lundi 21 décembre 2015

Appendice 2 : Appendicite / La carte du Bateleur

L'eau ne coule pas. Elle subit l'inclinaison ou les pulsions marines. Le sang ne coule pas. Seul le précipice qu'est la chair entaillée mène sa diffusion. L'essence ne coule pas. Elle dépend du conducteur et de ses habitudes. L'encre ne coule pas. Elle est condamnée à la stagnation tant qu'un fou ne la prend pas en main. Le lait ne coule pas. Il est aspiré par la bouche fébrile de l'enfant qui boit pour sa survie. L'eau ne coule pas. Elle tombe, et la ville toute entière espère qu'elle s'arrête.

De grandes et lourdes vagues à la gueule salée fouettent les genoux des maisons mal situées. De ma fenêtre, je les vois, elles ont l'entêtement de ces chats après un morceau de viande. Triste est la jetée et tristes sont ces bars où les marins s'enivrent jusqu'à l'épuisement. Leur lait a la couleur du sang et l'eau qui les nettoie est grise comme un chapelet. Sur la plage, tout est meuble. Deux hommes se tiennent l'un en face de l'autre, je les vois eux aussi. Ils ont des comptes à régler, leurs jambes, cornets charnus et gorgés à souhait de nerfs et ossements, tremblent à l'idée d'avancer. Mais il faut avancer. Le sable est froid, la nuit pourrait être celle du sommeil ou de la sexualité. Elle sera autrement. Le premier homme tient un couteau dans sa petite main gauche. Le second, une batte de base-ball.

Sur la lune non plus, l'eau ne se meut. Elle ne fait que former au sein de crevasses austères et poussiéreuses, des amas et des plaques, des jeux de miroir dans lesquels se mirent maintes bêtes qu'on ignore. Elles ont la peau noire, des corps d'araignée et des visages dont les yeux sont crevés dès la naissance par le chef du village. Alors, dans ces miroirs, toutes ces bêtes voient le seul reflet possible. Une absence, une colère inassouvie et l'envie de décortiquer les côtes des passants.

Plusieurs astronautes en ont fait les frais, à cause de leurs casques renvoyant la lumière. Ils ont été tranché de part en part par ces bêtes aveugles, avant même de pouvoir envoyer un message à l'état-major, avant même d'avoir l'idée d'écrire une lettre à celle qu'ils aiment.

Les deux hommes sur la plage ont déjà cette lettre sur eux. Si le premier échoue et se fait mettre en pièces, il compte sur le second pour porter cette lettre au foyer de leur veuve. Le second espère de la même manière. Et les deux se regardent, leurs bras cachent des thromboses, des arthrites et des histoires de vieillards qu'il faut veiller le soir. Les deux rêvent d'un feu de cheminée et d'une couverture, de poursuivre leur vie et tant pis si elle coûte chère, et tant pis si une fois par année, il faut se rendre chez le médecin parce que le nez coule trop.

Pour l'instant, le nez ne coule pas. Leurs narines sont propres et dégagées, et les quelques particules d'air marin qui s'y nichent à intervalles réguliers sont encore loin de provoquer le moindre rhume, le moindre mouchoir sorti. Le premier homme, quittant une seconde le regard du second, repense à ces récits sur les gueules cassées. Il revoit ces hommes aux joues coupées, aux fronts écrasés dont les mâchoires menacent de se détacher, comme la branche d'un arbre sous le poids d'un aiglon, dès qu'un sourire paraît.

Ses visions entraînent une crispation notable de sa main armée. Il doit les chasser s'il veut attaquer. Alors il songe au nombre de toasts, beurrés et recouverts de miel, qu'il se fera lors d'un prochain goûter. Le goût sucré et croustillant de ces tartines mangées dans le fantasme donne à sa paupière une couleur vive. Le second homme la remarque. Il essaie de la déchiffrer. Il se demande s'il s'agit là d'un signe de faiblesse ou d'un signe de force. Il ignore s'il s'agit tout simplement d'une ruse. Il ignore tant de choses.

