mardi 27 octobre 2015

Veux-tu m'épouser ?

Nous fîmes au bout du monde des expériences traumatisantes. Comme de se recueillir sur des tombes en pleine jungle. Près de ces lianes où s'emmagasinent quotidiennement les aubes et les étoiles. Près de ces ombres absolument non pâles et de ces luminaires tels de grands lacs blancs. Près du souffle, oppressé et humblement cosmique, d'un malade vieillissant. Dans une chambre d'hôpital, première version de la tombe sous la jungle, première version des larmes versées dans le futur. Il y avait des tigres aussi dans ces mondes précis. Des tigres presque invisibles et qui nous auraient tous eu sans le secours d'un phare. Les phares sont certes là pour traquer les sirènes mais il ne faut pas oublier qu'ils existent également en cas de tigre transparent. Nos yeux d'alors étaient tellement jeunes. Ils pouvaient supporter et le phare et les tigres. Ils pouvaient mordre, se reposer, et mordre encore. Ils pouvaient faire des fleurs des compagnons de route et des romans de gare des voyages suspendus sur le fil du miroir. Ce fut ce qui se nomme l'adolescence. Avec ces troubles et ces agrandissements, avec ces membres qui explosent de dessus notre épaule ou qui percent de derrière notre dos. Ces mandibules, douloureuses et sensibles, qui ne demandaient qu'à jouir ou à pleurer à seaux. Le souffle, au cœur de ces mondes constamment perturbé par la pluie (mais pas une pluie froide, pas une pluie qui met des gants de laine, une pluie désespérante et chaude, comme un baiser qui se présente avant qu'on l'interrompe), était vif et sans lugubrité. La vie marchait sans ses béquilles, les trains avaient du retard mais pas à cause de la jungle et un grand nombre de femmes nommées je crois Emma avaient la peau neigeuse et belle. Tout portait à croire que l'existence s'était pour ainsi dire calée sur nos yeux, que comme eux, elle était un puits par définition, un puits de bon, de rosaces et de veines bleuies par de saines tensions. On bandait sévèrement et on mouillait pareil. Animaux à huit pattes et deux cerveaux, nous avancions le long de corridors sans cesse animés par l'Illumination, par l'Innocence et par toutes ces I-choses. Et plus nous avancions, et plus nous caressions ces fantasmes humides, plus nous nous rapprochions d'un dénouement subtil. Orgasme taisant son nom, la Mort faisait son lit dans nos esprits fragiles. Parce que malgré tout, malgré tout et malgré toutes choses, vieillir un jour arrive. Cela arrive d'ailleurs souvent quand on est jeune (s'il on ne fait pas chaque fois attention...un conseil...à tous ceux qui désirent ne pas vieillir...quand vous marchez, si vous marchez, arrangez-vous pour regarder le ciel dès que possible, qu'importe si c'est celui des grandes villes et des grosses pollutions, qu'importe s'il fait nuit noire ou s'il pleut du béton, regardez-le...c'est le plus vieil écran du monde et de ce fait, il vous rappellera combien vous êtes jeunes). Parfois, en traversant la route, on se rencontre. Personnage à chapeau claque et à l'oeil retourné. Mime terriblement embarrassé d'objets. Cul-de-jatte sur ses deux jambes, vous vous voyez. L'espèce d'armure posée sur votre corps éclate en mille morceaux et les mandibules reparaissent. Elles sont désormais toutes tombantes et noires. Elles n'ont pas bu depuis longtemps. Depuis que vous avez commencé à travailler pour être exact. Depuis que vous avez commencé à vous souciez pour être exact. Les mandibules bientôt pendent puis frottent sur le sol. Elles descendent encore, jusqu'à fléchir contre le pavé froid. Elles fléchissent, encore et toujours, malgré la douleur et vos supplications. Elles continuent de s'étirer tête la première contre le sol. Elles craquent. Elles craquent...et craquent. Elles finissent par pénétrer les sols, les terres et les conduits. Douées d'une forme d'infinité nouvelle, les mandibules explorent les continents cachés. L'Afrique rouge et ces masques qui parlent sans même avoir de bouche. L'Australie beige et ses arbres capables d'aller à l'opéra. L'Europe cyanne dont la plupart des mers sont en fait des champs de baies indissociables. L'Asie verte où, chaque jour, des milliers de milliers de fillettes reçoivent en cadeau une flammèche sortie tout droit des rayons du soleil. Et enfin, elles découvrent l'Amérique violette et ses squares densément peuplés, soit par des écureuils, soit par des histoires drôles. Les mandibules voient tout cela.

