dimanche 24 août 2014

A Serious Ghost

Il fait beau. Une grande variété de fleurs s'épanouissent par un temps aussi clément tandis que sous les pierres, des colonies d'insectes bicolores font et défont un sol qui, un coup de tondeuse plus tard, ne leur appartiendra plus. Des enfants jouent à la marelle, l'un d'entre-eux, une fillette prénommée Arlene, perd lors d'un saut l'élastique rose attachant ses cheveux. Son grand-frère et son père regardent le match à la télévision. Sa mère est occupée à préparer du thé glacé. Elle le fait avec plaisir en pensant à la joie qu'aura Arlene quand, fatiguée, elle viendra se rafraîchir auprès d'elle. Elle pense que toutes ces petites attentions, du thé glacé au baiser sur le front en passant par ses encouragements feront d'Arlene une femme formidable qui ne l'oubliera pas. Elle espère ne pas finir seule dans le fond d'une chambre vaguement éclairée et ne jamais voir de près le badge d'une infirmière.

Arlene a douze ans, un visage gracieux, des jambes appétissantes. Les gens du village disent d'elle qu'elle finira danseuse. Personne, dans sa famille ne sait si c'est un compliment ou bien une allusion. Une allusion à quoi au fait ? Des céréales couvertes de sucre glace nagent dans du lait blanc. Avec sa cuillère, Arlene pioche plusieurs de ces hexagones protéinés qu'elle enfonce ensuite dans sa bouche. Le matin est là, le thé glacé de la veille a été entièrement descendu, le match est terminé et les Ours ont perdu. Le frère d'Arlene a trois ans de plus qu'elle mais paraît si débile ! C'est un élève catastrophique mais un ami sur qui on peut compter, sans cesse en recherche du coup fourré à faire mais qui toujours s'excuse quand la bêtise l'emporte. Il sera tout de même retrouvé pendu à quelques deux mille kilomètres de la maison familiale après un divorce mal enjambé.

Enfin qu'en savons-nous ? Nous savons qu'il fait beau mais sommes-nous vraiment avec ces gens jusqu'au cœur du lactose, jusqu'au bout de la corde qui vient serrer leur cou ? Arlene pense certainement à tout autre chose, tout comme sa mère qui n'a pas peur des infirmières. Est-on bien sûr que les Ours aient perdu ? Peut-être le match a-t-il été rejoué ou peut-être était-ce simplement le match aller...

Nous n'avons de certain que ce qui n'existe pas. Le vent du soir, les branches qui sifflent et appellent à l'aide, les rivières silencieuses encore chaudes des corps des baigneuses totalement dénudées. L'absence d'un proche, la maladie, le fait qu'irrémédiablement nous disparaîtrons tous autant que nous sommes aussi violemment qu'une allumette. Nous serons dans une pièce, nous aurons les yeux ouverts et affamés, et l'instant d'après, nous ferons comme l'allumette. Crac.
Nous n'assisterons pas par quelque magique désincarnation à notre mise en terre, nous ne flotterons pas par-dessus la foule - quinze, vingt personnes - des gens qui nous aimaient. Nous ne verrons pas leurs larmes et nous ne verrons pas non plus leur retour en voiture. Nous ne verrons pas qu'aussitôt rentrés chez eux, la masse de leurs soucis reprendra le dessus. Des histoires d'assurances, de loyers, d'ambitions...Nous ne traverserons pas, tel un fantôme, les vies des uns et des autres. Nous ne verrons rien grandir, nous ne verrons même pas le fond de notre boîte.