Si cet homme était téléporté dans un amphithéâtre plein à craquer d'étudiants et si ses étudiants le prenaient pour leur professeur de culture antique, il y aurait fort à parier qu'il ne saurait pas quoi faire. Il resterait devant le long tableau noir, rougirait et chercherait très vite une porte de sortie. Mais il ne pouvait pas sortir comme ça, les étudiants attendaient quelque chose de lui, certains d'entre eux payaient même très cher pour s'ennuyer ici. Il lui fallait une bonne excuse. Il pouvait, il pouvait...feindre l'appendicite et s'écrouler dans divers spasmes. Avant de se relever, péniblement, et de se traîner jusqu'à la sortie en faisant signe à ses élèves que tout allait bien. Il y avait peu de chance que l'un de ses aspirants ne se décide à l'accompagner pour s'assurer de son état de santé. Non. Les étudiants resteraient sagement à leur place. Ils attendraient un quart d'heure sans rien dire.

Puis, Marina S. dirait à Julien P. : "S'il ne revient pas dans vingt minutes, je pense qu'on peut partir non...?". Et tous les autres binômes se diraient la même chose presque simultanément. Sur quoi, au bout de vingt minutes sans nouvelles du professeur, tous et toutes se tireraient en direction des jardins et des révisions. Les étudiants font toujours ça.

La fausse appendicite du faux professeur tirailla pour de vrai le second homme. Le premier, encore flottant dans son univers de toasts miraculeux, remarqua à peine cet aléas chez son adversaire. Il y avait pourtant un bleuissement visible sur son avant-bras droit et s'il l'avait vu, il aurait pu, peut-être, frapper un coup crucial. Mais il ne le vit pas. Cependant, il entendit la vague s'écrouler sur le rivage comme un enfant sur du parquet. Cette vague qui quelques mois plus tôt fouettaient les genoux des maisons mal situées. Il aurait pu ne pas l'entendre mais il l'a entendu.

Or, s'il ne l'avait pas entendu, il ne l'aurait pas entendu. Et, s'il ne l'avait pas entendu, il aurait peut-être eu plus d'attention pour le bruit du bois. Et, s'il avait eu plus d'attention pour le bruit du bois, il aurait peut-être eu moins de difficultés. Le second homme n'en pouvait plus d'attendre, déjà, plus jeune, il n'en pouvait plus. Il devait lutter à la gare par exemple pour ne pas prendre le premier train venu, et qu'importe si celui-ci l'emmenait à contre-sens de là où il comptait aller. Il y a des gens comme ça, qui ne savent pas attendre ni rester digne devant tout un tas d'étudiants pour la plupart aisés. Et le second homme était de ceux-là. Alors, il lança sa batte de base-ball de toute ses forces en visant le crâne de son adversaire.

Une nouvelle vague s'écrasa, à quelques milisecondes près de l'impact. Le second homme expira. Cet air rejeté libéra une flamme dans son cerveau et cette flamme écrivit, dans son langage : "Tu as fait quelque chose d'irréversible. La paix n'est plus possible. C'est terminé maintenant, soit tu le tues, soit il te prend". La flamme avait raison, en jetant sa batte avec l'intention de tuer, le second homme venait de signer la réalité de ce duel à mort. A mort. S'enfonçant dans son coeur pire qu'un poing, cette expression déclencha chez le second homme de minces vomissements qu'il réprima durement.

La batte était sur le sable. Déformée par l'impact, elle ressemblait désormais à un manche de violon. Le sable glissait dans l'ébréchure qui venait de naître. Et le premier homme observait la scène avec le sourire. Son adversaire, avec cette tentative douteuse, avait hypothéqué ses chances de victoire. Il n'était pas bête de sa part d'avoir misé, malgré tout, sur la surprise que représente le jet d'une arme conçue pour le corps à corps. Seulement, il avait sous-estimé les capacités de réaction du premier homme. Il l'avait vu soit trop gros soit trop frêle et ne l'avait pas pensé capable d'une telle parade.

Pourtant, le premier homme avait reçu cette batte avec plaisir. Certes, il avait eu un peu peur mais l'objet était tellement lourd qu'il sut vite comment le dévier, ce qu'il fit facilement en se servant de son couteau qu'il plaça sur la trajectoire de la batte dans un geste très sec, ce qui eut pour effet de lui faire manquer sa cible et de la marquer durablement. Ainsi le sable glissait maintenant dans la brèche, ainsi, sous un même mouvement mais sous un autre sable, le coeur du second homme s'alourdissait.