En sous-marin.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse. Nos obligations sont devenues trop grandes et la vie, on le croit, trop petite. Nous sommes tellement fatigués par ce rythme supposément commun que tous les soirs, au fond d'un long verre d'eau, nous déposons nos yeux. Les veines qui les composaient ont, au contact fréquent du liquide basique, totalement disparus. Nos yeux sont blancs. Ce sont des espèces d’œufs. De ces espèces d’œufs inexpressifs et lents qui ne peuvent que provenir d'une poule élevée dans la cave d'une cave.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules remontent à la surface. Elles font fleurir tous les bourgeons de nos rêves passés, tous les romans, tous les baisers. Chaque petite délicieuse intention qui n'a pas su de notre main être concrétisée se retrouve, avec les mandibules, immédiatement achevée. Nos songes de palace sont maintenant des palaces songeurs. Nos désirs les plus fous s'étendent sur des hectares qui, en un clin d'oeil à peine, se voient fertilisés dans maints râles aimants et maintes agonies aux lèvres rougissimes. Les promesses occupent une place de choix dans cette floraison, une place capitale, capitale avec des belles maisons et des belles maisons, pleines à ras-bords de fenêtres où se devinent de fines silhouettes. Ce sont nos fils et filles. La petite, là, celle avec son ruban rouge dans ses cheveux cendrés, c'est Constance. Quant au petit gars, oui celui-là avec le short sable, c'est Contrôle sur soi. Ah, et voilà les cousines Douceur et Ne pas abandonner, de chouettes gamines pour sûr ! Ah et tu tombes bien toi, voilà, je te présente le petit dernier : Envie de vivre.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules reviennent, regagnent notre corps et nous entraînent. Elles veulent que nous voyons tout ça, toutes ces plages où les horloges plutôt que d'échouer sonnèrent au bon moment. Toutes ces périphéries de résolutions tenues, tout ce réseau d'exaucements. Elles veulent que nous ayons les larmes aux yeux et que ces larmes nous marquent si profondément qu'elles recréent nos veines. Elles veulent nous voir heureux, une dernière fois, en effaçant le tout au profit d'une jungle.

Elles veulent nous voir, le souffle oppressé et humblement cosmique, assis dans cette jungle.
Elles veulent qu'on voie la tombe et la vie telle qu'elle est, c'est-à-dire, une mandibule de rien.
Avant bien sûr de relever la tête et de voir, dans notre dernier souffle, cette autre jungle - étoilée - où tout existait bel et bien.

(jusqu'aux tigres
jusqu'au phare, autrement dit Ta main)

*

Je vis Dieu cette nuit pour la seconde fois.
La première fois, c'était un moustique dans une église, preuve qu'il n'avait rien à faire là.
Et cette fois, c'était une libellule blanche qui, en s'élevant, m'indiqua l'horizon.


An Old Photographer - Image 2

lundi 26 octobre 2015

La sodomie pastorale

Des milliers de personnes décèdent chaque jour, jambes et bras enfoncés dans une totale iniquité sans qu'aucun pasteur au monde ne fasse quoi que ce soit. Ils prêchent la bonne parole, la ressassent aux oreilles ahuries qui n'ont que ça à foutre, que d'être là dans ces églises pendant qu'à quelques kilomètres de là des gens crèvent complètement. Ils sont là, Hallelujah, Alléluia, et vas-y que l'amour de Dieu est la plus belle des choses au monde tandis que sur ces routes - ces mêmes routes qu'ils empruntent chaque jour - des hommes et des femmes risquent leurs vies en quête du feu ou d'un morceau de fruit. Ils pourraient s'y arrêter, donner une partie de leur confortable salaire mais non, ils risqueraient d'être en retard à l'église. Et l'église est plus importante pour eux que la vie d'étrangers.

