lundi 30 septembre 2013

EYE FUTURE // Ouverture

André Topia était quelqu'un d'effroyablement laid. Son front était garni de rides tellement profondes qu'elles donnaient l'impression de véritables bouches, sèches et indélicates. Ses joues, d'une rougeur luciférienne, égalaient, en terme de couperose, celles du gros prêtre ivrogne à la soutane tâchée de vin. Son nez, homoncule dégradé et foetus inversé, était supporté par deux narines larges d'une taille aléatoire et sur lesquelles brillaient de longues pustules blanches. Ses yeux avaient de cet abandon bleu-gris qui sied tant aux chiens agonisants ou aux analphabètes de la Flandre intérieure. Ses lèvres étaient normales et même plutôt belles mais, du fait qu'elles juraient complètement avec le reste de son portrait, elles paraissaient en fin de compte purement abominables (comme si l'on voyait soudain la sublime Hélène avec une cicatrice noircie et purulente à la place de son divin sourire). Le cou d'André Topia était aussi laideur, il ressemblait à une sorte d'épais boyau blanc recouvert ça et là de touffes de poils tout à fait répugnantes. Son torse, sa sphère abdominale, ses hanches, ses bras, ses fesses, ses cuisses, ses genoux, ses coudes, ses épaules ainsi que ses deux jambes, soit tous les charnus éléments qui charpentaient le reste de son corps, paraissaient en vérité ne faire qu'un au cœur d'un seul bloc.

André Topia était une tête humaine, assurément repoussante, déposée sur un ventre. Un Ventre. Une opacité de peaux, un gonflement catastrophique d'où filtraient parfois des gaz riches d'amertume et des gouttes de sueur à la couleur marron. André Topia était la réunion de toutes les couches de la disgrâce et n'avait même pas pour lui ce drap impressionnant qui enveloppe certaines fois les monstres les plus fous. Car André Topia demeurait un homme, avec tout ce que cela comprend de ridicule et d'inachevé. Il n'était pas un mythe à la Orson Welles, simplement une erreur, un assemblage pas assez imprécis pour naître en étant mort mais pas assez harmonieux ou logique pour inspirer quelconque sympathie. André Topia était une tête humaine, assurément ignoble, fondu sur une tuméfaction, un gros ventre étendu.

Un jour, c'est-à-dire après que la lune a chanté et que le coq luit, André Topia eut une idée : il envisagea de mettre fin, par lui-même, à sa vie sans histoire. Ce n'est pas qu'il détestait son existence à proprement parler...bien qu'il éprouvait beaucoup de peine quand il croisait un artisan boucher, et quand il voyait dans les yeux de ce dernier perler la bave et l'ambition, et quand il voyait que cet artisan boucher aurait aimé se servir dans son corps pour approvisionner ses vitrines sur cinq générations au moins. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à faire la moindre action, gravir une marche ou même ouvrir la bouche le laissant ensuite fatigué pour un bon quart d'heure. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine lorsqu'il entendait le rire des enfants et lorsqu'il sentait le poing de l'entre-eux en train de le frapper. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à la vue de ces adolescentes, toutes débordantes de formes aussi esthétiques chez elles qu'elles étaient inesthétiques pour lui, qui auraient préféré se crever les yeux à l'aide d'un couteau plutôt que de devoir le regarder en face. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à l'idée de ne pas pouvoir toucher une fleur de ses mains, parce qu'elles étaient trop basses et qu'il était trop haut, là, juché sur son rempart graisseux. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine en pensant à sa famille, elle qui ne lui parlait plus depuis dix ans, elle qui lui envoyait mensuellement un chèque et rien de plus. Bien qu'il éprouvait, comme c'est dit, beaucoup de peines, André Topia demeurait plutôt content de son sort et, surtout, ne nourrissait aucun lourd regret. Ce n'est donc pas pour ces derniers, qu'il n'avait d'aucune sorte, qu'il conspira sa propre suppression. Ce n'est d'ailleurs pas non plus pour abréger ses souffrances multiples, ses maladies en cours et leurs symptômes éveillés et réveillés à chaque millième de seconde, qu'il s'engagea sur cette funeste voie.

S'il choisit de sortir volontairement des lieux de concrétude, c'était pour démolir ce qu'il considérait comme une malédiction. Et nous ne parlons pas là de sa physique et laiteuse concrétion mais bel et bien de quelque chose d'autre, d'une touche fantastique sur le clavecin du monde.