Il est désarmé mais ça ne veut pas dire qu'il est inoffensif, pensait avec bon sens le premier homme. C'est pourquoi sa réplique, qui devait être définitive et impitoyable, s'articula en deux temps. Le premier, consistait à projeter du sable avec son pied droit jusqu'aux yeux de l'adversaire de façon à ce qu'il s'en protège, par pur réflexe humain. Le deuxième, consistait à profiter de ce moment de flottement pour discerner les parties du corps insuffisamment protégées par le second homme. Et là, il fallait frapper, frapper jusqu'à plus soif, jusqu'à être certain que sa lettre, sa jolie lettre destinée à sa veuve, resterait pour de bon dans sa poche.

Les vagues se turent. La pluie, qui, auparavant, n'était allée bombarder que la ville et sa proche banlieue, débarqua sur la plage. Sans le savoir, elle venait de précipiter ce combat dans sa phase finale. Puisque s'abattant de la sorte, elle faisait du sable non plus un tapis meuble mais un sol dur et quasiment boueux. Auquel cas, le plan du premier homme risquait d'échouer piteusement. Il ne pourrait plus qu'envoyer de son pied droit une vague galette de terre froide qui échouerait à bousculer le second homme, pire que cela, cela pouvait lui permettre de contrer l'homme au couteau et de le désarmer à son tour, renversant les prévisions.

Sur la lune, les cadavres des astronautes étaient vieux maintenant et les bêtes aveugles attendaient, sans le savoir, leur mort prochaine.

Le premier homme s'activa. Premièrement, le sable, le pied droit, le soulèvement. Deuxièmement, la carotide ou le foie. Ce sera...la carotide. La carotide. Le premier homme entendit un os craquer. Il n'entendit pas le bruit du bois mais celui de l'os qui craque sous le poids d'une lame dignement affûtée. Il aurait fallu qu'il en soit autrement. Parce que le second homme lui, connaissait le son du bois. Tout comme il savait que sa première attaque ne risquait pas de payer. Il l'avait prévu. C'est la force des impatients. Comme ils n'aiment pas attendre, ils prévoient pour être certains de ne pas être déçus ou d'attendre les trains.

Il n'avait pas pu, bien sûr, tout prévoir. Et sa défense aurait été totalement ruiné si son adversaire s'en était pris au foie. Mais, et ça le second homme le savait aussi, il y a quelque chose de fabuleux dans une carotide. Elle a un caractère spécial, quasi mystique qui fait qu'on rêve, au combat, de la transpercer avec grande violence. Parce qu'on sait qu'elle est comme ces animaux de carton qu'on donne aux enfants pour leurs anniversaires en Amérique du Sud. Parce qu'on sait qu'en la touchant, en l'éclatant, on fera surgir sur ce monde un flot ininterrompu de richesses brillantes. En l'occurrence du sang, par hectolitres et en jets concentrés. S'il l'avait touché, le premier homme aurait gagné et aurait eu le droit au feu d'artifice en même temps. Sauf qu'il toucha un os.

Celui de la clavicule. Comme le second homme l'avait prévu. Il avait accepté de prendre ce coup fort douloureux en se servant d'une partie non vitale de son corps comme d'un bouclier. Et la lame était prise. Et au bruit de l'os qui éclate succéda le bruit du bois qu'enfin, le premier homme entendit.

Envahissant ses canaux auditifs à la manière d'un ouragan, ce son fit venir à son corps des souvenirs partout. Il y avait la peur mais surtout les souvenirs. Son poumon droit, par exemple, se souvenait du temps où il se cachait derrière les sapins pendant le cross annuel. Quant au gauche, il regrettait sans regretter toutes ces soirées passées à fumer de l'herbe. Ses hanches, elles, se souvenaient des mouvements maudits qu'elles devaient effectuer pour orgasmer les femmes. Sa cuisse gauche pensait à ses rêves de thrombose, d'arthrite et de vieillesse. Tandis que la droite récupérait d'avoir aidé à projeter le sable.