Parce qu'au fond, son prochain, toujours, dans ces religions de merde que des pasteurs à têtes merdeuses tiennent en si haut respect, son prochain, toujours, c'est soit ton frère, soit ta future copine ou ton meilleur ami. C'est jamais l'arabe du coin ou le noir que tu croises dans le métro. Ton prochain, c'est toi-même en fait, toujours, ou du moins, c'est tout ce qui te ressemble énormément. C'est pour ça que tu vas à l'église d'ailleurs, pas pour être empli d'un noble sentiment ou te motiver à agir correctement, non, c'est rien que pour être avec tes foutus tiens. T'en griller une à la fin du prêche et parler du dernier match. Jésus, les eaux écartées et toutes ces historiettes en vérité ça te passe au travers. Ton crâne, en fait, c'est du vitrail. Ce n'est rien qu'une histoire que tout le monde oubliera, et toi le premier.

Tant pis pour le reste, pour l'agonie voisine qui elle ne rêve pas d'une Sportive de chez BMW pour avoir l'impression de réussir sa vie. Elle, l'agonie voisine, elle ne demande qu'à survivre et si possible décemment. Mais bon, ce sont avant tout des étrangers, des mécréants et des sales races. Paraît même que ces gus-là ont plusieurs femmes alors pourquoi pas la tienne puisque dans le fond toutes les nanas sont des salopes qui ne savent pas résister à l'appel exotique...?

Mais va te faire sodomiser, et ton pasteur avec, ce petit flacon de bons sentiments qui n'a jamais rien fait pour les autres sinon réciter sa biblique leçon avant de se péter la gueule au vin auprès des notables du coin. Vraiment, les gars, je vous invite à faire ça, à goûter à l'éclatage de rondelle en règles et sans préparation. Vous pourrez ainsi ressentir ce que vous faites aux femmes et ce que vous faites subir quotidiennement aux cœurs des plus pauvres. Enfin...non, je pense que pour le ressentir exactement, il faudrait qu'on vous encule violemment et à coups de couteaux mais comme je ne suis pas sadique, on va rester sur du défonçage sexuel. C'est toujours ça de pris et ça foutra un peu, comme ça, la paix à nos enfants.

*

An Old Photographer - Image 1

jeudi 22 octobre 2015

L'étrange odeur des oranges trop mûres

On jouait souvent chez mon grand-père. On s'amusait à faire de la balançoire, à se chercher dans le jardin ou à regarder les trains. Mon grand-père avait une belle maison située non loin d'une voie ferrée. Quelquefois également, on jouait à manger le plus possible. On piochait parmi les pissaladières aux anchois et autres roulés à la framboise et on se gavait à n'en plus pouvoir. Il fallait voir nos têtes dans ces moments et celles de nos parents. On parlait aussi avec grand-père quand celui-ci n'était pas occupé par une discussion réservée aux adultes. Enfin, on ne parlait pas vraiment, plutôt, on écoutait grand-père. Il nous parlait d'un temps passé depuis peu où le soleil d'après ses dires était plus jaune et vif qu'aujourd'hui, où l'herbe était décidément plus verte et où la paix n'était pas une paix de plaisance. Il employait exactement cette expression de "paix de plaisance", je m'en souviens très bien et je m'en souviens sûrement parce que je ne comprenais pas alors ce que ça voulait dire.

