délicieuse victoire. Sauf que j'avais d'autres plans. M'étant dénudée, je lui fis signe de se mettre derrière moi. Il le fit avec plaisir tout en retirant ses vêtements tandis que, depuis sa chaise haute, notre fille commençait à pleurer. Je voyais mon visage et une partie de mon corps dans le miroir de l'armoire à pharmacie de même que son visage et une partie de son corps. Il frotta nerveusement son sexe qu'il essaya tant bien que mal d'insérer parmi ma chair sèche pendant deux bonnes minutes. Sur quoi, le regardant au travers du miroir, je lui fis un grand sourire faux avant de dire, dans un langage inaudible, "Non, aujourd'hui, c'est moi qui te pénètres" et de faire volte-face pour lui asséner un violent coup de ciseaux sous la pointe du menton. Je réussis mon coup, voyant même la pointe des ciseaux jaillir au-dessus de ses dents inférieures comme l'aileron d'un requin, seulement, la zone n'était pas vitale et presque instantanément, malgré la douleur, mon mari reprit le dessus en me balançant contre la faïence de la baignoire. Après quoi, en ayant toujours les ciseaux enfoncés dans la bouche, il me flanqua plusieurs coups de pieds dans les côtes ainsi qu'une série de droites.

L'écran noir était en veille, il attendait ma venue, mais un autre miracle arriva...Le sang qui, de nouveau, remplissait ma bouche avait cette fois le goût du sang, le vrai goût du sang, ferreux, mortel et merveilleux ! Cette découverte gustative me rendit une part de mon énergie me permettant, alors même qu'il venait de retirer les ciseaux de son menton et qu'il s'apprêtait à me poignarder la poitrine avec, de dire - toujours dans mon langage - "A ton tour d'avaler, fils de chien " avant de lui cracher une bulle de sang en plein dans les gencives.

Ce qui suivit ce fut moi fermant les yeux dans l'attente des représailles mortelles, un bruit d'explosion, comme celui d'une pastèque lancée à pleine vitesse contre un mur de briques, l'impression de recevoir un verre de soupe sur le visage et le son d'aboiements très légers. Je mis du temps, rouvrant les yeux, à comprendre ce qui s'était passé quand devant moi je découvris un chiot en train de laper consciencieusement le sang ruisselant du crâne complètement explosé de feu mon monstre de mari. Quand j'eus enfin compris, je fus prise d'un fou rire qu'on put entendre à cinquante mètres à la ronde, même amputée de mes cordes vocales.



samedi 21 mai 2016

Драматическая ирония

Valeri vivait dans un Moscou à la peau lézardée par la guerre. Un Moscou de carte postale, si celle-ci est juste avant tombée dans une flaque faite de sang puis de neige fondue. Un Moscou dont les églises sonnaient le "Do Ré, Do Ré..." sans discontinuer, de telle sorte que sans montre sur soi, il était impossible de connaître l'heure exacte. Un Moscou dont les églises représentaient pourtant, pour Valéri, le seul lieu de refuge, car c'est là qu'il passait bon nombre de ses après-midi, à écouter les messes, souvent écourtées par les rondes militaires, et à voir passer des familles aux visages fermés. C'est non loin d'elles également que chaque mardi et vendredi matin, dans des salles aux pupitres pour la plupart branlants, il recevait avec ardeur la leçon du dernier maître encore en mesure d'exercer.

Ce maître, qui auparavant était curé dans les campagnes avant qu'elles ne soient toutes réquisitionnées (par les troupes armées), incarnait alors, aux yeux du jeune homme, l'ultime point d'entrée vers son monde favori : celui des rêves. Certes, lorsque M. Seferov contait les différentes épreuves pavant la vie du Christ, nous n'étions pas exactement en face de récits où la fantaisie, la joie et l'imagination avaient une place de choix mais tout de même, par endroits et parce qu'il était bon dans son emploi, il parvenait à toucher, avec talent, ces dimensions invisibles et sans limites franches qui dorment au fond de nous et font voir l'autre rive. Une autre rive où les corps de soldats ne se retrouvent pas en vrac entassés à l'arrière de camions vaguement frigorifiés attendant un feu vert de là part de telle ou telle administration pour qu'ils puissent être finalement déposés aux confins des cimetières les moins endommagés. Une autre rive où le sang a gardé sa valeur, tout comme la blessure et l'espoir qu'elle guérisse.

Les rêves de Valéri, que le catéchisme hebdomadaire entretenait de haute lutte, se résumaient à cela : redonner du sens à la vie ou du moins à la mort, avec en point de mire des paradis où la justice existe et n'est pas balayé par un raid aérien ou par l'odeur, ingardable, d'un proche en train d'agoniser depuis une semaine. Et ces paradis, que Valéri souhaitait visiter plus que toute chose sur Terre, n'étaient pas des territoires aisés à découvrir. M. Seferov lui-même les qualifiait de pays impossibles pour qui n'était pas Saint avant de rajouter qu'au fil de toutes ses expériences parmi la race humaine, il n'avait pour l'instant jamais rencontré personne digne de ce nom alors qu'il avait vu, en soixante ans, un nombre infini d'hommes et de femmes, paysans, paysannes, comtes et comtesses et même une poignée de princes. Et tous, qu'importe l'étendue de leurs vertus ou l'ampleur des sacrifices auxquels ils avaient consentis, l'avaient déçu un jour. Les pires, dans cet épais chapitre de déceptions, étant selon lui ses confrères, prêtres, diacres ou évêques, puisque tous et chacun, au contact des désirs et paresses d'autrui, finirent par développer les mêmes avaries, le plus souvent d'ailleurs d'une exacerbée manière comme on ne comptait plus les moines abstinents assis sur des tas d'or et d'enfants ou les papes habitués au pillage des villes et aux meurtres de masse.