André Topia fit, la nuit précédant le jour où son rêve suicidaire apparut, une découverte sûrement aussi dégoûtante que sa mère lorsqu'elle le vit dans ses bras pour la première fois. André Topia était alors éclairé par le néon réfrigéré du meuble qu'il venait d'ouvrir et qui contenait moulte plaquettes de beurre et une bonne douzaine de boîtes de conserve à l'anchois mariné. Il était vingt-trois heure et André Topia s'apprêtait à préparer son seul dîner du jour car, même s'il pesait son poids et qu'il était horriblement rond, il consommait très peu. Il s'apprêtait à préparer son seul dîner du jour quand, en tapotant du côté de ses cuisses pour vérifier qu'elles existaient bien et qu'elles n'avaient pas fusionné pour de bon avec ses mollets, il mit le doigt sur une boule de chair.

Un œil en vérité...

BenjaminCho89 - Tsuki No Me Keikaku

lundi 23 septembre 2013

Au croisement

C'était une histoire comme on en a déjà écrit des milliers de fois. Un homme seul, allongé sur son lit, repense à son passé avec désespérance. Il voit les occasions, le dos de ses étreintes qu'il n'a pas su tenir, ces immortels instants où il a hésité, perclus qu'il était par ses peurs primales. Celle de la mort déjà, et de la solitude. Celle de ne pas savoir quoi faire exactement, de sa vie, de ses minutes et de ses heures, qui s'écoulent comme ces trottoirs longs où la neige cristallise.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit plusieurs milliers de fois. Une femme seule, mâchouille une tranche de bon pain grillé timidement beurrée, baisse sa bouche vers un bol plein d'un café trop amer, et songe à la distance qui la sépare du ciel. Elle sait qu'il lui reste des décennies à parcourir, voire qui sait presque un siècle, mais elle a dores et déjà l'impression que la fin se rapproche. Dores et déjà ce bleu pressentiment qui fait que chacune de ses sorties est comme une oraison et que chaque pas qu'elle fait est une crainte pour elle de se retrouver sans air, ses poumons cherchant alors maladroitement leurs mots et son cœur suffoquant comme au temps des chagrins. Pourtant, elle se porte très bien, ses yeux tirent toujours au bleu tout en étant très verts et sa peau sait encore recevoir le plaisir. Pourtant, rien n'y fait, l'extérieur agit sur elle jusqu'à l'anéantir et l'intérieur, avec ses volets vieux et son poste de radio à grosses piles, lui retourne les dents, les ongles et les cheveux.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit par paquets de milliers. L'homme seul et la femme seule un matin se rencontrent et ne se remarquent pas, l'angoisse étant une occupation pour eux faite à temps plein. Puis, magiquement ils se recroisent, à intervalles réguliers et souvent au même endroit, dans un préau ou entre les branches de deux maigrelets arbres. Forcément, l'homme seul et la femme seule finissent par se remarquer, d'abord par le reflet une joue, ensuite par la forme d'un nez, jusqu'au profil entier. Ce profil vient les bercer parfois quand même la monotonie devient une affaire monotone, ou quand le café est un peu moins amer, ou lorsque le passé se fait un peu moins triste. Ce profil traverse certaines nuits les entrelacs mornes qui composent leurs rêves et, soudainement, la nuit et son sommeil prennent la couleur d'une impatience. Ils finissent par avoir hâte de vite s'endormir pour, ils l'espèrent, recroiser ce profil, cette joue, ce nez et puis ces lèvres, qu'ils ont pu caresser du regard quelques heures plus tôt. Les mois passent à ce rythme, avec d'un côté comme de l'autre toujours plus d'impatience (toujours plus de ce plaisir qu'ils pensaient avoir perdu pour de bon dans un coin de leur grenier d'enfance) dans ces retrouvailles anonymes.