Nous aurons disparu.
Comme Arlene disparaît lorsque je l'abandonne et préfère me soucier des questions d'outre-tombe.
Arlene est en pleine suspension, ses pieds se joignent, se crispent et forcent l'impulsion. Elle saute les cases, vise le ciel en coups rapides. Elle sait que ce jeu n'est plus tout à fait de son âge mais elle l'adore et puis, elle fait ce qu'elle veut. Le thé glacé tient dans un long récipient transparent qui peut contenir deux litres. L'électricité, influant sur le système de réfrigération, va bientôt lui donner sa température optimale, soit à la frontière de zéro. Il fait chaud rappelons-le dans cette région-là. Les cas d'insolation chez les personnes âgées sont tout sauf rares et c'est pourquoi la mairie a fait distribuer, fin mai, toute une armée de brumisateurs dernier cri. Arlene revient sur le devant de la scène, elle est rentrée, a bu un demi-litre de thé glacé sous les yeux couveurs de sa mère, s'est douchée, s'est couchée, s'est rêvée. Le lendemain, céréales, toilette faite en vitesse et direction l'école. Elle pourrait aller à l'école en bus mais comme elle sait que ses jambes, sont, comme ils disent des jambes de danseuse, elle préfère y aller à vélo afin de les renforcer, de les viriliser. Le contact de son sexe avec la selle n'éveille pas encore chez elle d'émois cataclysmiques. Elle suit d'un seul œil le cours de biologie, Arlene est fatiguée et se demande ce qu'elle fait en classe, en plein été. Elle est à deux doigt de découvrir le pot-aux-roses quand du mur devant elle s'échappe un papillon.

Ce n'est pas un mur à proprement parler, c'est un mur de classe, c'est un mur avec un tableau d'ardoise bleue posée par-dessus. Un mur avec des inscriptions bonnes à savoir en quantité modeste...des additions, des soustractions, des règles de grammaire élémentaires. Et puis un papillon, là, vient de sortir du mur...par on ne sait quelle faille...au bout d'une phrase, le papillon s'échappe ! Magistralement composé, aux ailes comme peintes, il vole, malicieux, dans la salle de classe. L'institutrice n'est pas emballée par cette insecte apparition mais ne peut s'empêcher d'avoir un tremblement sur la lèvre inférieure. Un tremblement qui, sous l'analyse d'une loupe dévoile son flashback.

Vincent aimait les papillons encore plus que les hommes et c'est souvent qu'il partait en forêt pour apercevoir les premiers et fuir les seconds. L'institutrice était encore une jeune fille qui ignorait tout de son destin d'institutrice quand elle croisa par hasard Vincent. Vincent laissa tomber les papillons et la jeune fille cessa d'en être une pour être avec Vincent. Ils achetèrent un appartement en banlieue Est, l'ancienne jeune fille devint institutrice et Vincent, sans ses papillons, goûta aux affres de la nostalgie. Ils baisaient merveilleusement mais cela ne suffisait pas à Vincent qui se languissait de sa forêt d'enfance. Alors ils quittèrent la banlieue Est et allèrent vivre à la campagne, après plusieurs crises profondes. Revenu proche de la nature, Vincent espérait retrouver la fougue de ses jeunes jours. Mais il était trop tard, dans son esprit, tous les papillons étaient devenus gris, stupides et disgracieux. L'institutrice dût se rendre à l'évidence, la vie de Vincent n'avait plus de sens. Alors ils allèrent une dernière fois dans la forêt, s'y aimèrent passionnément, avec des rires, avec des larmes. Et finalement, ils se rendirent au Nord de celle-ci, là où la terre est creuse et où le vide est grand. Vincent posa un baiser sous la joue de l'institutrice et sauta depuis le précipice prévu à cet effet. Effrayé par la mort à venir, le corps de Vincent eut la réaction escomptée et de son dos sortirent deux ailes vives et noires. Vincent était parti.

Il faut savoir qu'Arlene avait mal compris la scène. Le papillon ne s'était pas extirpé du mur comme un virtuose d'une prison, il était rentré par la fenêtre que l'on laissait ouverte par ses grandes chaleurs. De même, c'était un papillon finalement assez standard et il ne devait son apparence forte qu'aux lumières estivales. De même, son frère avait été retrouvé à temps, vingt ans plus tard, et n'était donc pas mort suite à sa pendaison. De même, les Ours ne jouaient pas en ce jour d'été, il s'agissait d'une rediffusion du match de la veille. De même, le thé glacé n'était pas fait maison, c'était du thé industriel, acheté en packs par sa mère pour gagner du temps. De même, sa marelle n'était pas une marelle ordinaire.