Seferov ne s'excluait pour autant pas de cette liste infâme d'hommes de foi devenus par faiblesse des diables ensoutanés car il concédait, bien que le Christ ait toujours parlé dans son coeur avec franchise, avoir un goût vilain pour les jeux de hasard. Evidemment, poursuivait-il, il paraissait possible de se défaire de ces bâtardises par la prière, la confession ou en se vétissant pour cent nuits du cilice mais c'était, qu'importe la noblesse des intentions menant à ces divers repentirs, un pis-aller pour lui. "Car le vice, comme le rêve, est en nous et ne peut nous quitter dès lors qu'il nous séduit. Il ne s'agit pas d'une maladie qu'un mois de sanatorium peut chasser ou d'une lacune qu'un livre ou un voyage peuvent remplir. Il s'agit de nous. De nous devant l’Éternel et nous avons perdu. Il ne peut pas y avoir de rédemption puisque l'idée même de rédemption est un murmure vicié, et, rien ne saurait altérer cet état. Pensez-vous qu'un meurtrier mérite le pardon s'il sauve par la suite un millier d'enfants et deux centaines de femmes ? Et bien non, il ne le mérite pas. Et tant que sa victime demeurera sous terre avec la gorge ouverte, il ne le méritera pas. Je n'essaie pas de dire, mes amis, que l'erreur n'est pas permise dans notre Foi et que seuls ceux qui passent leur vie sanglés sur leurs lits peuvent espérer atteindre l'un ou l'autre des paradis, je dis plutôt que ce paradis n'apparaîtra que pour ceux, dont le nombre peut se lire facilement sur les doigts, capables de ne pas vouloir.

De ne pas vouloir de tout. De la possession comme de la privation. De l'amour du Christ comme de sa colère. De ne pas vouloir être simplement pour...être. Sans arrières pensées, sans le besoin du pain ou de l'acier. "Etre", c'est-à-dire marcher non pas pour aller quelque part où quelque chose nous attend, mais pour sentir sous nos pas le vent et la poussière. Etre aimant, non pas pour aller mieux soi-même, mais pour que le sourire que vous donnez à l'autre devienne votre soleil, c'est-à-dire un fait, sans pour autant faire montre de mépris si jamais la nuit tombe. Etre, comme personne ne peut être, c'est-à-dire en morceaux sans chercher à ce qu'ils soient recollés. Car ces morceaux sont la plus belle des choses et pareils à la neige, aux fruits et au redoux qui forment les saisons. Vous ne serez jamais uni de toutes les façons. Alors dispersez-vous, comme le fait le sable qui lui se moque bien des guerres, et peut-être, ainsi, vous toucherez paradis.

Ce prêche est maintenant terminé, néanmoins, je ne peux pas partir sans ajouter une chose sur le sens de la vie. Cette chose est une phrase que je tiens d'un professeur qui fut parmi mes meilleurs amis, avant qu'il ne périsse dans un attentat, et cette phrase dit : "Le sens de la vie est dans le contresens quand il n'est pas sous terre".

Voilà. Je vous laisse mûrir cette leçon et cette phrase, à vendredi pour que nous en reparlions."

Les chaises firent un bruit d'enfer pendant que tous se levaient pour saluer Seferov sur le point de partir. Valéri, lui, ne s'était pas levé. Non pas qu'il eut, suite à tout ce qui fut dit, envie de se montrer impoli envers son maître de catéchisme, mais parce qu'au contraire, son discours l'avait totalement bouleversé.

Ce bouleversement, qui se trahissait sur le visage de Valéri par l'apparition d'une ride sur son front, se prolongea de onze heures du matin jusqu'à sept heures du soir, temps qu'il passa à déambuler dans un état qui aurait pu être jugé comme cataleptique alors même qu'il bougeait. Puis, vers dix-neuf heure quinze, Valéri descendit dans une des bouches du métro moscovite. Là, sur le quai, il attendit. Dans son crâne, où mille orages fouettaient les insoumises montures de Dieux à la peau noire, Valéri se promenait malgré le mauvais temps. Il cherchait une porte de sortie. Un miracle. Et faisant cela, il savait sa vanité. Car Seferov l'avait bien dit, pour espérer pouvoir se prélasser magiquement dans les transats des squares édéniques une fois la mort venue, il fallait être en morceaux et rien d'autre. De même qu'il ne fallait rien vouloir. Or, Valéri voulait le paradis tout comme il voulait nicher à nouveau sa jeune tête dans le cou d'une d'Emilia. Non c'était, et ses déambulations intérieures comme extérieures faisaient le même constat, foutu pour lui. Il allait vivre sans être et un jour, une septicémie ou une baïonnette allaient le transpercer. Et son foie, ses poumons et sa langue ensuite et de concert, iraient se déverser jusqu'à ce qu'il ne reste rien, sinon quelques dizaines de kilos de peau et d'os qui seront brûlées ou qui resteront là jusqu'au passage des chiens.

C'était foutu. Il avait, malgré son indéniable bienveillance générale, trempé ses maigres doigts dans trop de confiture, mordu trop de camarades, imaginé trop de filles. C'était trop tard pour être un Saint. Alors, sans réfléchir et sans quitter non plus son canevas crânien où cette fois quatre-vingt-dix danseuses aux bras tentaculaires faisaient du tir à l'arc, sans flèches, sous un soleil de plomb, Valéri sauta du quai sur la voie. En temps normal, son geste aurait provoqué la stupeur et les cris chez les autres passagers du quai mais, en ce temps amputé, les gens restèrent silencieux et regardèrent même le jeune avec un peu d'envie.