C'était une histoire comme on en a écrit déjà plus d'un million de fois. Sans savoir comment, un matin, un mardi, bien qu'ils aient tous les deux scrupuleusement suivis leurs habitudes afin d'être certains de se voir, l'homme seule et la femme seule ne se croisent pas. Ils pensent : " Je ne comprends pas, je n'ai pas changé de route, je suis parti à la même heure, j'ai emprunté le même chemin de terre, longé les mêmes immeubles, je suis ensuite passé devant la même boulangerie, celle dont la patronne est une vraie teigne paraît-il, je ne comprends pas, nous aurions dû nous rencontrer...peut-être que cette personne est malade ou qu'elle a choisi de bifurquer pour gagner un temps fou...peut-être était-ce une illusion que de penser qu'elle aussi suivait à la lettre et chaque jour le même itinéraire pour qu'on puisse s'y croiser...ou peut-être simplement que je suis en avance et que nous avons changé d'heure, de l'heure d'été à l'heure d'hiver ou bien inversement...je ne sais pas, je ne comprends pas". Ces pensées toutes consacrées à l'autre, à l'inconnu, à ce périlleux voyage qu'est la compassion, les obsédèrent pendant le jour entier. Tandis qu'ils remplaçaient dans la machine le papier imprimé par du papier blanc, ils pensaient : "Est-elle malade, cette personne qui me manque, et si oui est-ce grave ?". Tandis qu'ils remplaçaient les cartouches d'encre noire par des cartouches jaunes, ils pensaient : "Comme nous sommes en novembre, si elle est malade, ce doit être une fièvre et je la reverrais au pire dans une semaine...je dois prendre mon mal en patience, je ne dois pas modifier mon itinéraire pour essayer de la retrouver". Tandis qu'ils remplissaient leurs assiettes de carottes cuites à la vapeur, ils pensaient : "Au pire, deux semaines, je peux bien attendre deux semaines...mais si je ne le revois jamais, ce profil, cette joue, ces yeux et puis ces lèvres, si je ne le revois jamais seulement parce que je n'ai pas eu le courage de tourner une route plus tôt...cela sera sûrement une douleur vive...vive...". Tandis qu'ils regardaient les informations du monde, ces rangées de cadavres et ces inondations, ils pensaient : "Cette nuit, faites que je rêve de lui, son profil me ravit et propose une lumière là où l'ombre est maîtresse, sa joue est un flocon et ses yeux sont des fleuves, de vastes étendues d'eau dans lesquelles je nage jusqu'à trouver la rive, avec son sable blanc et ses bois enchantés, avec ses rues pavées et ses mains qui d'un seul coup m'enlacent, élégamment, me menant jusque dans un lieu où plus rien n'existe, si ce n'est la chaleur et ce que je nomme par souci de décence : la volupté. Cette nuit, faites, vous que je ne connais pas comme je ne le connais pas, que je rêve de lui et que lui rêve de moi".

C'était une histoire comme on en a écrit déjà par centaines de millions. L'homme seul et la femme seule, ensemble gagnés par la hâte féroce, furent ensemble pris de fièvre. L'homme seul, ayant passé son temps avec la tête chaude et transpirante, et laissant derrière lui un lit encore plus vide où l'on remarquait une silhouette humide, n'arriva pas à sortir de chez lui sans tomber sur le sol. La femme seule, parce qu'elle tremblait de froid, tant il avait fait chaud cette nuit de son front à ses jambes, se gava d'un café noir et brûlant jusqu'à l'indigestion et se fit porter pâle. L'homme seul et la femme seule demeurèrent solitudes, l'un dans son lit où les draps se grisaient sous les coups de la sueur, l'autre dans sa salle de bain, à tenter de curer ses sautes abdominales.

C'était une histoire comme on en a écrit qu'une fois. L'homme seul et la femme seule se recroisèrent bien des années plus tard, alors qu'ils empruntaient le même corridor blanc. Ils mirent du temps avant de se reconnaître, leurs profils avaient changé un peu, avaient vieilli beaucoup, même s'ils gardaient ces lèvres où jaillissaient parfois un sibyllin sourire. Leur manège recommença sur le corridor blanc, chaque matin ils se croisaient et chaque matin, soucieux de ne pas se perdre à nouveau, ils osaient davantage. Un matin, l'homme seul avait dévoilé son visage entier, un autre matin, la femme seule avait laissé traîner sa main le temps d'un frôlement.

Puis, en plus des matins, ils se croisèrent les midis. Puis, en plus des matins et des midis, ils se croisèrent le soir. Puis, en plus des matins, des midis et des soirs, ils se croisèrent la nuit.
Là, au dedans d'elle et profitant de l'ombre qui avait avalé le long corridor blanc, ils se réunirent enfin. Main dans la main, ils nagèrent ensuite vers ce lieu composé uniquement de chaleurs et de grâces.
Ils firent ce trajet plein d'une joie profonde et communicative, se délectant de chaque millième de seconde dans ces eaux délicieuses, de chaque instant sur la rive, de chaque foulée sur le beau sable blanc, de chaque enlacement parmi ces rues pavées. L'homme et la femme arrivèrent finalement à ce lieu fantasmé aux murs de passion et au toit de tendresse. Ils eurent le privilège de pouvoir y rester éternellement, c'est-à-dire jusqu'au temps où même le rien ne serait plus rien du tout, comme ils étaient déjà morts depuis treize ans pour l'homme et seize et pour la femme.

C'était une histoire, malheureusement, très impossible.



Sounillac et Subervie - Arbres en hiver