Son crâne ne se souvenait plus de rien. Il y eut bien la courte image d'une gueule cassée dont la mâchoire lâche mais après ça...
Après ça, les images, réelles et imaginaires, furent détruites toutes ensemble.

Le second homme avait, en effet, profité que son adversaire ne dispose plus de son arme, comme coincée, pour sortir celle qu'il cachait dans son dos. Une autre batte de base-ball, le fameux bruit de bois qui manquait au perdant. Et avec elle, il enfonça en quelques coups ce crâne qui jamais plus, ne goûterait au miel et au beurre des tartines.

Le second homme avait gagné. La pluie continua de tomber. Le crâne fendu du premier homme faisait écho à la batte entaillée tout à l'heure. Le sang et la pluie firent du sable un sol compliqué, quasi lunaire. Le second homme fouilla dans la chemise de son adversaire à la recherche de sa lettre d'adieu.

En la trouvant, il fut déçu de constater que la lettre en question était bassement écrite. Il pensa même à la réécrire lui-même, avec meilleur goût, avant d'aller quêter la malheureuse veuve. Mais cette pensée ne persista pas du tout, d'autant qu'en fouillant dans l'autre poche de la chemise du défunt, il se rendit compte qu'elle n'était pas vide.

Il y avait une carte.
Une carte du tarot de Marseille plus précisément.
Celle du Bateleur.

Il voulut dans un premier temps l'emporter elle aussi mais quelque chose dans cette carte, dans le dessin qui y figurait, lui glaçait le sang.

Alors, il la laissa là, tout comme le premier homme, mort, sous la pluie.

Le second homme, on l'a vu, était doué pour prévoir. Cependant, à son tour, il venait de manquer d'intelligence, ou plutôt de sensibilité. Car cette carte, comme toute carte divinatoire, n'était pas là par hasard. Elle indiquait, elle promettait, elle condamnait. Selon qu'on y croyait ou qu'on la laissait là.

Ainsi, dix-sept ans plus tard, le second homme, père de la jeune Maria arriva où il devait arriver. Il avait vieilli un peu, avait mis de côté de l'argent et son goût pour le jeu. Il travaillait, vivait, consommait. Et ça aurait pu continuer comme ça pendant encore quarante années, avec des buffets réguliers, des découvertes musicales, des naissances et quelques enterrements.

Sauf que sa femme mourut dans un accident de train.
Le second homme épluchait un concombre pour la soupe du soir quand il apprit la nouvelle.
Immédiatement, plutôt que de se rendre sur les lieux de l'accident, il sprinta jusqu'à l'université où étudiait sa fille. Il voulait lui apprendre la nouvelle lui-même et non qu'elle la découvre, par hasard, sur son portable, en cliquant sur une vidéo pendant que tout le monde rigole et chahute autour d'elle. Il voulait préserver la solennité de cet instant, de ce dernier instant qu'elle aurait avec sa mère, qu'il ne puisse pas être aussi léger qu'un clic.

A bout de souffle, il déboucha enfin devant l'amphithéâtre où elle étudiait cette après-midi là. Non sans un pincement au coeur, il entra. Descendant les travées à toutes jambes, il appela Maria. Il savait qu'elle lui en voudrait pour cette esclandre, mais l'instant était grave ! Très vite, le second homme se trouva tout en bas. Dos au tableau noir et face à une assemblée de jeunes gens aisés. Il appela : Maria, Maria !

Mais personne ne répondit. Il y avait bien une Marie et une Maria dans cette assemblée mais elles étaient tellement gênées par l'apparition de ce vieil inconnu qui appelait leurs noms, qu'elles se firent toutes petites. Une première poignée d'étudiants se mit à trouver la situation drôle et pitoyable et à chercher à quel acteur minable pouvait bien ressembler cet étranger. Il ressemble juste à une merde se fendit l'un des moins inventifs.

