mardi 29 septembre 2020

Madame L.

La salle d'attente de mon médecin traitant donne sur une large cour qu'encadrent des arcades vieilles comme le monde. Derrière elles, une rue plus loin, se tient l'école primaire dans laquelle j'ai appris le nom de toutes les capitales d'Europe avant d'en oublier certaines. Et puis, il y a une cour encore, un terrain de jeu pour enfants où d'innombrables buts et paniers furent inscrits chaque année. Chaque année également, des amitiés naquirent dont quelques-unes surent tenir bon malgré la grande diversité d'avenirs que la province propose. D'autres se heurtèrent au mur de l'âge adulte brisant un à un les repères pris. 

Ma maîtresse d'alors est morte récemment d'un cancer. Elle était jeune. Moins jeune qu'à l'heure où je l'écoutais religieusement mais jeune tout de même. A-t-elle pensé à moi ou à tel ou tel camarade durant ses mois de souffrance ou n'avait-elle plus en tête que des images, soucis et soifs débarrassés de nos visages ? J'ai de mon côté vécu sans elle parfaitement, je ne lui en voudrais donc pas d'avoir privilégié des pensées neuves. C'est ma mère qui me l'a annoncé, entre deux pommes épluchées. Les corps se dégradent si vite. 

J'espère que des lèvres l'ont embrassée jusqu'à la toute fin. Ce serait affreux sinon, devenir pestiférée pour les siens sous le simple prétexte d'une déveine immunitaire. Je me demande combien de ses élèves ont pleuré ce jour-là et l'ont emporté avec eux, comme un livre lourd et beau, dans le cartable de leurs crânes. Moi, je n'y pensais plus car je l'avais su par ma mère, entre deux pommes épluchées, avec du délai, mais d'autres sûrement, piqués au vif par l'impossible, ont dû beaucoup pleurer. Et ses collègues... des enseignants, des enseignantes tout comme elle... quel choc d'imaginer qu'elle parte et que ça aurait pu leur arriver aussi, tout affreusement pareil ! 

D'abord on n'ose y croire. On se dit qu'un remède ou qu'une témérité, un courage, suffiront à ce qu'on passe l'obstacle. Ce sera long bien sûr, épuisant d'évidence, mais dans six mois, un an, on reprendra nos forces, domptera l'existence. Mais le corps se dégrade... et l'esprit... outil d'une puissance implacable, finit par suivre... 

Je pense aux films qu'elle n'a pas eu le temps de voir. Aux amis, aux faire-part de mariages futurs de sa fille... 

Moi, je les verrai ces papiers harmonieux alors que je m'en moque mais elle, pour elle, c'était trop tard. 

La salle d'attente de mon médecin donne sur une cour qu'encadrent des arcades...


Edvard Munch - Sans nom


lundi 28 septembre 2020

**

 Mes yeux brûlaient. 

Enième symptôme. Désagréments comme s'il en pleuvait. Cependant qu'à côté, sans se douter du calvaire de son père, la petite dormait. Un ange, mon ange ! Descendu du hasard, d'une poupée russe dédaléenne, d'un labyrinthe en escaliers donnant sur un miroir, sur un miroir, sur un miroir... 

Tant de choses auraient pu t'écarter ma petite... et tant de choses le pourront...

Mais tu es là 

Et je regarde

Ce que la chance produit de mieux. Pureté petite immense. Je n'ose imaginer ma vie sans la tienne observable. Serait perte de temps, tour pendable. Serait souffrance inexorable, moments ouvrant thorax, mains pleines de cœurs serrés au point qu'ils éclatent. Sans toi. Sans ma bannière, flottante flamme derrière ton noir d'encre et de jade. 

Tes yeux brûlaient... aussi mais pas parce que malades. Parce que tout le contraire. Parce que chauds d'enthousiasme, d'un appétit, d'une joie envers le banal comme envers l'au-delà. Ils brûlaient de connaître, ils brûlaient d'apprendre où la grâce est maîtresse, où l'amour peut se rendre. Ils brûlaient également pour une lampe, un insecte ou une tasse. 

Fermés, désormais, calmes, je les caresse de toute mon âme... Ces yeux, tes yeux. Les miens en moins verdâtre ou en plus bleu. Je les caresse en rêvant de pouvoir m'incruster dans tes rêves pour en conter l'histoire. Si je pouvais contrôler ta nuit et ce qu'elle garde, je te filerais du rab de couleurs, d'animaux et climats. Soleils violets et chats. Et des pirates, quelques-uns, car je sais que tu les aimes. 

Si je pouvais soigner tes rêves...

Si je pouvais soigner les miens. 

Je ne peux qu'espérer finir la semaine.