Marchant, sans aller nulle part, dans le sens opposé du train qui n'allait pas tarder, Valéri essayait de sourire. Mais il n'y arrivait pas. Il n'y arrivait plus depuis trois mois. La faute au cou d'Emilia, celui où il avait pu nicher sa tête une fois, qui était désormais, à cause d'une arme à feu, un cou d'Emilia morte. Le train arrivait vite. Ses yeux eurent à peine le temps de voir ses phares ainsi qu'un millimètre du visage débonnaire du conducteur, avant d'être frappés. Ses yeux d'abord puis son corps tout entier.

Il fut déchiré. En maints morceaux de chair, de poils, d'iris et de gencives.
Et derrière, après un nettoyage en vitesse de la voie qui dura un quart d'heure,Valéri fut oublié. *


Pavel Kouznetsov - Fontaine au bleu ouvert

* il est sûr que Valéri, par son parcours final, semble répondre à tous les critères évoqués par Seferov pour aller au paradis. Mais premièrement, le suicide est un péché mortel. Deuxièmement, le paradis n'existe pas, en Russie comme ailleurs. 

lundi 2 mai 2016

Le domaine de Demain

Cette ville avait la mémoire courte. A croire que toutes les épées, grises et pleines de vitres, qui s'étaient plantées sur sa colonne vertébrale avaient finies par toucher un Nerf. Son cerveau mourrait sous elles, gigantesque morceau de viande devenu immangeable, arbre aux fruits causant des saignements, soleil dépassé par sa propre lumière. Les vieilles tricotaient désormais à l'aide de leurs boyaux et les enfants, au lait maternel, préféraient l'ultra-fer. Tout n'était plus qu'un dédale de côtes écartées ou cassées pour saisir, du bout de la limaille des ongles, plusieurs dépôts verdâtres. Des fonds d'âme. Des fonds d'âme garantissant quelques minutes de vie supplémentaires avant qu'une explosion nous arrache le visage.

Femmes nées la tête renversée, hommes vissés sur des tréteaux d'acier et aux yeux possédant la texture de l’œuf réchauffé. La musique sur les murs comme des flaques de sang. Les livres en chute libre, oiseaux aux ailes tranchées et dont tous les chapitres commencent par la fin. Territoires indéfinies d'urine et de plaies noires, qu'on soigne au sel ou bien qu'on brûle, entre deux gares. Trains aux directions uniques. L'aller et le retour. Les mêmes points toujours. Des pluies de casques en guise d'accueil sur les quais et si l'on bouge, matraques et nuques fusionnent. Les clous, ensuite, qu'on retire tant bien que mal de l'avant-bras, l'avant-bras, ensuite, qu'on retire tant bien que mal du bras. Le bras, en fuite, qu'on retire du corps. Et le corps qui flotte parmi le nuage vide des rivières souterraines. La Cité gagne, la cité perd. Elle est prise de convulsions, ses épieux la tiraillent, elle songe à s'en défaire.

Les gencives de plusieurs immeubles s'affaissent alors sous le coup fluorescent des bombes. La bête pleure. Enfin, la bête pleure quand elle dort car elle n'a plus le temps de pleurer. Elle n'a plus non plus le temps de dormir mais parfois, malgré elle, la Cité dort.

Les fantômes prennent alors forme humaine et se dépêchent-dépècent d'aller dans les supermarchés. Boîtes de conserves à la tomate épaisse, asperges en bocaux et quelques planches pressées. Le strict minimum, pour l'abri, pour la nuit blanche.

Cette ville a la mémoire courte. La nuit n'a jamais été blanche, seule la mort peut l'être et elle aussi semble avoir dit no more. Demeure le gargouillis, le bruit métrique de la lame sur l'os qu'il rogne, l'odeur des dents qu'on force à quitter une bouche. Et le scintillement, imperceptible, des étoiles étouffant sous les piles de carcasses, de véhicules et d'hommes, de la décharge voisine. Il est dit quelque part qu'un jour une femme naîtra pour les sortir de là, et les hommes et les astres.

Mais même la prophétie a la mémoire courte car après tout, ce jour n'existe pas.
Alors il faut mourir
Ou faire la guerre
Pour mourir
Sans avoir trop froid.

Les épées de la ville ne peuvent pas tomber, pas plus que le ciel peut nous donner sa main,
Au domaine de Demain.


Hans Bellmer - Le Chapeau-main

mardi 19 avril 2016

Mon hérétique miracle

Je me souviens particulièrement du ciel de ma première fois, il était noir et aviné. Comme si une rose brûlait sous lui. Comme si l'orage qu'il préparait risquait de faire pleuvoir le sang d'un million d'êtres humains. L'image n'est pas de moi, elle de cette époque où, unanimement, le tragique nous côtoie. De cette époque où les histoires commencent, non plus dans la boue claire cerclant le nourrisson mais lors d'un enterrement.

Je n'avais pas assisté à celui-là mais c'était tout pareil. J'avais deviné les visages, les douleurs spectaculaires qui d'un seul coup les déforment lorsque l'on réalise que sous la terre bientôt se trouveront des rires, des caresses, des baisers. Ces mêmes rires, caresses et baisers qui nous sauvèrent la vie tant de fois sans qu'on s'en rende compte. Quand notre corps ou notre cerveau s'amuse à nous dicter sa loi et que celle-ci nous blesse. Quand on a l'impression d'être moins que le rien ou bien que nos beaux yeux sont en fait des fioles inspirant la pitié. Quand le miroir plaisante alors qu'on est sérieux et qu'il vient transpercer notre semblant de garde. Quand fond sur nous le temps dans toute son imprécision.

