lundi 21 décembre 2015

Appendice 2 : Appendicite / La carte du Bateleur

L'eau ne coule pas. Elle subit l'inclinaison ou les pulsions marines. Le sang ne coule pas. Seul le précipice qu'est la chair entaillée mène sa diffusion. L'essence ne coule pas. Elle dépend du conducteur et de ses habitudes. L'encre ne coule pas. Elle est condamnée à la stagnation tant qu'un fou ne la prend pas en main. Le lait ne coule pas. Il est aspiré par la bouche fébrile de l'enfant qui boit pour sa survie. L'eau ne coule pas. Elle tombe, et la ville toute entière espère qu'elle s'arrête.

De grandes et lourdes vagues à la gueule salée fouettent les genoux des maisons mal situées. De ma fenêtre, je les vois, elles ont l'entêtement de ces chats après un morceau de viande. Triste est la jetée et tristes sont ces bars où les marins s'enivrent jusqu'à l'épuisement. Leur lait a la couleur du sang et l'eau qui les nettoie est grise comme un chapelet. Sur la plage, tout est meuble. Deux hommes se tiennent l'un en face de l'autre, je les vois eux aussi. Ils ont des comptes à régler, leurs jambes, cornets charnus et gorgés à souhait de nerfs et ossements, tremblent à l'idée d'avancer. Mais il faut avancer. Le sable est froid, la nuit pourrait être celle du sommeil ou de la sexualité. Elle sera autrement. Le premier homme tient un couteau dans sa petite main gauche. Le second, une batte de base-ball.

Sur la lune non plus, l'eau ne se meut. Elle ne fait que former au sein de crevasses austères et poussiéreuses, des amas et des plaques, des jeux de miroir dans lesquels se mirent maintes bêtes qu'on ignore. Elles ont la peau noire, des corps d'araignée et des visages dont les yeux sont crevés dès la naissance par le chef du village. Alors, dans ces miroirs, toutes ces bêtes voient le seul reflet possible. Une absence, une colère inassouvie et l'envie de décortiquer les côtes des passants.

Plusieurs astronautes en ont fait les frais, à cause de leurs casques renvoyant la lumière. Ils ont été tranché de part en part par ces bêtes aveugles, avant même de pouvoir envoyer un message à l'état-major, avant même d'avoir l'idée d'écrire une lettre à celle qu'ils aiment.

Les deux hommes sur la plage ont déjà cette lettre sur eux. Si le premier échoue et se fait mettre en pièces, il compte sur le second pour porter cette lettre au foyer de leur veuve. Le second espère de la même manière. Et les deux se regardent, leurs bras cachent des thromboses, des arthrites et des histoires de vieillards qu'il faut veiller le soir. Les deux rêvent d'un feu de cheminée et d'une couverture, de poursuivre leur vie et tant pis si elle coûte chère, et tant pis si une fois par année, il faut se rendre chez le médecin parce que le nez coule trop.

Pour l'instant, le nez ne coule pas. Leurs narines sont propres et dégagées, et les quelques particules d'air marin qui s'y nichent à intervalles réguliers sont encore loin de provoquer le moindre rhume, le moindre mouchoir sorti. Le premier homme, quittant une seconde le regard du second, repense à ces récits sur les gueules cassées. Il revoit ces hommes aux joues coupées, aux fronts écrasés dont les mâchoires menacent de se détacher, comme la branche d'un arbre sous le poids d'un aiglon, dès qu'un sourire paraît.

Ses visions entraînent une crispation notable de sa main armée. Il doit les chasser s'il veut attaquer. Alors il songe au nombre de toasts, beurrés et recouverts de miel, qu'il se fera lors d'un prochain goûter. Le goût sucré et croustillant de ces tartines mangées dans le fantasme donne à sa paupière une couleur vive. Le second homme la remarque. Il essaie de la déchiffrer. Il se demande s'il s'agit là d'un signe de faiblesse ou d'un signe de force. Il ignore s'il s'agit tout simplement d'une ruse. Il ignore tant de choses.

Si cet homme était téléporté dans un amphithéâtre plein à craquer d'étudiants et si ses étudiants le prenaient pour leur professeur de culture antique, il y aurait fort à parier qu'il ne saurait pas quoi faire. Il resterait devant le long tableau noir, rougirait et chercherait très vite une porte de sortie. Mais il ne pouvait pas sortir comme ça, les étudiants attendaient quelque chose de lui, certains d'entre eux payaient même très cher pour s'ennuyer ici. Il lui fallait une bonne excuse. Il pouvait, il pouvait...feindre l'appendicite et s'écrouler dans divers spasmes. Avant de se relever, péniblement, et de se traîner jusqu'à la sortie en faisant signe à ses élèves que tout allait bien. Il y avait peu de chance que l'un de ses aspirants ne se décide à l'accompagner pour s'assurer de son état de santé. Non. Les étudiants resteraient sagement à leur place. Ils attendraient un quart d'heure sans rien dire.