Le second homme n'entendit pas cela, en revanche, il entendait très bien son coeur. Et son coeur lui disait, secondé par la flamme, que tout cela avait un sens. Qu'il le savait. Qu'évidemment que Maria n'était pas là mais que lui, oui, était bien à sa place. C'est ici, dirent-ils. Et le second homme revit la carte et son duel gagné. Il revit le crâne de son adversaire, et le sable, et la pluie. Il revit tout. Il paraît que l'on revoit tout dans ces rares moments-là.

La solitude. Le tableau noir. Le ventre qui se tord. Les spasmes. L'envie de partir. De fuir. Les rougissements. Le fait de devoir se traîner jusqu'à la porte de sortie. Les étudiants qui attendent vingt minutes pas plus. La peur du tableau noir, la peur de ne pas savoir. La peur de devoir enseigner, à une horde, à une meute. Le sable. Le sable jusque dans les toilettes où on se traîne parce que le coeur bat trop vite, parce qu'on ne veut pas être vu dans pareil état. La porte. Maria. Le train. L'impatience. La prévision. Les toilettes. La solitude. L'appendicite. Non. L'arrêt cardiaque. Juste un rêve, juste un fantasme. Non. La mort.

*

Le second homme s'éteignit le même jour que sa femme.
Maria crut résister à la mort de ses deux parents mais céda treize ans plus tard et prit un bain avec une lame de rasoir en guise de savon.
Toute cette famille est morte, mari, femme, enfant.
Dans un accident ou une destinée.

*

Ma mère me raconte tout cela, toute cette tragique histoire.
Elle me la dévoile alors que j'ai 20 ans.
Elle me dévoile jusqu'à son dénouement.
A savoir qu'elle fut la veuve du premier homme.

Et, alors que j'apprends, tout le tragique, toute la proximité, de ces destins violents.
Alors que je découvre que mon père n'était pas mon père et que jamais, je ne le connaîtrais.
Sur mon visage, les larmes coulent.



jeudi 17 décembre 2015

Appendice 1 (ou petit appendice) : La Carte de pierre

"Elle avait, vis à vis de la nuit, de forts pressentiments. Et ceux-ci agissaient sur elle de différentes manières. Par exemple, elle pouvait prévoir l'apparition d'une étoile filante dans les noirceurs du ciel presque à la seconde près. Elle savait aussi deviner d'où étaient tirés exactement les feux d'artifice quand ils brillaient au loin. Elle avait toujours eu cela en elle, la nuit. Enfant, elle s'amusait déjà à se plonger dans le noir complet afin de s'habituer à cette purée de pois, à ce brouillard épais fait de minces points sombres qui pointent alors devant nos jeunes yeux. Adolescente, elle passa logiquement plus de nuits blanches qu'il n'y a jamais eu de personnes sur Terre. Logiquement aussi, elle préférait l'hiver. Avec ses longues nuits qu'aucune main au monde ne peut escalader sans avoir un peu peur. Et bien, ta sœur, elle, n'avait pas peur. Elle prenait les nuits d'hiver comme des jours d'été et n'étaient jamais plus comblée qu'au cœur de la ténèbre.

C'était le contraire de beaucoup de choses, ma Laure chérie. Elles n'étaient pas de celles qui craignent des démons sous leurs lits mais de celles qui les cherchent, ces démons-là, pour leur mettre une raclée ou partager le thé. Elle était comme ça, bien plus fragile en pleine lumière qu'en pleine ombre parce qu'elle savait, peut-être déjà, que le soleil était un misérable. Toujours est-il que jamais je n'ai regretté d'avoir gâché une partie de ma vie pour la faire naître et l'élever. J'aurais pu perdre mes deux bras dans l'affaire que l'équation serait restée juste, tant Laure rayonnait, justement, grâce à l'obscurité.

C'était une fille des nuits, ça en était, mieux que ça, le chef-d'oeuvre. Parce qu'il fallait la voir, gamine à sa fenêtre, chercher dans les étoiles un sens, une dynamique, dans ce qu'elle appelait "le braille des Dieux". Parce qu'il fallait la voir, plus âgée, la tête et les jambes totalement lessivées par la danse, avec des yeux comme brûlés par vingt orgasmes sans que personne ne l'ait pourtant touchée. Parce qu'il aurait fallu, vraiment, que tu la vois ta soeur. Avant qu'elle ne tombe malade et que la nuit devienne, à la finale, une crainte pour elle. Il aurait fallu que tu la vois, elle avait le pouvoir de rendre heureux, pour plusieurs heures, rien que par un regard ou par un mot d'esprit.