Maintenant que je suis âgé de presque trente ans, je peux dire que je le comprends. Mon grand-père faisait simplement la distinction entre la paix réelle qui intervient dans la suite directe d'une grande guerre et cette sorte de paix bâtarde qui est la nôtre. Car dans le fond, la paix n'est pas tellement là, nous serions plutôt au cœur d'une guerre mondiale extrêmement lente. Etats-Unis, Russie, tous ces blocs composés de millions d'êtres humains qui se frottent sans grandes explosions mais avec, en continu, des dizaines et des centaines de morts. C'est une paix qui dézingue que la paix d'aujourd'hui. Une paix qui fait des pauvres et des laissés pour compte. Avant, la paix créait le rêve. Et désormais, elle ressemble gravement à un rampant cauchemar.

Cependant, je préfère cette paix à celle vendue par mon grand-père. Certes, l'actuelle est tragique mais moins, beaucoup moins, que l'ancienne. Je ne suis peut-être pas très clair. Ce qui est logique quand on connait les causes de mon trouble. Disons que j'ai sur le cœur quelque chose d'immense et que le fait de retirer cette chose risque de provoquer chez moi autant de peine que de soulagement. Mais soit, la machine est lancée et je me dois maintenant d'en décrire l'intérieur.

Sachez tout d'abord que je ne parlais pas de mon grand-père par hasard ou par pur nostalgie. J'en parlais à dessein car cet homme est le protagoniste du fait divers dont je fus, quelque part, la victime. J'avais alors huit ans et je faisais, en visite chez mon grand-père, tout ce qui est exposé plus haut. Et même pire, j'osais parfois des choses dangereuses, comme sauter dans les orties ou lancer des cailloux contre les vitres des trains passants. Ah, vous vous demandez sans doute pourquoi le "on"...et bien, à cette époque, sachez aussi que j'étais seul. Dans cette solitude ressentie seulement par les petits blancs garçons de bonne famille que les autres écoliers, sortant d'un milieu plus modeste, ostracisent avec joie. Dans cette solitude lourde de l'enfant dont les parents travaillent trop et n'aiment pas assez. Dans cette solitude folle qui fait qu'en fin de compte, faute de petite sœur ou de bon camarade, on s'invente un ami.

Le mien s'appelait Raymond et avait, dans ma tête, deux ans de plus que moi. Et bon sang comme il était gentil autant que facétieux ! Nous fîmes ensemble les quatre cents coups devant tous ces adultes qui n'avaient que faire de cette passade. Pour eux, pour ces gens plus vieux, je n'existais pour ainsi dire pas. Cet état de fait favorisa mon attachement avec Raymond qui sur ce point me ressemblait. Nous étions tous les deux spectraux, mutiques et malgré tout, curieux et pleins de vie. Seulement, ni mes parents ni leurs amis ne désiraient répondre à notre curiosité, seul mon grand-père, encore lui, nous témoignait un semblant d'affection. J'adorais écouter mon grand-père après avoir fait le fou dans son jardin. J'adorais sa voix, ses petits yeux très bleus et sa maîtrise du verbe.

Quand il disait "De mon temps, la paix était une fête, un rebattage des cartes, un doucereux chemin vers un monde glorieux, un monde immaculé..." quand il disait cela, je vous jure que j'étais aux anges. Ce monde immaculé paraissait dans sa bouche au moins aussi génial que celui que la fièvre me donnait quelquefois. Je m'imaginais un monde où les dragons mangeaient à la table des hommes et où les princesses entre elles vivaient et se mariaient. Un monde fou.

C'est justement la folie qui furent diagnostiquée chez moi par mes parents après leur brève lecture d'un mensuel consacré à la psychologie de l'enfant. Selon quoi, en l'espace de quelques semaines, on me présenta à une sacrée brochette de barbes et de blouses blanches. On me demanda de parler de moi, de Raymond, de l'école. On me donna des jouets, des cubes, des dessins et chaque fois que je commençais à les manipuler, l'un ou l'autre de ces docteurs notait quelque chose dans son carnet. On me demanda même le nom de famille de Raymond alors que je ne le connaissais pas. Par manque d'imagination, il devint Raymond Ray. Quand il entendit ce nom inventé de toutes pièces, un autre docteur, un roux cette fois, eut un air d'abattement. A la suite de ces divers entretiens, j'étais certain de faire partie de ces gens qui finissent dans la boue ou bien la corde au cou. Je m'imaginais passer de centre de redressement en centre de redressement, loin de Raymond, loin de mes parents, loin de papy.