Nos nerfs tournent, les lignes qu'ils tracent habituellement deviennent des virages, des contre-sens et des sens contrés. Et la tristesse, perçue auparavant comme une alliée de circonstance qu'on peut abandonner dès qu'arrive l'éclaircie, paraît ne plus avoir de fin. Cancer sans thérapie et pianiste sans mains.

Et bien, dans ces moments, elle était là. Et, sans avoir à forcer quoi que ce soit, elle parvenait, d'un rire, d'une caresse, d'un baiser, à casser ce miroir qu'on imaginait vrai. Mais il n'y a de vraie que l'émotion. Les reflets sont tous faux. C'était ce qu'elle disait sans besoin de le dire. Et la vie revenait, avec dans ses bagages l'idée de l'avenir.

La probabilité que tout s'arrange et que tout soit gagné. Comme dans le fond, déjà, en l'embrassant, tout s'était arrangé.

Désormais, elle n'était plus et le miroir avait le champ libre.

Il fallait trouver un remède contre lui.

Il était tellement grand, tellement écrasant, cet écran qui diffusait le temps.

Il fallait le briser et faire de même du ciel et de la mer, parce qu'ils sont transparents...

Je. Enfin, un je adolescent, a été marqué par tout cela. Par la perte des gens aimés sur un claquement de doigts. Et d'autant plus durement que cette femme fut pour moi, l'ange manquant.

C'est-à-dire que, avant elle, jamais, je n'avais pensé à écrire. J'étais plutôt dessin précédemment et l'écriture pour le moment me ramenait sur ces bancs où je claquais des dents.

Je. Enfin, un je adulte, se demande pourquoi la rime s'impose à moi. Sans doute parce que j'ai peur d'entrer plus pesamment dans le récit d'une vie véritable. Sans doute pour me garder, dans le style, une part de fiction. Pourtant, tout est vrai. Du ciel de ma première fois jusqu'à la disparition de cette femme aimée.

C'était, c'était, ce fut terriblement ce qui suit.

Par le passé, j'allais au catéchisme toutes les semaines ou presque. Et de cette expérience, je n'en garde - comme pour mes cours d'allemand ou de latin - qu'une légère mémoire. Peut-être était-ce passionnant et que j'ai été idiot mais dans les faits, je n'ai rien retenu sinon que "so lange" ne veut pas dire "Solange", que le "supin" n'est pas un conifère et que Jésus, dans une de ses histoires, a donné de son sang à ces oiseaux que l'on nomme "rouge-gorges". En plus du catéchisme, j'allais évidemment à la messe et il était certain, au vu de ces activités, que je croyais en Dieu.

C'était avant que je le rencontre par deux fois sous sa forme réelle, celle d'un moustique.

Au-delà de ce quotidien de parfait petit chrétien, je voyais fréquemment mon kiné qui faisait tout, semaine après semaine, pour que mes jambes ne se changent pas en bois et que je puisse, éventuellement, un jour, après quatorze opérations, marcher correctement.

Comme il est rare de ne pas se lier avec ceux qui prennent soin de vous, je me suis pris d'affection pour cet homme qui, en plus de savoir son métier, était un bon vivant, pour ne pas dire très bon.

Bien sûr, j'étais alors encore quasiment un enfant et nos conversations avaient la valeur d'une brise. Cependant, un jour, la brise s'étoffa. Mon kiné venait de m'inviter chez lui, pour qu'il puisse me présenter sa femme et que je puisse profiter des jeux de sa maison.

J'avais envie de refuser.
Il n'y avait rien de plus embêtant pour moi que de dormir chez les autres lorsque j'avais cet âge.
Rien de plus embêtant que cet inconnu quant à la propreté des lieux et des installations sanitaires. Quant à comment j'allais faire pour prendre ma douche sans oublier de demander une serviette. Quant à comment le petit-déjeuner allait bien pouvoir se passer sans ma marque de chocolat en poudre préférée.

J'ai tout de même accepté...il faut dire que j'étais assez tête brûlée à cette époque.

Chez lui, le ciel était noir mais aussi aviné. Noir. Comme l'encre à venir. Aviné comme mes joues parce que c'est là-bas qu'on me proposa du vin pour la première fois. Je ne l'ai pas refusé. Le sang du Christ, quand même, cela ne se refuse pas.

Et c'était vraiment le sang du Christ comme je l'ai tué ce soir-là.

C'est que mon kiné ne croyait en rien sinon en lui et en sa femme. Alors quand une grenouille de bénitier débarquait chez lui, il avait l'habitude de la faire cuire au four et d'en manger les cuisses.

Ce sont justement ces dernières qui précipitèrent Dieu vers son funeste sort. Parce que mon kiné, après avoir débouché la bouteille, me demanda si j'étais croyant. Je lui ai répondu que oui et ce selon les accords de la belle foi chrétienne. Il me répondit que dans ce cas si Dieu, l'Immanent, l’Éternel et l'Indéboulonnable nous surveille de là-haut en chatouillant sa barbe et en nous aimant tous, si ce Dieu-là existe pourquoi m'a-t-il fait naître ainsi

Avec deux esquisses de jambe en guise de bipédie ?

Je...je fus tenté de lui répondre qu'il agissait selon sa propre justice et que si je la suivais et si je la respectais, je finirais par comprendre pourquoi et par en être, d'une certaine façon, récompensé. Mais le vin avait l'air bon et le catéchisme m'ennuyait carrément alors j'ai bu Dieu jusqu'à ce que mort s'en suive.

Sa femme, me voyant dévorer le vin comme on le fait d'un steak, avait les yeux rieurs.
Et moi je rougissais, tantôt à cause du vin, tantôt à cause d'elle.
Il faut dire que, d'aussi loin que je m'en souvienne, les femmes m'ont fait cet effet-là.
Ce n'est pas que je les voyais différentes de moi, c'est que je les pressentais supérieures.
Sans entrer dans la dimension sexuelle de la chose, j'ai toujours ressenti cela.
Que chaque femme était en vérité une reine et que chaque regard posé sur moi, était comme une flèche qu'on m'enlevait du bras.