Je...je l'ai aimé. Et les hommes et les femmes pareils, même si peu connaissaient son attirance pour la pleine ombre. Sa grande soif de crépuscules et de soirées. Son goût pour l'extinction. Parce que peu discutèrent avec elle ou du moins peu eurent accès à ses vraies confessions. Heureusement, je fais partie de ces privilégiés, alors, écoute bien mon garçon.

Un soir, une nuit, en tout cas lors d'un moment d'une non-pâleur certaine, je lui ai posé cette question, ne tenant plus :

Ma chérie, pourquoi aimes-tu tant la nuit ?

Et je reçus, comme une épée, cette réponse : Parce que trop peu d'entre-nous l'aiment alors qu'elle est très belle.

Je mis un temps avant de comprendre. Je crus tout d'abord qu'elle prenait la pose. Puis, le sens profond de sa déclaration éclata, comme si l'épée venait, d'un seul coup, de m'être retirée du ventre. Ma fille ne posait pas. Ma fille aimait, véritablement, ce qui ne pouvait pas être aimé parce qu'elle sentait qu'il était essentiel que tout, ici-bas, soit un peu cajolé.

// Mais maman, moi aussi, j'aime la nuit, moi aussi j'aime la fête et nous sommes des milliers, sans doute même des millions comme ça //

Tu ne comprends pas, Lionel, de quoi je parle au fond. Je ne te dis pas que ta sœur aimait la nuit, cette nuit qu'on connait tous, sans cesse bercée par telle ou telle armée de lampadaires ou par tels ou tels feux. Je te parle de la Nuit Réelle. De celle qui n'offre point d'issue pour le cœur ou la vue. De ce bloc noir qui tue. De cet enchaînement d'heures dures et sans une main tendue. De dix-sept heures du soir jusqu'à neuf heures du matin, cette machine nommée nuit qui nous coiffe tous et toutes et que tout le monde désactive à l'aide de son briquet ou d'une lampe de chevet. Je te parle, de cette machine nommée nuit, la même qui distribue dans les prisons la rage et les envies de corde. Pas de la nuit facile qui n'est qu'un jour aux traits légèrement tirés. Et si je t'ai parlé de la danse, tout à l'heure, c'était pour que tu ne penses pas à ta sœur comme à une sorte de névrosée clinique, parce qu'elle ne l'était pas, elle savait rire, rêver, goûter. Elle savait adorer...

"Aimer même la nuit puisqu'il n'y a qu'elle au monde"

Tu sais, Lionel, qui a dit ça ? C'est Paul Eluard, pendant la guerre, alors qu'il était séparée de sa petite-fille et très anxieux à son sujet. Et sais-tu comment elle s'appelait, cette petite-fille ?

Non...

Aube."

Ci-dessus se trouvent des propos rapportés de ma mère, un jour, à propos de ma soeur, morte à ce moment-là depuis quatorze ans.

Ces propos ont été très largement remanié par ma mémoire faillible et mon goût du roman. Néanmoins, ils traduisent selon moi ce que ma mère a voulu me dire ce jour-là et que je commence seulement à comprendre.

Au premier coup, bien sûr, je pensais que le point d'accroche de son éloge était de dire dans le fond que Laure était sa préférée et que je ferai bien de m'en inspirer si je ne voulais pas finir dans la déchetterie de ses grâces. Mais c'était là une lecture terriblement simpliste.

Ou non, pas assez simpliste. Car il n'y avait pas de lecture supérieure à avoir, ma mère avait dit cela car elle le pensait, elle aimait sa fille et elle la regrettait. Point. Son acharnement sur l'amour de la nuit n'était qu'un élément justifiant son amour, parce qu'elle était unique, sa fille unique. Peut-être même que dans la réalité que fut la vie de ma feue soeur, la nuit n'occupait pas une part si importante. Peut-être même qu'elle était, en fin de compte, une fille du jour naissant.