Sauf qu'au bout du seizième entretien insatisfaisant pour mes parents arriva le dix-septième. J'avais là affaire à une femme dans la trentaine, somme toute normale et bizarrement débarrassée de cette morgue ultime pourtant apparemment de rigueur chez tous ces thérapeutes. Autre surprise pour moi, plutôt que d'opter pour un fonctionnement question-réponse digne du commissariat, cette femme parlait avec moi et parfois même avec Raymond. Elle se racontait aussi, elle me parlait de son Raymond à elle, Victor, qui l'avait bien aidé quand sa mère était morte. J'avais de la peine pour elle et pour Victor, à qui elle avait dit au revoir quelques années plus tard. C'était, je crois, la toute première fois que je communiquais avec un autre être humain sans aucun rapport de force quel qu'il soit. Il y avait certes ces discussions avec mon grand-père mais il s'agissait davantage de monologues que d'échanges réels. Naturellement, suite à cette grande première, je demandais à mes parents de revenir la semaine suivante. Ils obtempérèrent, pas franchement emballés par le profil de cette doctoresse.

Les semaines, belles, s'écoulèrent comme le font les cascades, avec fraîcheur et vivement. Et, à chaque nouvelle entrevue, j'étais davantage vivant, davantage ravi, davantage un enfant comme on se l'imagine. C'est bien simple, pour témoigner de l'importance que ces rencontres avaient prises pour moi, j'avais fini par me dire que le doux visage de ma thérapeute était l'un des vestiges du monde immaculé vendu par mon grand-père. Malheureusement pour moi, ce délicieux îlot fut vite ravalé par les flots parentaux. C'est peut-être de ma faute aussi, j'aurais dû savoir qu'à cet instant il fallait mentir et que ma probité aurait des conséquences mais, je me sentais tellement bien avec elle que le mensonge-même était devenu un concept impossible. Toujours est-il qu'un jour, au bout de deux mois trois quart de relation, elle me demanda si je pensais que mes parents m'aimaient et je lui répondis que franchement non.

Il faut savoir, avant de décrire la suite de cet épisode, qu'au fil de ces semaines éclatantes, je m'étais naturellement éloigné de Raymond. Je continuais certes à lui dire bonne nuit mais ça s'arrêtait là. Ce détail aura, je le crains, son importance plus tard. Enfin, pour ce qui est de ma thérapeute, la suite est triste à souhait. Disons que ma confession, faite innocemment, l'a motivé à voir mes parents en face à face afin de leur expliquer qu'ils étaient, en quelque sorte, la source de mes névroses et qu'il serait judicieux de leur part de plus me donner d'attention. Elle leur expliqua sûrement que j'étais du reste, un garçon tout ce qu'il y a de plus normal qui avait juste besoin de ce coup de pouce tendre pour se livrer et se sentir mieux. Enfin...enfin, ça, c'est que je déduis maintenant car dans le fond, je n'ai jamais su ce qu'elle leur avait dit. Mon père s'étant tout simplement fendu d'un "Pauvre conne..." dans la foulée de l'exposition de mes problèmes par la jeune thérapeute tandis que ma mère, d'habitude réservée, a surenchéri d'un "Comment voulez-vous soigner les fous alors que vous êtes folle ?". Ces répliques, basses en diable, je les ai en revanche clairement entendu tandis que je patientais dans la salle d'attente. Après cet incident, je ne revis jamais ma chère thérapeute qui m'envoyait tout de même cette année-là une lettre dans laquelle elle me souhaitait le meilleur, pour moi et pour Raymond.

