lundi 22 juillet 2013

Le petit squelette blanc (The White Skeleton)

Sais-tu pourquoi cette femme est importante ?

...

Parce qu'elle est morte de cette façon. Si elle avait vécu exactement les mêmes choses avant de se faire banalement faucher par une maladie grave, elle serait restée une inconnue pour nous. C'est donc sa mort qui la rend si spéciale et si intéressante, et sais-tu le plus beau dans tout cela ?

...

C'est qu'enfouie comme elle est dans ce long manteau d'absence, sans manches ni bords, sans limites aucunes, elle ne jouira jamais de ce sursaut d'intérêt à son égard. Elle aura été sur cette Terre uniquement pour la quitter particulièrement et nous autres humains, nous n'aurons levé l'oeil sur elle qu'à ce moment précis. Beaucoup ici-bas rêvent de célébrité et n'en touchent finalement que des cristaux, que des poussières presque invisibles. Et bien cette femme, que tu vois là, complètement énervée, a pour sa part réussi à en prendre des flacons entiers de cette poussière, et ce rien qu'en expirant. C'est remarquable.

...arrêtez, vous me faites frémir. Comment peut-on saluer ce genre d'abomination, c'est répugnant voilà tout, la pauvre femme est morte, sans défense et en larmes, et vous, vous trouvez ça remarquable...

Mais ce n'est pas le fait qu'elle ait été tuée que je trouve remarquable, c'est le fait que ce soit son décès et son exécution qui, d'un coup, nous la rende vivante et digne d'être souvenue. Les gloires post-mortem ne sont pas rares pour ceux et celles qui ont peints, écrits ou composés, mais la gloire propter-mortem, c'est un début pour moi.



vendredi 12 juillet 2013

Courrier

Seize heure approchant, d'un geste souple, presque organique, je m'éveille enfin. L'été est là, il ne le sait pas mais il est là tandis que moi, d'un geste souple, presque organique, je m'en vais prendre mon courrier. L'enveloppe est blanche, c'est un pavé neigeux plein d'un trésor qu'hier encore je ne pouvais suspecter. A l'aide de mon couteau, d'un geste souple, presque organique, je l'ouvre et

"Cher Dimitri Menada, 

Nous avons le regret de vous annoncer que dès réception de ce courrier, vous ne ferez plus partie de la caste des écrivains prometteurs. Nous avons évidemment pris en compte la plupart de vos efforts littéraires, tant dans le domaine du roman que de la poésie mais malheureusement, par manque de preuve tangible, nous ne pouvons plus vous considérer comme membre actif de notre société. 

Nous insistons bien sur le mot "actif", car c'est ici que vous pêchez, votre activité littéraire étant devenue totalement anarchique et par trop dépassée par d'autres occupations, parmi lesquelles l'on trouve : l'observation traumatisante d'écrans en mouvement, l'admiration des effets du soleil et des ombres sur la peau nue de l'être aimé, l'ingurgitation machinale de produits nutritifs aléatoires et modiques - avec, nous l'avons noté, un très net attrait pour le Cucumis sativus et ses déclinaisons - ou encore, et nous rougissons au moment d'apporter cette énième précision, l'antique masturbation.

Comprenez-nous bien, il n'est pas en notre pouvoir ni en notre volonté de vous juger pour de tels actes, mais, si l'on se réfère à votre nombre d'heures travaillées (c'est-à-dire à votre nombre d'heures passées sur la table, les yeux posés dans l'immortel, avec un stylo à la main et des monomanies dans la cervelle), il se révèle trop peu élevé pour nous permettre de renouveler positivement votre statut "d'écrivain prometteur" inaliénable jusque là. 

Si, en contrepartie de votre paresse, un poème majeur avait été composé ou même une nouvelle étourdissante, nous aurions pu répondre favorablement à votre demande de reconduction. Mais, une nouvelle fois, nous n'en avons pas trouvé trace à l'intérieur de nos registres, à peine avons-nous mis la main sur quelques brouillons déconnectés les uns des autres, sur quelques feuilles volantes et sur quelques carnets au trois quart vierges. Et, outre cette manifeste absence de quantité, rien non plus en terme de qualité n'a su attirer notre œil compassionnel. Rien, que ce soit thématiquement ou stylistiquement, car vos intrigues se ressemblent pour la plupart comme des moches jumeaux. Il y est en effet toujours plus ou moins question d'un homme épris d'une femme sans cesse magnifiée, pour elle, à cause d'elle ou grâce à elle, cet homme ensuite flirte avec les hauts démons de la folie, avant de se poser mille questions, de tendre mille toiles scénaristiques pour finir, soit par jouir de cet amour, soit par en mourir. En cela, votre écriture, par le passé débordante d'images et de lieux fauves, s'est faite manichéenne, répétition attendue d'un crime n'existant pas ou d'un baiser ne faisant que passer. 