Puis, Marina S. dirait à Julien P. : "S'il ne revient pas dans vingt minutes, je pense qu'on peut partir non...?". Et tous les autres binômes se diraient la même chose presque simultanément. Sur quoi, au bout de vingt minutes sans nouvelles du professeur, tous et toutes se tireraient en direction des jardins et des révisions. Les étudiants font toujours ça.

La fausse appendicite du faux professeur tirailla pour de vrai le second homme. Le premier, encore flottant dans son univers de toasts miraculeux, remarqua à peine cet aléas chez son adversaire. Il y avait pourtant un bleuissement visible sur son avant-bras droit et s'il l'avait vu, il aurait pu, peut-être, frapper un coup crucial. Mais il ne le vit pas. Cependant, il entendit la vague s'écrouler sur le rivage comme un enfant sur du parquet. Cette vague qui quelques mois plus tôt fouettaient les genoux des maisons mal situées. Il aurait pu ne pas l'entendre mais il l'a entendu.

Or, s'il ne l'avait pas entendu, il ne l'aurait pas entendu. Et, s'il ne l'avait pas entendu, il aurait peut-être eu plus d'attention pour le bruit du bois. Et, s'il avait eu plus d'attention pour le bruit du bois, il aurait peut-être eu moins de difficultés. Le second homme n'en pouvait plus d'attendre, déjà, plus jeune, il n'en pouvait plus. Il devait lutter à la gare par exemple pour ne pas prendre le premier train venu, et qu'importe si celui-ci l'emmenait à contre-sens de là où il comptait aller. Il y a des gens comme ça, qui ne savent pas attendre ni rester digne devant tout un tas d'étudiants pour la plupart aisés. Et le second homme était de ceux-là. Alors, il lança sa batte de base-ball de toute ses forces en visant le crâne de son adversaire.

Une nouvelle vague s'écrasa, à quelques milisecondes près de l'impact. Le second homme expira. Cet air rejeté libéra une flamme dans son cerveau et cette flamme écrivit, dans son langage : "Tu as fait quelque chose d'irréversible. La paix n'est plus possible. C'est terminé maintenant, soit tu le tues, soit il te prend". La flamme avait raison, en jetant sa batte avec l'intention de tuer, le second homme venait de signer la réalité de ce duel à mort. A mort. S'enfonçant dans son coeur pire qu'un poing, cette expression déclencha chez le second homme de minces vomissements qu'il réprima durement.

La batte était sur le sable. Déformée par l'impact, elle ressemblait désormais à un manche de violon. Le sable glissait dans l'ébréchure qui venait de naître. Et le premier homme observait la scène avec le sourire. Son adversaire, avec cette tentative douteuse, avait hypothéqué ses chances de victoire. Il n'était pas bête de sa part d'avoir misé, malgré tout, sur la surprise que représente le jet d'une arme conçue pour le corps à corps. Seulement, il avait sous-estimé les capacités de réaction du premier homme. Il l'avait vu soit trop gros soit trop frêle et ne l'avait pas pensé capable d'une telle parade.

Pourtant, le premier homme avait reçu cette batte avec plaisir. Certes, il avait eu un peu peur mais l'objet était tellement lourd qu'il sut vite comment le dévier, ce qu'il fit facilement en se servant de son couteau qu'il plaça sur la trajectoire de la batte dans un geste très sec, ce qui eut pour effet de lui faire manquer sa cible et de la marquer durablement. Ainsi le sable glissait maintenant dans la brèche, ainsi, sous un même mouvement mais sous un autre sable, le coeur du second homme s'alourdissait.

Il est désarmé mais ça ne veut pas dire qu'il est inoffensif, pensait avec bon sens le premier homme. C'est pourquoi sa réplique, qui devait être définitive et impitoyable, s'articula en deux temps. Le premier, consistait à projeter du sable avec son pied droit jusqu'aux yeux de l'adversaire de façon à ce qu'il s'en protège, par pur réflexe humain. Le deuxième, consistait à profiter de ce moment de flottement pour discerner les parties du corps insuffisamment protégées par le second homme. Et là, il fallait frapper, frapper jusqu'à plus soif, jusqu'à être certain que sa lettre, sa jolie lettre destinée à sa veuve, resterait pour de bon dans sa poche.