Elle serait sans doute malheureuse en apprenant que sa lettre eut exactement l'effet inverse. Car l'automne arriva et avec lui, la rentrée et avec la rentrée, les coups de pied dans le ventre. Auparavant, je me moquais bien des brimades de mes brutaux camarades car Raymond était toujours là après pour me consoler ou me dire une blague. Sauf que Raymond, changé par l'épisode de la thérapeute, était devenu à son tour plus distant. Pour ne pas dire plus méchant. Il lui arrivait par exemple désormais de me conseiller, après une rouée de coups, plutôt que de battre en retraite ou de faire comme si rien ne m'était arrivé, de prendre les ciseaux disposés dans ma trousse. Il me disait qu'il suffirait que je lui plante une fois les ciseaux dans l’œil pour qu'il me fiche la paix pour toute la vie. Il me disait que ce serait une paix comme celle de grand-père, une paix glorieuse, pas une paix de plaisance. Heureusement pour moi, je refusais tous ces conseils sordides. Enfin pas tout à fait tous...

C'était un samedi de novembre. Un samedi en forme de nœud du problème. Il faisait déjà bien froid mais je passais tout de même l'après-midi à jouer comme un beau diable. Mes parents, depuis l'incident avec ma thérapeute, avait décidé de faire cesser le bal des pédagogues et des psychanalystes et ça m'allait très bien comme ça car je pouvais de nouveau passer mes week-ends à jouer dans le jardin de grand-père. Grand-père, lui, semblait à mes yeux vieux pour la toute première fois. Ses yeux très bleus avaient encore rapetissés et je lui trouvais une pâleur jusqu'à lors inconnue. Raymond, quant à lui, avait toujours ses méchantes idées. Il ne voulait plus se gaver des gâteaux mais les jeter à la figure des convives, il ne voulait plus sauter dans les orties pour en sortir le plus vite possible mais les prendre à pleines mains. Moi...je ne sais plus trop ce que je voulais, sinon sourire un peu.

Dans cette optique, je m'approchai de grand-père, désireux d'entendre une nouvelle fois son histoire de paix. Et au départ, je fus servi. La voix était belle comme toujours et les mots fort bien choisis mais, au bout de quelques minutes, il y eut entre ses dents comme un déraillement. Je sentis sa gorge devenir sèche et ses yeux se vitrer. Il me dit : "...il y a la paix et il y a l'ordre établi. Les deux sont des voisins mais, bon sang, il y a des gens qui quelquefois font tout pour détruire le calme dans ce bon voisinage. Des gens pas comme nous, avec des cultes différents et des églises en forme de champignon. Ceux-là fuis-les mon enfant car ils apportent le mal. Le mal véritable. Bah, pourquoi je te raconte ça, de toute façon je vois que tu ne comprends rien. Hm, que vous ne comprenez rien, toi et ton faux ami, Raymond le démon !". Il ria puis toussa. Puis reprit : "En tout cas, mon enfant et là je suis sérieux, ne t'avise pas d'aller traîner dans ma cave, elle est très en désordre et tu risquerais de t'y blesser, tu m'as bien entendu ?"

Oui, papy, ne t'inquiète pas. La nuit tomba presque en même temps. J'étais un peu sonné car même s'il était toujours mélancolique, je n'avais jamais connu grand-père aussi abrupt. J'aurais pu également être affecté par sa façon de me prendre de haut et de me parler méchamment mais bon les enfants pardonne vite surtout quand la nuit tombe, qu'il fait froid et qu'on a joué toute l'après-midi. Dans mon lit néanmoins, je repensais à ce qu'il m'avait dit, sur ces églises en forme de champignon et sur le désordre dans sa cave. Je me demandais quel genre de gens pouvaient bien préférer aux vitraux des églises des bâtisses de ce type, et aussi quel genre d'outils ou de cartons peuplaient l'interdite cave. M'imaginant mille et une choses, la plupart extravagantes et drôles, je me couchais enfin du sommeil du juste.