"Veux-tu dire au médecin ce que tu as noté au sommet de ta marelle ?"
- Non...
"Je t'en prie, Arlene, c'est important, il est là pour t'aider."
- M'aider à quoi ? Je n'ai pas de problèmes...
"Arlene..."
- Bon, si vous tenez tant à le savoir...j'ai écrit, en lieu et place du mot ciel, ceci : Papa va mourir.

Une fois cette phrase prononcée, Arlene se passa la main dans les cheveux, faisant tomber par la même occasion, un élastique blanc.


Francis Bacon - Head I


mercredi 13 août 2014



Il serait tout à fait abject de faire ça.

Pour ma famille, mes enfants et mes petits-enfants, pour les amis que je me suis fait et que j'ai su garder. Pour Susan aussi, qui essuya tant de fois ces larmes brûlantes sur mes joues. Pour ceux qui souffrent plus que moi, ceux qui n'ont pas connu la joie, même en vitesse. Ceux qui sont nés dans ces pays où la guerre est tout le temps voisine, où l’on a le choix seulement de mourir d’une balle ou de la maladie.

Cela ne serait pas sain de disparaître ainsi, sous prétexte que mon corps me fait mal atrocement et que je m’enlaidis à force de vieillir. Mais je ne vois pas comment faire autrement. Je suis fatigué de devoir jouer la comédie même en fin de carrière. Fatigué de devoir sourire, toujours, quand je vais à la pharmacie prendre des antidépresseurs et que les autres clients s’attendent à ce que je sois gentil, beau, aimable et bon comme dans mes films…

Je sais que je ne suis pas le plus à plaindre et qu’il s’agit-là de la rançon d’une gloire que très peu connaîtront mais j’en ai assez…Que ce soit ces clients de pharmacie ou mon entourage proche, personne ne peut plus compter sur moi…

Je suis devenu un triste épouvantail, une figure en pleurs constamment, une angoisse sur pattes.

Je ne veux pas que la vie de Susan se résume à me rassurer jusqu’à la fin de ses jours, je ne veux pas que mes enfants se souviennent de moi comme d’un fou. Je veux qu’il se souvienne que si j’ai joué tous ces braves personnages, c’était parce que j’aspirais à leur ressembler ne serait-ce qu’un peu…

Je sais que j’ai échoué là-dedans en faisant preuve d’une vanité sans race mais certains continuent de penser le contraire alors…
Je ne veux pas que le temps noircisse tout le tableau ni que le maquillage ne s’efface jusqu’au bout…Je dois partir en laissant quelques illusions, quelques rêves, intacts derrière moi.

C'est une œuvre égoïste et minable mais elle permettra de ne pas oublier le bien que j'ai pu faire, que ce soit dans mes rôles ou dans la vie réelle. De toute façon, je n'en peux plus, mes articulations me donnent le tournis et je ne pense qu'au pire à longueur de journées et ce même aux mariages et banquets où je suis poliment invité. J'aimerais garder en mémoire mes plaisirs plutôt que mes effrois. La dentelle plutôt que les hôpitaux. Je veux arrêter de jouer avant de perdre tout.

En fin de compte, je ne serai ni bicentenaire ni doué d'une éternelle jeunesse. Je serai Robin McLaurin Williams, mort futur comme tout le monde. Tétanisé de peur comme tout le monde. Amoureux de la vie comme tout le monde. Enfin, ici s'achève la romance et non l'amour j'espère...

J'espère...que mon deuil n'éclipsera rien...que l'on continuera de parler de l'Irak, de la Palestine et d'Ebola.
J'espère que mon geste idiot ne sera dans les journaux qu'une colonne discrète car c'est tout ce que j'ai toujours voulu être. Une colonne discrète sur laquelle tous les gens que j'ai aimé pouvait s'appuyer en cas de pâleur. Une colonne discrète maintenant rasée, détruite, rien. Sinon un comédien.

R.W.