Le mois,

L'année ! Une année encore à te perdre...

A te voir évoluer en sachant que ça s'arrête. 

Le problème, c'est que je t'aime et que c'est sans limite. Or, la vie m'en impose une. 

Chiens grisonnants et lunes. 

Mes yeux venaient de rafraîchir. Chaque fois ça quand je pleure. Chaque fois je pleure quand je réfléchis. A la douleur. De ta beauté. Bientôt partie.

Mon cœur

Ma petite

Ma vie. 

lundi 7 septembre 2020

Synchrones

 "Papa, t'as vu le but qu'a marqué Denilson hier ?" 

Frédéric me tendit sa montre au-dessus de laquelle bougeait gracieusement une dizaine de bonshommes plongés dans un brouillard vert. A la base de la montre clignotait un signal bleu que mes lunettes traduisirent, avec un peu de latence par rapport aux modèles actuels, et qui ouvrit un onglet sur ma propre montre m'invitant à transférer l'image. Je refusais la transaction. 

"Non, Frédéric, je regarde plus de foot depuis un certain temps tu sais. Je commençais même à m'en désintéresser avant l'accident de Londres alors..."

Je n'en voulais cependant pas à mon fils de ne pas avoir suivi. Nous nous voyons rarement et le sujet de mon rapport au sport n'avait rien de crucial. En revanche, le fait que l'épisode londonien n'ait pas du tout entaché sa passion m'inquiétait quelque peu. Je le pensais plus sensible. 

"Je vois ! Après, c'est sûr que ce qui s'est passé à Londres est terrible mais bon la fédération a dédommagé une grande partie des familles ainsi que certains spectateurs s'étant plaints a posteriori. Ils ont fait de leur mieux et puis il y a certaines équipes qui ont observé une minute de silence toute la semaine qui suivit."

Je faisais partie des spectateurs ayant assisté en direct au spectacle. Sur une action anodine aux abords du point de corner, un ballon avait rebondi à pleine puissance sur la jambe d'un des joueurs avant d'aller s'écraser sur le plexiglas des tribunes. Après quoi, la structure s'était légèrement soulevée, laissant apparaître un point noir sous le panneau publicitaire pourtant solidement fixé devant les sièges où, par le passé, du public en chair et en os exultait chaque week-end. Chair et os, c'est précisément ce que ce point noir révéla une fois analysé en profondeur par un droit-de-l'hommiste spécialisé dans ces problématiques. 

Il s'agissait d'une tête, d'une tête de cadavre exactement, celle d'un père de famille qui comme tant d'autres s'était réfugié dans un stade faute de logement. Rapidement, l'affaire prit de l'ampleur et il fut mis à jour qu'un demi-millier de personnes mourait de faim à ciel ouvert derrière ce plexiglas épais où l'on projetait sans arrêt tout un tas de logos. Tous, des présidents de franchise aux joueurs en passant par les fans retranchés chez eux se doutaient bien que de tels drames se jouaient - après tout, ils en pressentaient des similaires émanant d'anciennes stations de métro quand les souffleries dysfonctionnaient et que montait d'un coup une odeur surhumaine - mais c'était la première fois qu'une preuve aussi flagrante était diffusée de la sorte. Il y eut enquête et le lendemain, une partie des matchs prévus ne furent pas joués. Mais, sous la pression des enjeux économiques, dès le surlendemain, le stade fut vidée en catimini et le tournoi reprit son cours normal. 

Denilson venait de marquer d'une reprise acrobatique et célébrait à présent son geste en pointant ses deux index en direction du ciel. 

"Quel joueur quand même !" reprit Frédéric dont la montre diffusait désormais un chant de Noël entrecoupé du slogan d'une de ses marques favorites. I'll be home for Christmas

You can plan on me
Please have snow and mistletoe
And presents on the tree... sponsorisé par les Biscuits "Riviera".

Dehors, le thermomètre affichait vingt-et-un, un temps plutôt frais pour la saison. 
C'était notre premier Noël ensemble depuis la mort de Mary. Elle nous manquait. Peut-être que si elle était partie plus tard, elle aurait su lui faire changer d'avis quant à sa carrière. Je ne sais pas.

"Et ton travail, comment ça se passe ?"
"Oh !"

Ce fut là toute sa réponse. Il n'avait jamais été particulièrement bavard mais depuis qu'il était à moitié orphelin, sa capacité au développement semblait avoir totalement disparu. J'espérais qu'avec sa psy, il se montrait plus disert mais les consultations en Blitz s'étant multipliés au détriment des séances horaires, je ne donnais pas cher de cette perspective. 
Ma montre sonna, les plats étaient arrivés. J'ouvris la porte au couloir désert et scannais la boîte soigneusement emballée avant d'effectuer le paiement à l'aide de ma montre, offrant au passage un pourboire décent au livreur, saison de fêtes oblige. 