Avec le temps bien sûr, les choses ont évolué et je sais voir les rois autant que les souillonnes mais malgré tout...il suffit encore quelquefois d'un regard pour que les flèches s'ôtent.

Sa femme aux yeux rieurs m'invita ensuite dans son bureau pour me faire voir leur tout nouvel ordinateur, objet rare et source de fantasme pour un garçon de l'époque.
En fait, elle avait tout autre idée en tête.
Une idée magnifique, une idée scandaleuse.
Elle me demanda d'écrire.
Elle me posa devant l'écran, me montra le clavier, m'ouvrit le logiciel de traitement de texte, et me demanda d'écrire.
Je. Enfin, un je devant sa destinée demanda ce que je pouvais bien écrire...je n'avais écrit jusqu'à lors que des phrases énoncées par un tiers. Je n'avais jamais écrit.

Elle me répondit : "Tout ce que tu veux, écris tout ce que tu veux".

Et j'ai écrit ce que je voulais et cela me parût génial bien que ce ne fut, en fin de compte, qu'un fort honteux plagiat du scénario d'un très mauvais Disney que j'avais vu la veille.

Me relisant, elle était contente et je l'étais aussi.
Dieu était mort, vivante était ma vie.

Et puis.

Elle est partie.

Comme ça.

Et son mari, mon kiné, me l'a annoncé, également

Comme ça.

Et dans ses larmes j'ai tout vu. La fin comme le début.

Le ciel aviné et noir. Ses yeux. La beauté de ses yeux. La rose éclose sous la nuit.
Et l'écrivain qui, en espérant que vous puissiez me lire depuis ces lieux où les âmes, belles, voyagent

Vous dit merci.


James McNeill Whistler - Nocturne en Noir et Or


P-S : et merci, évidemment, à toi J-Louis, comme tu soignas mon corps et elle mon esprit. Sache en tout cas que j'ai toujours suivi son conseil, j'écris ce que je veux. Alors voilà, je veux que tu ailles bien et que ton miroir ne prenne pas trop de place.

mardi 22 mars 2016

La montagne massacrée

L'homme : Vous êtes bien le père de la petite Sophie Fayre ?

- Oui...(Ta gueule, ta gueule, ferme ta putain de diable de gueule, toi l'humain. Ne t'avise pas de dire un mot de plus, j'ai répondu à ta question alors c'est bon, maintenant tu peux partir, tu peux disparaître, prendre avec toi toutes tes affaires d'homme et te jeter dans le premier train. Direction le brouillard, l'infini, le long et le lointain. Va pas ailleurs surtout, va pas ailleurs. J'ai pas envie de risquer de te croiser après je ne sais quel promenade, pas envie de te tomber dessus dans les deux sens du terme. Sérieusement, tu te prends pour qui, j'étais là, dans une existence somme toute raisonnable où je slalomais entre les exhibitions et les retapages auprès de mon kiné, je menais ma vie de cirque, honnêtement et sans trop de danger. Bien sûr il arrive parfois qu'une arcade pète, que le sang coule et que la tension baisse mais à part ça...pas d'os brisés, ni chez moi ni chez mes adversaires, pas de ratiches arrachées par un mauvais coup, pas de hanche qui grince. Je vous jure, tout est nickel. Père de famille exemplaire, bon salaire, amis un peu partout dans le monde et respect chez les fans. Et là l'homme débarque. L'homme débarque dans mon cirque comme avec l'intention de le fermer. Il sort de son soleil couchant, de sa troisième cigarette, de son lit conjugal ou bien d'une salle d'attente et il vient vers moi. Les gars comme ça, j'ai jamais pu les encadrer. Ce ne sont pas des gens qui s'immiscent naturellement, ce sont des parasites. Des oiseaux bas, de ceux qui n'ont jamais vu la vraie couleur du ciel parce que trop occupés à flairer le sang d'autrui. Je faisais mes shows c'est tout, c'est peut-être pas la vie de petit bourgeois avec sa confiture, ses lunettes fines et sa maison de campagne mais enfin, Sophie ne manque de rien. De rien ! Fournitures scolaires, vêtements, distractions, nourritures, amour paternel, toute la panoplie est concernée et de façon correcte. Alors bon, oui, sûrement que je suis pas assez à l'écoute ni assez tendre et sûrement que j'agis trop souvent en égoïste, oui, sûrement mais bon elle est aimée. Aimée de chez aimée. Y a personne pour nier ça. Même mon ancienne épouse qui, Dieu sait, n'est pas la dernière pour me balancer des chiquenaudes vous le dira, je suis un bon père. Ou en tout cas, un père dans la bonne moyenne des pères et quand on voit à quel point les pères d'habitude s'acharnent à être des foutus bons à rien, on peut se dire que ça tient du miracle. Attention, je ne veux pas me jeter des fleurs mais...Je ne veux pas me jeter des fleurs mais...Je ne veux pas me jeter des fleurs, me jeter des fleurs...Putain mais il est toujours là ce gars. Devant moi toujours là. J'ai répondu pourtant, il m'a posé sa question, j'ai répondu et il est toujours là. Et il me regarde, et ses yeux semblent contenir tous les paragraphes, strophes et monologues de tous les livres nés depuis l'arrivée de l'encre. Il y a tous les mystères et toutes les conclusions dans ces deux petites fentes humides et pâles. Ses yeux, bien que je leur concède une certaine beauté, j'ai bien envie de les lui arracher. Et de les lui faire bouffer, comme ça il parlera plus. Parce que vraiment, là, je sens que ça lui tenterait bien de parler à nouveau. Je sens que c'est son prochain mouvement, que c'est ce qu'il prépare, il pourrait se préparer à tourner les talons ou à sauter sur une jambe mais non, il se prépare à parler. Je le sens, comme à la parade, je le sens comme lors d'un combat, comme si j'avais le déroulé en tête.