Les vagues se turent. La pluie, qui, auparavant, n'était allée bombarder que la ville et sa proche banlieue, débarqua sur la plage. Sans le savoir, elle venait de précipiter ce combat dans sa phase finale. Puisque s'abattant de la sorte, elle faisait du sable non plus un tapis meuble mais un sol dur et quasiment boueux. Auquel cas, le plan du premier homme risquait d'échouer piteusement. Il ne pourrait plus qu'envoyer de son pied droit une vague galette de terre froide qui échouerait à bousculer le second homme, pire que cela, cela pouvait lui permettre de contrer l'homme au couteau et de le désarmer à son tour, renversant les prévisions.

Sur la lune, les cadavres des astronautes étaient vieux maintenant et les bêtes aveugles attendaient, sans le savoir, leur mort prochaine.

Le premier homme s'activa. Premièrement, le sable, le pied droit, le soulèvement. Deuxièmement, la carotide ou le foie. Ce sera...la carotide. La carotide. Le premier homme entendit un os craquer. Il n'entendit pas le bruit du bois mais celui de l'os qui craque sous le poids d'une lame dignement affûtée. Il aurait fallu qu'il en soit autrement. Parce que le second homme lui, connaissait le son du bois. Tout comme il savait que sa première attaque ne risquait pas de payer. Il l'avait prévu. C'est la force des impatients. Comme ils n'aiment pas attendre, ils prévoient pour être certains de ne pas être déçus ou d'attendre les trains.

Il n'avait pas pu, bien sûr, tout prévoir. Et sa défense aurait été totalement ruiné si son adversaire s'en était pris au foie. Mais, et ça le second homme le savait aussi, il y a quelque chose de fabuleux dans une carotide. Elle a un caractère spécial, quasi mystique qui fait qu'on rêve, au combat, de la transpercer avec grande violence. Parce qu'on sait qu'elle est comme ces animaux de carton qu'on donne aux enfants pour leurs anniversaires en Amérique du Sud. Parce qu'on sait qu'en la touchant, en l'éclatant, on fera surgir sur ce monde un flot ininterrompu de richesses brillantes. En l'occurrence du sang, par hectolitres et en jets concentrés. S'il l'avait touché, le premier homme aurait gagné et aurait eu le droit au feu d'artifice en même temps. Sauf qu'il toucha un os.

Celui de la clavicule. Comme le second homme l'avait prévu. Il avait accepté de prendre ce coup fort douloureux en se servant d'une partie non vitale de son corps comme d'un bouclier. Et la lame était prise. Et au bruit de l'os qui éclate succéda le bruit du bois qu'enfin, le premier homme entendit.

Envahissant ses canaux auditifs à la manière d'un ouragan, ce son fit venir à son corps des souvenirs partout. Il y avait la peur mais surtout les souvenirs. Son poumon droit, par exemple, se souvenait du temps où il se cachait derrière les sapins pendant le cross annuel. Quant au gauche, il regrettait sans regretter toutes ces soirées passées à fumer de l'herbe. Ses hanches, elles, se souvenaient des mouvements maudits qu'elles devaient effectuer pour orgasmer les femmes. Sa cuisse gauche pensait à ses rêves de thrombose, d'arthrite et de vieillesse. Tandis que la droite récupérait d'avoir aidé à projeter le sable.

Son crâne ne se souvenait plus de rien. Il y eut bien la courte image d'une gueule cassée dont la mâchoire lâche mais après ça...
Après ça, les images, réelles et imaginaires, furent détruites toutes ensemble.

Le second homme avait, en effet, profité que son adversaire ne dispose plus de son arme, comme coincée, pour sortir celle qu'il cachait dans son dos. Une autre batte de base-ball, le fameux bruit de bois qui manquait au perdant. Et avec elle, il enfonça en quelques coups ce crâne qui jamais plus, ne goûterait au miel et au beurre des tartines.

Le second homme avait gagné. La pluie continua de tomber. Le crâne fendu du premier homme faisait écho à la batte entaillée tout à l'heure. Le sang et la pluie firent du sable un sol compliqué, quasi lunaire. Le second homme fouilla dans la chemise de son adversaire à la recherche de sa lettre d'adieu.

En la trouvant, il fut déçu de constater que la lettre en question était bassement écrite. Il pensa même à la réécrire lui-même, avec meilleur goût, avant d'aller quêter la malheureuse veuve. Mais cette pensée ne persista pas du tout, d'autant qu'en fouillant dans l'autre poche de la chemise du défunt, il se rendit compte qu'elle n'était pas vide.

