jeudi 1 décembre 2016

Older than the sun


La chair, reine d'un champ d'os, générale des nerfs, la chair. Prison pour tous. La chair. Elle est là. On peut la pressentir derrière les paysages, sous les rues désertées. Elle est à deviner au devant de chaque ombre. La chair, avec ses mains et son bas-ventre, avec ses poils pour camouflage et son goût prononcé envers la déchirure. Incrustée secrètement dans chaque photographie, la chair est cette illusion nous menant à penser que ces visages, aux sourires crispés, furent vraiment les nôtres à cet instant précis. La chair aussi qui manque, à l'hôpital, celle qui disparaît, au cimetière, celle qu'on dispose, comme une rangée d'allumettes, dans une boîte, la chair, elle-même boîte. La chair barreau vivant de cette prison mouvante, composée d'yeux, de muscles et de talons, à laquelle la clef toujours nous manquera. La chair bien sûr qui ne manque plus, quand elle se fait trop là, trop gâteaux secs et sucres, trop chair viande, trop viande à la place des paupières et terrine de chair à la place des cheveux. Elle ne manque pas non plus quand elle tombe, d'un corps qui la rejette parce que poignardé, et que ce corps, canette de ferraille à la gorge entrouverte, est le cher corps de l'Homme que l'on a détesté. Mais, même sans manquer, la chair est, la chair résiste, à l'intérieur des cauchemars consécutifs au meurtre ainsi que sur les masques, de chair également, que portent les voisins. Les voisins, les passants, les entendus, forêts charnues, avalanches de seins, de mentons et de joues qu'on jurerait avoir, ne serait-ce qu'une fois, d'un oeil déjà vus. Et que dire de la chair présente au creux de chaque fenêtre, dans la clarté du verre, avec son mètre quatre-vingt de chair boudinière, avec sa chevelure d'autrefois et sa grande ride, faux au revoir de la chair, et sa façon maligne de relever la tête. Tant et tellement de chair au creux de ces fenêtres ! Des chairs ouvrières, des chairs présidentielles mais des chairs mais des chairs ! 

Le diable, même le diable, même lui aux rouges dents et aux bras comme des cheminées, même lui n'avait pas voulu ça...Il voulait simplement qu'on vive en dehors de Dieu...avec des nuits plus longues certes mais surtout des journées autrement délicieuses. Des jours sur la Grand place. Heureux et communiant. Des jours de vin versé et de danser de travers, entre enfants, parents et grands-parents. Et puis aussi le jeune, joli sourire pour la jeune femme, et la jeune femme s'émeut et les deux se mettent à bourdonner, et leurs coeurs concoctent en secret pour l'autre des brûlures uniquement pour savoir quand bien poser l'onguent...Et bien sûr, bien sûr que ce serait dur, qu'il y aurait la misère parfois quand telle ou telle moisson refuserait de marcher...Mais enfin, le diable, il ne voulait pas ça. De voir la Grand place dévoyée de la sorte, parce qu'enfoncée, parce qu'inversée, par l'impact continu de la chair sur la Terre. Non plus il voulait voir, le vin versé à côté...dégoulinant sur la chair parce qu'évitant le verre...et la danse tout en chair, sans grâce aucune, et les enfants assis sur une caisse de bois à cause de la chair, à cause de ce que la chair leur fait mal quand ils osent la bouger, et les parents aux yeux mouillés de chair devant le spectacle de cette jeunesse abandonnée à ça, la chair et puis rien d'autre, tandis que grand-papa et grand-maman, se vitrifiant au fond de leurs tombeaux, sentent au-dessus d'eux, que ce soit dans la terre ou là dans les racines, que la chair se faufile. La chair en rubans gras sur les croix des églises, entre les lignes des pianos et sur les becs jaunes dégoûtés des oiseaux. Et le jeune rencontrant la jeune femme, entre deux chairs, entre deux interventions malaisées de celle-ci, balance son bras, son branchage de chair, autour des reins de sa promise, vase de chair, et ils tentent de sourire malgré les bouts de chair coincés entre leurs dents, éperdument. 

Dieu, excroissance infinie, bourrelet suprême, observe la scène avec grand intérêt. 

Il est content. 

Dieu est content. Monté au ciel après avoir gravi une montagne de chair, Dieu observe la scène avec contentement. Alors qu'il surplombe son escalier fait de langues, de paumes et de cuisses serviles, Dieu apparaît vraiment satisfait. Son regard se porte ensuite sur les nuages, épais et lourds, désignant l'horizon et, encore, Dieu, à cette vision, éprouve un bon plaisir. 

Fut-il rose son ciel, rose et plein de carnation, rose et évidemment profondément charnel. 
Fut-il carne son ciel, son ciel, il l'adorait. 

Il était pour lui la Lumière. Chair, lumière. Puisque l'âme perdit. L'âme perdit dans la lutte intestine. Elle, l'âme, la valeureuse guerrière à l'armure venteuse, dans cette digestion de tous les éléments qu'on nomme Humanité, elle perdit tout au cours d'un combat d'un millénaire ou deux. Elle, l'âme, dût se résoudre à se mettre à genoux devant la chair (après pluie de chair sur les donjons, neige de chair dans les cours d'eau et tripes à n'en plus finir, pire que le fil téléphonique, au-dedans des tranchées). C'est comme ça l'Histoire. Il se passe des millénaires, on fait de grandes batailles mais à la fin, toujours, l'âme s'agenouille et la chair triomphe. 

Son tribut, cette fois, fut le fond de chaque cœur.  
Et donc, on le lui donna. Ce fond. De chaque coeur. Ce fond de...moi.
Dévoré par la chair, par des vagues, des chaînes, des camisoles de chair impossibles à démettre. 
Ce fond de moi dévoré comme au fond tous les fonds. 
D'Irak en Picardie. La chair. La chair sur toute la Terre et dans toutes les assiettes quand ce n'est pas la famine qui s'y invite, fatidiquement, dans ces pays où la chair est vendue, non chère, pour être frottée contre d'autres chairs épaissies par l'argent.
C'est. Enfin. 

Même le diable fut soumis suite à ce traité de chair. 
Il vit son corps de flamme devenir un glaçon rose, aux sourcils potelés et aux lèvres enflées. 

Même le diable ! 
Chair pour le diable aussi. Pas d'exception. Et Dieu, farce marron, s'en félicite, et Dieu s'en marre. 

Chair.
Journal.
Chair...
Jambons de squares. Immeubles chevalins. 
Chair. Les aiguilles de l'horloge, non, des biceps séchés. 
De la cervelle ? Non, un chou de viande hachée. 
Vomir ? Algues de chair.
Se suicider ? Non, Dieu ne l'autorise pas à la chair de sa chair. 
Alors quoi ? 

Mourir est le seul moyen de quitter la chair.
Mourir de vieillesse. 
Comme le soleil, dans une grande explosion, radicale et osseuse. 
Ou...ne pas encore mourir mais vivre comme la lune. 
C'est-à-dire isolé
C'est-à-dire rachitique
C'est-à-dire troué
C'est-à-dire libre
C'est-à-dire sacrifié. 

(et ainsi vendre chèrement sa peau décharnée
Sa peau capable, magiquement, semble-t-il de rêver
Sa peau hypothétique, sa peau indispensable,
Sa peau d'"et si", sa peau de sable 
Qui fait naître les mers ainsi que les baisers
Posés
Sur le cou de ma chère)



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