Une fois qu'il se sera positionné sur la troisième corde, arrange-toi pour le réceptionner avec fracas mais sans heurts, ensuite, feins d'être à bout de force et d'avoir été mis K-O par son poids. Cependant, au moment où l'arbitre arrive jusqu'à deux, relève-toi un peu pour qu'il s'arrête. Puis rendors-toi et laisse l'arbitre repartir jusqu'à deux et réveille-toi. Puis rendors-toi et laisse l'arbitre jusqu'à deux et réveille-toi...mais cette fois pour de bon. Tu te réveilles comme un colosse, comme un héros de la Grèce Antique, debout sur ses deux jambes et prêt à fendre les montagnes. Là, tu verras chez ton adversaire une peur de carnaval et tu joueras sur celle-ci en le pointant du doigt. Il fera mine de s'enfuir, tu le rattraperas, le balanceras dans les cordes, lui asséneras un coup de la corde à linge et le flanqueras au sol. Enfin, sous les hourras d'un public acquis cette fois à ta cause, tu lui feras goûter à ta prise spéciale, à ton "dirty spine crusher" après t'être évidemment assuré que ton adversaire était en état de l'encaisser. Et tu gagneras. Et le monde sera un magnifique endroit, le temps de quinze minutes, le temps d'un combat, le monde sera. Les gens, toi, moi, tous, nous oublierons l'amoncellement hyper régulier des cadavres au quatre coins de la planète, nous ferons sans l'espace de quinze minutes, sans les bombes, sans ceux qui les préparent, sans ceux qui les reçoivent...Sans tout ce sang versé - sauf s'il vient d'une poche ou qu'une arcade pète...

Je pouvais lire ses yeux, ses joues, ses dents comme on lit un combat et tout annonçait qu'il allait parler. Parler pour dire quoi ? Ça aussi, je le savais. Je ne voulais pas le savoir, j'avais tout fait intérieurement pour ne pas le savoir, pour l'oublier comme on le fait des bombes, ou de la faim, ou de la pauvreté, mais je le savais. Ce n'était plus qu'une question de temps avant que je ne le sache pour de vrai. En ceci que je le savais mais...enfin, on ne sait jamais. Ou plutôt même si on sait, on se dit que ce n'est pas possible. Que ça ne peut pas se passer comme ça, pas par un jeudi d'automne à dire vrai très similaire d'avec la veille. Avec les mêmes lignes de voitures dans les rues, les mêmes boissons et barres chocolatées dans les machines, les mêmes caissiers et caissières bossant au cinéma, les mêmes nuages disposés dans le ciel à quelques nuances près, les mêmes micro-coupures sur mon visage...ah non. Celle sur mon front a durci. Bientôt, elle tombera d'elle-même. Et cette micro-coupure qui actionna une préoccupation, un désagrément, dans une des strates de mon esprit, disparaîtra tout comme son souvenir. Ainsi, elle finira par rejoindre dans le néant cosmique tous les souvenirs d'angoisses secondaires liées aux entailles plus que superficielles et autres toux bénignes. C'est assez triste que ça fonctionne comme ça. Nous ferions mieux de faire davantage attention à ce type de souvenirs parce qu'au fond la guérison est une réussite d'une valeur grandiose. Combien de fois nous plaignons-nous que rien n'arrive jamais à sa bonne résolution alors que quotidiennement, si, nous guérissons, et que c'est savoureux ! Se débarrasser d'une douleur, d'un mal de dent ou d'un ongle incarné devrait laisser des traces de satisfaction plus grandes afin que par la suite, si je ne sais pas moi...une mauvaise nouvelle devait arriver, on puisse se dire "ok, ça, ça a merdé...et puis, il y a ça aussi qui merde et ça, et ça...mais souviens-toi quand tu as cessé d'avoir le nez qui coule, ça c'était un beau moment ! Et pareil quand t'avais vaincu à quasi toi tout seul ta gastro-entérite, quel champion tu fais en fin de compte !"...ça permettrait de mettre un peu de soleil dans une vie qui n'aime rien de mieux que de se croire dans l'ombre. On pourrait relativiser, moins se morfondre. Se dire que ça continue, que tout continue, que tout continuera. On arrêterait de chercher dans la vengeance ou le mépris de soi des manières de mettre de la glu sur quelque chose déjà brisé. On prendrait la vie comme un combat de catch, on a mal, l'arbitre tape 1 puis 2, on a toujours mal mais on fait un effort pour se relever...Mais le mal est sérieux alors on chute encore, et l'arbitre revient, 1 puis 2, mais on ne peut pas lâcher prise, pas totalement, alors on se relève. On pense à tout le bon, à tous ces soleils qui passent au travers de stores dans ces chambres cachées où deux amants s'étreignent. Mais encore on retombe, la vie est lourde, pour preuve, son plus célèbre représentant est un gus agonisant sur une croix de bois, la vie est impossible à soulever, la montagne est sur vous, imaginez plusieurs hectares de forêts, de chèvres et de cascades tout allongés sur vous, sans désir de bouger...Et l'arbitre de faire 1 puis 2. Mais ah, ah, ah, le souffle permanent du plaisir, la respiration de l'amour, la sueur de l'espoir, le store s'ouvre et le soleil rentre. Les deux amants sont beaux, jeunes et nus. On peut voir sur leurs fronts passer toute la lumière. Et cette lumière cache leurs entailles, leurs rides et leurs soucis. Pour quinze minutes, quinze ans ou mille-cinq-cent années, ces deux-là sont heureux. Ils ont su oublier.