Il y avait une carte.
Une carte du tarot de Marseille plus précisément.
Celle du Bateleur.

Il voulut dans un premier temps l'emporter elle aussi mais quelque chose dans cette carte, dans le dessin qui y figurait, lui glaçait le sang.

Alors, il la laissa là, tout comme le premier homme, mort, sous la pluie.

Le second homme, on l'a vu, était doué pour prévoir. Cependant, à son tour, il venait de manquer d'intelligence, ou plutôt de sensibilité. Car cette carte, comme toute carte divinatoire, n'était pas là par hasard. Elle indiquait, elle promettait, elle condamnait. Selon qu'on y croyait ou qu'on la laissait là.

Ainsi, dix-sept ans plus tard, le second homme, père de la jeune Maria arriva où il devait arriver. Il avait vieilli un peu, avait mis de côté de l'argent et son goût pour le jeu. Il travaillait, vivait, consommait. Et ça aurait pu continuer comme ça pendant encore quarante années, avec des buffets réguliers, des découvertes musicales, des naissances et quelques enterrements.

Sauf que sa femme mourut dans un accident de train.
Le second homme épluchait un concombre pour la soupe du soir quand il apprit la nouvelle.
Immédiatement, plutôt que de se rendre sur les lieux de l'accident, il sprinta jusqu'à l'université où étudiait sa fille. Il voulait lui apprendre la nouvelle lui-même et non qu'elle la découvre, par hasard, sur son portable, en cliquant sur une vidéo pendant que tout le monde rigole et chahute autour d'elle. Il voulait préserver la solennité de cet instant, de ce dernier instant qu'elle aurait avec sa mère, qu'il ne puisse pas être aussi léger qu'un clic.

A bout de souffle, il déboucha enfin devant l'amphithéâtre où elle étudiait cette après-midi là. Non sans un pincement au coeur, il entra. Descendant les travées à toutes jambes, il appela Maria. Il savait qu'elle lui en voudrait pour cette esclandre, mais l'instant était grave ! Très vite, le second homme se trouva tout en bas. Dos au tableau noir et face à une assemblée de jeunes gens aisés. Il appela : Maria, Maria !

Mais personne ne répondit. Il y avait bien une Marie et une Maria dans cette assemblée mais elles étaient tellement gênées par l'apparition de ce vieil inconnu qui appelait leurs noms, qu'elles se firent toutes petites. Une première poignée d'étudiants se mit à trouver la situation drôle et pitoyable et à chercher à quel acteur minable pouvait bien ressembler cet étranger. Il ressemble juste à une merde se fendit l'un des moins inventifs.

Le second homme n'entendit pas cela, en revanche, il entendait très bien son coeur. Et son coeur lui disait, secondé par la flamme, que tout cela avait un sens. Qu'il le savait. Qu'évidemment que Maria n'était pas là mais que lui, oui, était bien à sa place. C'est ici, dirent-ils. Et le second homme revit la carte et son duel gagné. Il revit le crâne de son adversaire, et le sable, et la pluie. Il revit tout. Il paraît que l'on revoit tout dans ces rares moments-là.

La solitude. Le tableau noir. Le ventre qui se tord. Les spasmes. L'envie de partir. De fuir. Les rougissements. Le fait de devoir se traîner jusqu'à la porte de sortie. Les étudiants qui attendent vingt minutes pas plus. La peur du tableau noir, la peur de ne pas savoir. La peur de devoir enseigner, à une horde, à une meute. Le sable. Le sable jusque dans les toilettes où on se traîne parce que le coeur bat trop vite, parce qu'on ne veut pas être vu dans pareil état. La porte. Maria. Le train. L'impatience. La prévision. Les toilettes. La solitude. L'appendicite. Non. L'arrêt cardiaque. Juste un rêve, juste un fantasme. Non. La mort.

*

Le second homme s'éteignit le même jour que sa femme.
Maria crut résister à la mort de ses deux parents mais céda treize ans plus tard et prit un bain avec une lame de rasoir en guise de savon.
Toute cette famille est morte, mari, femme, enfant.
Dans un accident ou une destinée.

*

Ma mère me raconte tout cela, toute cette tragique histoire.
Elle me la dévoile alors que j'ai 20 ans.
Elle me dévoile jusqu'à son dénouement.
A savoir qu'elle fut la veuve du premier homme.

Et, alors que j'apprends, tout le tragique, toute la proximité, de ces destins violents.
Alors que je découvre que mon père n'était pas mon père et que jamais, je ne le connaîtrais.
Sur mon visage, les larmes coulent.



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