Enfin, je n'en sais rien, tout ce que je sais, c'est que ma mère a réussi
Car chaque nuit je pense à ma soeur,
Et car sans la connaître, du fond du coeur,
Je l'aime aussi.


Inès de la Torre - Partout où se posait son regard


N.d.A. : Aube est évidemment la fille d'André Breton et non de Paul Eluard mais pour le bien de l'histoire, je les ai confondu.



mardi 8 décembre 2015

Etudiante en esthétique

La nuit tombait sur Marina. C'était une nuit de gare aux quais inoccupés et de forêt profonde traversée par des loups. Un genre de nuit sans pluie bien que tout soit réuni pour que celle-ci s'empare des rues des villes lorraines. Les lampadaires donnaient au dos de Marina de faux airs d'horloge. Quant à la croix verte de la pharmacie, elle fit à son visage des traits de magicienne. Marina avait besoin de sirop, au miel de préférence, car elle était terriblement enrouée. Le pharmacien adressa un sourire de circonstance à la jeune femme. Malheureusement, son sourire n'était en fait pas de circonstance et il ne reçut pas de réponse. Marina demande dix flacons de sirop au pharmacien qui, bien qu'étonné, s'exécuta. Marina, ensuite, s'en alla. La croix verte de la pharmacie en se posant sur sa joue gauche remarqua cette fois un creux impressionnant.

Une fois rentrée chez elle, Marina pleura puisque apparemment le ciel n'en était pas capable. Puis, elle prit une cuillère à soupe, la remplit de sirop et l'enfourna en bouche. Le goût était ferreux, sucré et faussement caramel. Comme une sorte d'endive cuite à la poêle avant distillation. Marina pleurait encore. Grosses et transparentes, ses larmes avaient l'apparence des billes japonaises. Et c'est un gros sac de billes qui coula cette nuit-là des yeux de Marina. 

Il faut dire qu'elle avait ses raisons. Qu'elle ne prenait pas ce sirop pour rien, ni qu'elle pleurait pour faire des histoires. On ne pleure jamais pour faire des histoires, on pleure suite aux histoires. Et celle de Marina justifiait mille larmes...

Tout débuta dans une position. Tout débuta debout. Tout débuta debout avec une Marina qui observait madame Tüchel en train de se faire faire le maillot. Marina était stagiaire dans le salon de madame Evergreen et c'était la première fois qu'elle assistait à telle opération. Elle était impressionnée. D'autant qu'elle connaissait madame Tüchel, et assez bien, comme cette dernière avait été sa professeure d'arts plastiques pendant toute la période du lycée. De fait Marina oscillait entre la gêne et le fou rire et dût plusieurs fois se mastiquer les lèvres pour retenir le tout. 

Marina n'avait pas pour ambition, enfant, de nager parmi la cire et les poils qu'on arrache avec sévérité. Non, enfant Marina rêvait d'être aviatrice. Mais son rêve diminua à mesure que les avions grossissaient et devenaient aussi charismatiques que le bord d'une baignoire. Et, comme Marina n'aimait pas les mathématiques et demeurait méfiante vis à vis des lettres et de l'éducation, elle se retrouve vite, sans trop savoir, inscrite en esthétique. 

Elle avait toujours aimé les corps sauf le sien. Cela avait donc un peu de sens pour elle et tant pis si son job lui fermait quelques portes et lui valait des regards chez les intellectuels. 

"Il n'y a que les Crockett qui ne changent pas d'avis !"

Telle était la première phrase entendue par Marina que Nasser prononça. Au départ, elle ne la comprit pas mais la trouva drôle tout de même. C'est qu'elle pensait aux croquettes pour chat. Ce n'est qu'au moment où elle en reparla avec Nasser en personne qu'elle comprit sa méprise tout en éclatant dans un rire capital. 

Nasser était marié mais voyait Marina, pas tellement pour tromper sa femme qu'il appréciait, mais pour tromper sa vie de petit bonhomme rangé dont les hauts faits paraissaient derrière lui et pouvaient se résumer en une après-midi passée à Montmartre à se prendre pour Picasso (elle était si bonne cette après-midi là !) et à deux ou trois nouvelles parues dans des revues moyennes (avec une préférence pour "Hallucination au sucre", son faux polar saccharosé !). Ensemble ils forniquaient, certes et c'était magnifique, mais pas seulement. Ils leur arrivaient également de marcher en forêt ou de jouer au Kamoulox. En somme, ils coulaient des jours heureux et amoureux, fussent-ils ombragés par la mariée flouée. 