Vous vous relevez. La montagne est devant vous et elle est effrayée. Elle est en train de comprendre que vous êtes capable de la renverser. Vous la pointez du doigt. Et vous la rattrapez. Quelques coups et prises au sol plus tard, vous gagnez. Vous gagnez. L'homme et ses yeux tournent les talons avant de disparaître à tout jamais. Sur quoi, vous rentrez chez vous en attendant dix-sept heure pour la fin de l'école. Vous allez chercher Sophie, elle est encore plus jolie que dans vos souvenirs, y a pas à dire, elle a tout d'une chouette enfant...et vous ne pensez pas ça parce que c'est vous le père. Elle monte en voiture, vous parle de sa journée, des gamins qui l'embêtent et vous vous marrez. Devant vous l'horizon se dévoile, il est clair, sans montagne et sans rien. Sans yeux, sans homme qui parle, sans suite. Sans rien...)

L'homme : Excusez-moi de vous déranger. Voilà, je ne sais pas comment tourner les choses autrement mais j'ai le regret de vous informer que votre fille a eu un accident, je tenais à vous l'annoncer personnellement. Voilà, Sophie s'est faite poignarder tout à l'heure. Elle était dans les toilettes pour filles quand c'est arrivé. Personne, en revanche, dans tout l'école, ne comprend comment ça a pu arriver. Tout ce que l'on sait malheureusement...c'est que, c'est que, les secours n'ont pas pu la sauver. Les blessures étaient trop profondes et son corps trop fragile...Monsieur, monsieur, vous m'entendez ?

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Max Ernst - Antipodes de Paysages




samedi 27 février 2016

(SK, Début)

Tout a commencé comme un canular plutôt mal écrit. Sauf que cette fois-ci l'histoire était bien vraie et qu'elle changea le monde.

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Chapitre 1 : La grammaire des yeux arrachés par amour, première partie
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"Salut les filles, c'est Sally. Alors, je fais cette vidéo parce que je reviens de ma boutique favorite et que j'y ai trouvé tout un tas de crèmes que j'adore et que je vous conseille !"

C'était la vingtième vidéo d'affilée qu'Hélène regardait, et la dixième consacrée aux produits de beauté. Hélène ne se souciait pas tellement de ces produits, étant elle-même satisfaite de ce qu'elle possédait et estimant avoir une plutôt jolie peau. Ce qui intéressait Hélène dans ses vidéos, donc, n'était pas tant leurs contenus que ce qu'elles mettaient en scène. Hélène aimait beaucoup Sally, sa chambre bien rangée qu'on devinait dans le fond, ses petites anecdotes sur sa vie amoureuse et ses lèvres charnues. Elle aimait aussi la lumière qui captait son visage tandis qu'elle devisait virtuellement avec des dizaines d'autres filles mal dans leurs peaux ou simplement curieuses. Hélène aimait tous ces à-côtés que l'oeil capte en silence. Ses moments de grâce qui ne s'en donnent pas l'air, l'ombre des feuilles à sa fenêtre qui supposait le vent, le bleu d'une veine sur le front de Sally au moment où elle demandait à toutes de s'abonner à sa chaîne. Tout cela engendrait chez Hélène des impressions de calme et de sécurité, comme si rien ne pouvait lui arriver pendant qu'elle regardait Sally. C'était comme discuter avec une amie sans avoir à chercher ses mots, à s'en vouloir après une phrase mal dite ou à rentrer son ventre pour ne pas qu'elle pense qu'on s'est laissée aller. Il n'y avait pas justification à donner avec Sally. Elle était là, nous embrassait toute entière une fois par semaine et c'était tout, et c'était bon. Cela durait souvent moins d'un quart d'heure, moins qu'une sieste d'enfant et pourtant chaque fois Hélène en ressortait, pareillement, fraîche et rassérénée.

Sauf qu'à l'été, Hélène, disposant de plus de temps, se lassait de cette dose hebdomadaire. Elle en voulait davantage. Alors oui, elle avait bien essayé de voir ce que faisait la concurrence mais toutes lui paraissaient fades comparées à Sally. Sally avait une humanité supplémentaire, un sourire qui l'emportait sur la superficialité de ses propos et Hélène voulait de ce sourire le plus souvent possible. Voilà pourquoi, ce jour-là (comme d'autres jours), elle avait enchaîné une vingtaine de vidéos. Intérieurement, elle ne sentait plus du tout l'air simple et frais que ramenait Sally. Il n'y avait plus chez Hélène que du remords, que de l'envie de faire autre chose mais elle n'y parvenait pas, et puis, qu'est-ce-qu'un petit quart d'heure après tout, rien ne lui empêchait de se faire cette vidéo puis d'aller au parc marcher. De toute façon dehors il fait trop chaud à cette période de l'année, et il y a souvent des chiens là-bas ou des crétinus prêts à vous embêter. Alors Hélène restait devant l'écran, captivée et captive, à la recherche du sourire de Sally ou d'un joli reflet derrière elle.

Mina, la mère d'Hélène, voyait bien que sa fille sortait de moins en moins, cependant, ça ne l'inquiétait pas, elle aimait avoir sa fille chez elle, sachant que de toute façon, elle finirait par partir. Voilà pourquoi elle la laissait devant son ordinateur toute la journée, sans crainte aucune, d'autant qu'elle savait bien que sa fille n'était pas du genre à traîner sur des sites interdits ou à regarder du contenu violent. Et la vie suivait son cours, lente, paisible en apparence et sans grande distraction.