"Miam miam ! T'as bien commandé indien comme je te l'ai demandé ?" s'impatientait Frédéric tout en écrivant un message à sa petite amie, du moins le supposais-je. A qui d'autre aurait-il pu écrire ? J'étais là, mon père était à l'hôpital et Mary était morte. Quant à ses amis... 
Quand je repense à la dureté avec laquelle je l'ai traité lorsqu'il rentrait affreusement ivre... 
Je le regrette maintenant. Certes, il se détruisait mais au moins vivait-il. 

"Indien parfaitement ! Je t'ai pris des pakoras comme tu aimes et même quelques sushis, ils en ont sur la carte."

Sushis était à vrai dire un bien grand mot. La texture, l'aspect et la couleur collaient mais question goût, faute de poissons frais, cela ressemblait plus à de la purée aromatisée qu'à un plat raffiné. Qu'importe il mangea tout. 

"Tu m'aimes papa ?" s'enquit-il, l'estomac plein et comme prêt à partir. 

"Absolument mon fils !"

"Cool !"

Nos deux montres, attentives à la discussion, jouèrent alors un air plaisant. Puis trois petits airs tristes destinés à nous émouvoir et à encourager quelque accolade filiale. Nous nous y prêtâmes confusément.

"Demain, j'irai voir ton grand-père. Tu sais qu'il aura 103 ans le mois prochain, ce n'est pas rien."

Sur cette déclaration, après avoir levé un pouce approbateur, Frédéric s'éclipsa. 
Quelques jours plus tard, sa montre sonna, annonçant avec une voix d'enfant, d'une douceur d'ange, que son grand-père avait succombé. Heureux évidemment. 
Je n'ai eu pour ma part ma notification que le lendemain matin, désactivant par habitude l'objet au moment de dormir. Mon message à moi était plus sobre, son texte étant lu par une voix de femme adulte. Elle me fit penser à Mary. L'instant d'après, la montre s'éclaira de nouveau, me proposant ou de voir mon accolade avec Frédéric ou de revoir le but marqué par Denilson. 

Le choix fut vite fait. 
Cette fois, je le regardais avec attention. C'est vrai qu'il était beau !  

L'exposition universelle pékinoise de 2135

 Le nombre de visiteurs sur la quinzaine s'élevait à quarante, quarante un, soit dix de plus qu'il y a vingt ans. Le président de l'exposition se félicita, intérieurement, d'un tel succès. Elle s'était tenue en plein été, du premier au quinze août, dans l'arrière d'un magasin de souvenirs et de rafraîchissements situé souterrainement à la station "Sunhe", juste à côté d'une machine à souvenirs Apple et du commissariat encore en construction. Là-bas, entre quelques photos dégriffées et quelques cartes postales impossibles à envoyer car démagnétisées. Dans un petit cagibi, de quoi faire rentrer une personne mais pas deux. Cinq mètres carré, six ? 

Là-bas, en profitant du commissariat inachevé donnant l'illusion de la police sans pour autant qu'elle se soit installée, les visiteurs - des curieux souvent amputés quelque part - avaient vu ce qu'il y avait à voir : des bites partout et des fentes de femme, toutes en latex, en silicone mais réalistes et mieux encore, "réelles". Aussi, placés sur une étagère : une pile de faux billets de banque, un œuf véritable, un compact-disc, une lettre d'amour manuscrite. C'était à peu près tout que cette collection d'objets rarissimes, en plus des fentes et bites dégoulinant de la table centrale. Un vrai petit trésor !

La prochaine édition devait avoir lieu en hiver dans la ville de San Francisco et ses moins trente degrés, sous l'ancien Golden Gate reconverti, depuis l'effondrement, en musée-patinoire. Là, là-bas, dans un autre tout petit cagibi, une autre arrière-boutique, on trouverait ce qui a existé et non plus ce qui n'existait pas. La nostalgie, même si bonne d'intention cette fois, avait définitivement remplacé tout le reste. Au grand plaisir du patronat qui, si devenu pauvre dans les faits de par l'épuisement général des ressources, avait enfin pour lui l'impression de comprendre. 



Muriel Carpentier - à 7345 mètres de profondeur





mardi 1 septembre 2020

 Le vide il faut le regarder

Attentivement 

Avec les yeux les plus ouverts possibles

Afin qu'ils s'habituent à son obscurité

Et qu'ils puissent finalement

Voir les rayons d'échelle

Qui le zèbrent en tout sens.


Le vide il faut le regarder

Très attentivement.