C'est peu dire que ma nuit fut courte. Au milieu d'elle, Raymond me réveilla. Il avait l’œil rouge et sa voix de méchant. Il murmurait : "Alors comme ça je suis un démon, hein, et ben on va bien voir..." Dans la foulée, il me prit par le bras malgré mes récriminations. Avançant dans l'escalier nous menant au rez-de-chaussée, j'entrepris de crier pour réveiller tout le monde mais Raymond me baillona à l'aide de sa paume. Assez vite nous arrivâmes dans cette sorte de L menant au couloir donnant sur la porte de la cave. C'était donc ça, Raymond, humilié par mon grand-père, voulait se venger en surmontant la stricte interdiction. Nous fûmes rapidement devant la porte de la cave sous laquelle, étonnamment à une telle heure de la nuit, brillait un long rai de lumière. Raymond, n'ayant peur de rien, actionna malgré tout la poignée. La porte, évidemment fermée à clef, demeura close. Sur quoi, Raymond dit : "Ton papy, c'est un vieux et tu sais très bien ce que font les vieux, ils cachent tous sous les paillassons". Et en effet, en soulevant le paillasson, Raymond trouva un double du sésame convoité. Après l'avoir fait tourner dans la serrure, il actionna de nouveau la poignée et ouvrit en douceur.

Ce qui surgit alors, en plus de la lumière mat des ampoules au plafond, fut un parfum très fort, assez semblable dans sa composition à cette étrange odeur que prennent les oranges trop mûres. Pour arriver de plain pied dans la cave, il nous fallait encore descendre un escalier. Chaque marche passée parût durer mille ans. Et chaque marche passée faisait empirer le parfum. De l'orange, nous passâmes à des fruits plus sévères et plus âcres, puis à des odeurs de viande jusqu'à déboucher sur des odeurs irréelles, de ces odeurs irréelles qui donnent envie de vomir ou de quitter ce monde. A reculons, nous arrivâmes en bas où se tenait grand-père qui s'agitait autour d'une grande bassine.

Peut-être cuisinait-il après tout ou préparait-il de la peinture puisqu'il était peintre à ses heures perdues comme un de ses modèles. Sans trop savoir pourquoi, faisant fi de la punition à venir, Raymond et moi continuâmes d'avancer pour voir exactement ce qu'il manigançait. L'odeur était terrible, mortelle. Je ne vis ensuite que des fragments. Comme des fragments d'os et de la chair noire, beaucoup et très liquide. Puis, grand-père se retourna. Ses yeux semblaient énormes. Mon sang était glacé. Et la chaux, elle, anéantissait ce qui avait tout l'air d'avoir été un homme. Et grand-père semblait heureux. Il me prit la main. La chaux dévorait la mâchoire de cet homme  grand et noir. Détruisait ses organes, les crevait comme des bulles. Il me prit la main et me força à regarder ce spectacle avec lui. Toute la foutue nuit.

Au petit matin, je me rendis compte, tétanisé, que Raymond avait disparu. Il ne revint jamais. Il était sans doute mort cette nuit-là.

Concernant mon grand-père, il décéda d'un cancer du colon quelques six mois plus tard.
Et chaque fois qu'un membre de ma famille, déposant des fleurs sur son cercueil, lui souhaitait de reposer en paix, j'avais un haut-le-cœur. Je pensais à l'homme noir, à la chaux vive - comme des vers, comme des lames - et à la mort définitive du monde immaculé.


à mon grand-père,

Grand parfumeur et sac à merde ignoble


Raphaelle Peale - Nature Morte avec Orange et Livre





mardi 6 octobre 2015

(panting)

Une forme. Un fauteuil. Quelques ombres, sans doute générées par des arbres. L'écran de télévision qui reste bloqué sur la neige. Au loin, le bruit d'une pendule ancienne. Puis, en surimpression, celui du vent, de la pluie, du soir couchant. La pluie qui tape contre le velux. Le vent qui fait que quelques branches frôlent les murs. Le soir couchant qui ressemble, de plus en plus, à la nuit finalement.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, est en train de gratter. Est-ce un insecte, est-ce un félin, est-ce une peau ? La forme glisse de son fauteuil et rejoint la cuisine. Elle observe le bruit, le grattement indistinct mais ne fait rien. Elle est comme prostrée. Elle pourrait allumer la lumière si lumière il y avait. Elle reste là. Avant de retourner à son fauteuil et à ses ombres.