Marina avait de la peine pour cette femme plus que du mépris ou de la jalousie, c'est pourquoi elle n'envisageait pas du tout de s'accaparer son mari et désirait rester le plus longtemps possible dans le secret, choix évidemment plus lâche mais aussi plus passionné. 

Nasser, même si travaillé par des envies d'ailleurs, était du même avis. Comme, outre ses nuits blanches qu'il passait terrassé par la honte, la situation lui allait plus que bien. 

Elle continua de lui convenir jusqu'au moment - 1 an et demi plus tard - où un cancer fut dépisté chez lui. 

Tout s'acheva dans une position. Tout s'acheva allongé. Allongé dans son lit, d'hôpital et de mort bientôt, Nasser convoqua Marina. Elle était belle ce jour-là, plus que les autres jours, parce que griffée de toutes parts par la peur, on voyait sortir d'elle sa lumineuse force ainsi que son désir de briser toutes ces griffes. Les néons de l'hôpital faisaient de son visage un trouble flocon blanc. 

Nasser demanda à Marina de devenir sa nouvelle femme. 
La maladie avait enseigné à cet homme que l'entre-deux n'existait pas, qu'il n'y avait que la vie ou la mort et qu'il voulait la vie, entièrement, avec Marina - et non avec son épouse donc, comme entre-temps et sans attendre de savoir pour la tromperie, elle avait divorcé de son mauvais mari.
Marina refusa. 
Elle avait une intégrale à faire le lendemain sur madame Piquetis et cette histoire de lien terminal avec l'homme qu'elle aimait chamboulait son programme. 
Marina voulut accepter mais vraiment, elle ne le pouvait pas. 

Nasser prit cet échec avec le sourire de celui qui a trop pleuré ces derniers temps pour le refaire encore. Avant que Marina s'en aille, il lui dit tout de même : 

"Il n'y a que le cancer qui ne change pas d'avis !"

Cette fois, elle avait compris du premier coup. 
Cependant, elle n'y pouvait rien, sa vie...libre était à peine à ses balbutiements et il lui fallait déjà l'abandonner. Parce qu'elle connaissait la suite de l'histoire.

Elle accompagnerait Nasser pendant plusieurs mois ou années, le couvrirait de roses et d'encouragements. Les médecins parleraient même de rémission, à un moment. Après quoi, la nuit arrivant toujours autant que le soleil se lève, il y aurait une rechute. Et là, même tous les baisers, toutes les fleurs et tous les chants du monde n'y pourraient rien, Nasser mourrait.
Alors, Marina serait veuve. Une veuve adultère qui, comme toutes les titulaires de ce triste statut, aurait été sommée par son mari de continuer à vivre et à aimer. 
Mais les veufs et veuves aiment et vivent difficilement, car il traîne sans cesse l'idée de l'autre, comme son oeil ou une partie de sa main qui nous regarderait ou pincerait nos seins. 

Alors, la vie passerait. 
Marina serait une esthéticienne, veuve d'un amour éclair et sans grande destinée. 

Voilà pourquoi Marina refusa. 

Et voilà pourquoi chaque année, le 16 mai au soir, elle est obligée de se blinder de sirop au miel. 
Parce que Nasser est mort un 16 mai et qu'à chaque fois, Marina passe cette journée à crier qu'elle regrette. 

*

Marina ne termina pas ses études d'esthétique
Et se tourna vers une carrière de trampoliniste.
Faute de pouvoir être aviatrice, au moins elle serait dans le ciel
Un peu avec Nasser, beaucoup avec elle-même. 


Sébastien Leclerc - Ad Vivum

mardi 1 décembre 2015

Artisanat de l'amour

J'ai
Maintenant l'atroce certitude
Que les humains
Sont des membres
De colonies
Inférieures
Dont le seul doux rêve
Est d'envahir la mort.