L'article qui marqua la fin de cette époque parut dans l'anonymat le plus complet le 18 mai 20xx, dans le journal officiel de l'université de Pittsburgh. Ce journal comptait trente-deux pages dont une et demi seulement pour l'article en question. Une broutille. On entendit, à vrai dire, pas parler de cet article avant la mi-juin et à ce moment-là, hors leurs auteurs - dont les noms n'étaient pas mentionnés, seul un énigmatique J.S. était présent en guise de signature - ils étaient à peine une centaine à l'avoir lu. Lors de sa réparution, à la mi-juin, le lectorat fut tout de suite plus large et cela se comprend car l'article venait en effet d'être repris par le blogueur indépendant "Rapid Rat" qui totalisait quasiment neuf mille vues par jour. Sur son blog, Rapid Rat avait pour habitude de reprendre quelques-uns des articles à propos des études les plus loufoques entreprises dans les universités d'Amérique du Nord. Son post précédent, par exemple, reprenait en partie une publication récente établissant un lien entre les mauvaises performances sexuelles et la non-capacité à ouvrir une enveloppe correctement. Ce qui plaisait chez Rapid Rat, c'est qu'il s'amusait derrière à décrire avec énormément de cynisme en quoi cette étude était bidon ou ne servait à rien. Il fit de même pour l'article de l'université de Pittsburgh, et ses suiveurs commentèrent à leur tour avec plus ou moins d'originalité.

Parmi ces commentaires, il y en a notamment un qui aujourd'hui fait froid dans le dos. Il a été écrit par "Charlie0" le 19 juin et il dit, dans le style des affiches des films catastrophe :

"Les écrans tuent ! Attention ! Ne restez surtout pas chez vous, ne mangez pas de pop-corn et ne regardez rien ! Ou vous mourrez et ce sera le clap de fin ! Les écrans tuent...bientôt sur vos écrans !"

Malheureusement, Charlie avait raison, à part pour le pop-corn, encore qu'on en mange plus tant il rappelle la mort.


Mark Gertler - Vie avec Autoportrait



dimanche 21 février 2016

Fire-crackers

"Aimons le soleil tel une partie de nous
Et tant pis s'il est fait d'ombres indisposées" < devise d'un incendié, quelques amputations plus tard


*

Ceux qui ne sont pas restés ne savent pas tout à fait d'où vinrent les premières flammes. Elles venaient peut-être de ces cimetières où seuls les rois s'endorment ou bien de ces montagnes conçues tout à l'envers dont les pics s'abreuvent aux mares des sauterelles. L'origine, réelle, de ces flammes mondiales est purement inconnue. Certains prétendent pourtant la connaître par cœur. Ils racontent que c'est la faute des voitures, du gaz et du pétrole. Ou alors qu'elles ont jailli de la forêt pour la protéger des haches, des sillons et des fouets. Toutes ces versions se mentent entre elles. Pas une n'est pas trouée, ne serait-ce qu'un peu, par une incohérence. Pareillement ces chiffres, en nombre impressionnant, qu'ils ont intégré dans leurs différentes commissions d'enquête et qui n'ont plus l'allure d'ondine ou d'épée douce, ils ne sont plus que des taches dissemblables les unes des autres.

8 millions est comme quarante et 1.

Les flammes ont dirait-on brûlé jusqu'à l'encre pompée par le cerveau. L'alphabet est en fauteuil roulant depuis qu'une poutre, rouge pire que l'aube, a écrasé ses jambes. De fait, les quelques millionièmes humains ayant survécu aux dramatiques explosions balsamiques ne s'expriment désormais plus que par énigmes. Que par questions, comme un Enfant. Les flammes ont effacé dans la foulée l'affirmation et son pouvoir, brutal, sur les êtres. De là, en dehors des raconteurs qui théorisent le début de la fin ou la fin du début du haut de leurs trente-2 dents sévèrement ébréchées, il n'est plus sur la Terre que des marcheurs aux mains ouvertes et noires.

Leurs mains sont noires de cendre et ouvertes à cause de l'amour fou. C'est que, quelque part, les flammes ont fait du bien. Elles ont dépossédé. Tous et toutes choses. Les meubles, les courts de tennis, les installations de dépeçage du bœuf à peine née, toutes ces sphères éloignées de l'eau et de la vérité ont été reprises, vertement, par le sarcle igné. Certes, une immense partie de l'humanité en a payé le prix et on ne compte plus - faute de chiffres - les foyers désunis et autres nourrissons engloutis sous les braises. Mais, cette immense partie de l'humanité n'était-elle pas au fond qu'un chœur robotique ? Qu'un assemblage terrible de tuyaux malfaisants aux indignes préoccupations, sans désir de plage ni d'entraide, et rien que guidé par l'éventuel profit et son probable impact sur l'ouverture disciplinée de cuisses adolescentes ?

En clair, les flammes ont permis, qu'on se le dise, à la Terre de se défaire de plusieurs millions d'animaux aux costumes et tiares bien taillés et dorés. Des Fils de. Mortellement blancs et incapables de lire le miracle d'un œil avec le cœur battant. Et aujourd'hui, grâce à ces territoires de lave survenus sans qu'on sache, nous sommes débarrassés de ces chiens de l'enfer que sont les téléticiens, et bizarrement, le coeur bat de plus belle. Et les mains, sauvées et noires, observent le soleil - ses rayons, son univers, sa floraison - avec les larmes aux yeux tandis qu'une tête amie rêve sur leurs épaules.

"Nous ne savons pas d'où viennent les flammes mais nous les remercions.
Similairement pour tout, ainsi faire, nous devrions." < devise d'un incendié, quelques tendresses plus tard


Hans Ruedi Giger - Biological Landscape