Il s'agit d'un soir, d'une nuit, tellement sombre qu'en fin de compte la lune est avalée. Le vent siffle désormais. Des restes de forêt noire fourmillent sur la table. Cela fait un certain temps que ces restes sont là. Les verres dans l'évier sont sales. Et dans la chambre à l'étage, plusieurs malles pleines de jouets demeurent fermées à clef. Des polaroids datant de 1978 sont posés sur le lit. Sur ceux-ci se devinent des visages d'enfants. Se devinent car ces enfants sont costumés de la tête au pied. Ils sont vêtus d'étoffes cramoisies et portent sous les yeux du maquillage noir.

A la cave, quelques araignées circulent. Leurs corps bombés et gris pensent sensitivement. Ils ressentent chacune des aspérités de leur parcours vital. Ils ploient sous la poussière et sont comme écrasés par l'humidité. Des magazines de cinéma aux couvertures défraîchies tiennent dans des étagères faites d'un mauvais métal. Des tournevis aux manches transparents jonchent le sol froid.

Une rumeur, un fond de rumeur plus précisément, repêche dans ce lieu des fragrances passées. Odeurs de rires et de bougies soufflées. Pour ses treize ans, ce fut ici. La somme de ses amis et lui qui ne pensait qu'à elle. Et elle qui ce jour-là n'avait pas pu venir. Des traces, sous les arrêtes d'une table aux pieds attaqués par les mites, paraissent signifier que de la fraise, et de la menthe, auparavant, furent ici consommées.

L'escalier craque dans une espèce de reconstitution, tragique, du pas des occupants. L'air, étouffant, tente tant bien que mal de rejouer les scènes qui firent l'autrefois. Mais les éclairs d'une soirée d'automne ne vaudront jamais les feux articifiels d'une soirée printanière. Et le souvenir, toujours, échouera à reconstruire le vrai.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, a cessé de gratter. La forme a quitté son fauteuil, cette fois perpétuellement. Tandis que le vent, la pluie, la nuit se sont tous inclinés devant un bruit plus fort.

La sirène, même trente ans plus tard, continue de régner sur la ville. Qu'importe si cette dernière est vide et si aujourd'hui, tous ses habitants sont en âge de mourir mollement. Qu'importe si son signal n'a plus de sens qu'auprès des araignées, des mouches et des cochons errants.

Les bombes ont épargné la sirène.
Les bombes ont épargné certaines habitations.
Mais pas les coeurs, qui, à la première déflagration, ont sauté de chaque bouche.

C'étaient des coeurs avec beaucoup d'amour, d'enfance et d'innocence.
Ce devinrent des coeurs qu'on balaye en se bouchant le nez pour trouver où marcher.

Quelque chose, à l'intérieur d'un des meubles de la cuisine, grattera bientôt de nouveau. Chat, scarabée ou squelette, on en sait rien. Tout ce que nous savons c'est que cela grattera, comme un corps enseveli qui cherche le soleil.

*

Dans certains autres villages, il n'y a pas eu de bombe ni de sirène mais les maisons sont les mêmes. Vides et désespérées. A cause de la perte d'emploi ou des tabous que créent la vie en société. Toutefois, dans ces cas-là, nous n'ignorons pas ce qui gratte au fond des vieilles armoires...
Médicaments pris en masse
Noyade
Ou couteau pour le pain qu'on réserve à la gorge de son maudit mari.

Le Nord est ainsi fait de catastrophes intimes qu'aucune sirène au monde ne saurait prévenir.

*

Quant à celle qui n'était pas venue pour son anniversaire, nous n'avons pas de nouvelles d'elle.
Il se murmure seulement qu'elle n'aimait pas Chopin et qu'en Autriche-Hongrie, une femme douée de thérianthropie lui ressemble gravement.


Simon Hollosy - La Marche Rakoczi