Cette sécheresse s'explique certainement par le fait que vous viviez de moins en moins, immergé que vous êtes désormais dans une sorte d'océan bleu acier, où le ciel et la mer ne font qu'un et où il est difficile de définir correctement toute situation. Vous êtes perdu. Vous naviguez à rebours du vent frais, en recommençant des rêves déjà faits et morts depuis longtemps, vous essayez de rester jeune mais vous ne l'êtes déjà plus. L'océan bleu acier vous a avalé, mâché, décomposé et vos organes flottent à sa surface. Votre littérature aussi est à la surface depuis des lustres, elle se débat tant bien que mal pour resurgir mais les responsabilités, proportionnelles au nombre des années, s'accumulent et l'engluent. Vous devez penser à vous chauffer, à vous nourrir, à dormir suffisamment pour ne pas paraître éclaté aux terrasses des cafés ou à votre bureau, quand il vous arrive d'errer, par manque d'argent, au sein d'immeubles où dix heures par jour, hommes et femmes s'échinent à usiner. Vous devez penser à vous cultiver et à vous divertir, penser à gérer vos amitiés et vos amours. Vous ne devez pas penser à l'encre et au papier, ils sont des accessoires secondaires, voire tertiaires dans votre existence où prime le plaisir sous sa plus bête forme. Vous avez cessé d'écouter de la musique pour mieux la consommer, vous avez cessé d'aller au cinéma pour mieux le consommer, vous avez cessé de lire des livres pour mieux les recracher, vous vous êtes changé en un imitateur, de ces imitateurs qui pensent, à neuf ans, que le fer peut devenir de l'or et qui, à trente, ont arrêté d'y croire et font tout pour refourguer du fer vulgairement doré aux crédules subsistants. 

Sortez. Prenez le risque de vous battre avec votre propre ombre, de pénétrer dans ces jardins qui montent jusqu'à hauteur du cou, ayez le courage de nager auprès de la comtesse, celle-là même qui interdit toute baignade, celle-là même qui vous ignore depuis votre naissance sous prétexte que la forme de votre visage ne lui plait pas. Nagez avec elle, nagez plus vite qu'elle, faites qu'elle vous envie, faites qu'elle déchire de rage sa robe fantastique, qu'elle la déchire toute entière avant de jeter, de son balcon, les blancs morceaux qui la composent. Osez recréer l'hiver, grâce à la comtesse, grâce à l'or dans vos doigts, quand bien même cet or serait tout fait de fer. De toute façon, il n'y a jamais eu d'or, il n'y a toujours eu que du fer et des légendes, des légendes suffisamment fortes pour transformer l'Histoire. 
Pour recréer l'hiver, alors que le thermomètre s'éponge le front et que, dans des chambres muettes, de vieilles personnes décèdent sans une seule pensée. Soyez cette pensée. Soyez ce que la vie ne se permet plus d'être, soyez-le même si vous devez vivre le mords aux dents, cela sera toujours plus agréable que de vivre avec le vide tapi au fond des yeux. 

Soyez ces péripéties impossibles et ces idées géniales qu'aujourd'hui seuls les fous peuvent toucher du doigt. Soyez l'écrivain que vous n'êtes pas encore, reprenez-vous, reprenez tout, à double ration et sans latence. 
Vingt-cinq ans, voici donc la longueur du chemin précédemment parcouru. Lorsque que vous aurez parcouru ce chemin une seconde fois, vous quitterez ce monde. Il n'y aura alors plus personne pour écrire ce qui sommeille en vous, pour évoquer ces magiques majestés, ces flamboyances rares, ces phénomènes insoupçonnés qui s'agitent en secret. Plus personne pour Erik, pour Cesca, pour Clémence, pour Etienne, pour Andrès, pour Patience, pour Léo et les autres... 

Il n'y aura plus de projets, plus de possibles polars, d'éventuelles pièces de théâtre, d'hypothétiques recueils de nouvelles ni de probables essais sur les dangers du divertissement. Il n'y aura plus rien à promettre et ou à avorter. Il n'y aura plus que vos brouillons, dans vingt-cinq ans, entassés dans cette armoire qui aura sûrement été démontée. Vos brouillons et la danse, proprement infernale, des regrets sans merci.

Alors écrivez, jetez-vous dans les flammes et tirez-en des anges, c'est là, nous le croyons, bien la moindre des choses.


*

En espérant que ce courrier saura vous faire réagir et que vous trouverez rapidement un moyen de revenir dans notre société. 
Si cela vous est cependant impossible, nous vous rappelons que vous pouvez également nous fournir vos coordonnées bancaires afin que nous puissions établir un arrangement de type B. 


Cordialement,
La Société des Arts et de l’Épanouissement L.S.A.E. "




Irena Korosec - Nu à l'ouragan



Je n'avais rien demandé mais j'avais tout reçu,
J'étais décidément un être plein de chance. 

mardi 9 juillet 2013

La main tranchée (rallonge de la cinquième partie)

Rétablie, Esther sortit de la salle de bain et rejoignit Valentin qui s'était allumé une cigarette. Lorsqu'il la vit, il fut frappé par la pâleur extrême de son visage, encore accrue par son épisode nauséeux. Transformée de la sorte, fatiguée et vulnérable, elle donnait l'impression d'être un flocon de neige d'1m70 et ce flocon de neige, en apercevant cet homme qui venait, pour elle, de quitter son orgueil, fut pris d'un rougissement. Un contagieux rougissement puisque Valentin, fumant et l'admirant, sentit ses joues se teindre.

Ils revenaient l'un vers l'autre à armes égales, c'est-à-dire sans armes aucunes et la gêne qu'ils ressentaient, délicieuse à présent, les fit sourire tout deux. S'en suivit un dialogue fait d'anecdotes et de partage, de gestes caressants et d'envoûtants regards. Se désintégrant progressivement dans un apaisant pétillement, l'aspirine fut bientôt bue et les fièvres calmées.

Finalement, à trois heure et quelques du matin, ils furent trop exténués pour parler davantage et naturellement mais non sans une infinie pudeur, ils allèrent ensemble, main dans la main, se coucher dans le lit. Ils ne se déshabillèrent qu'à moitié, préférant un jour meilleur pour une complète découverte. Néanmoins, leurs peaux nues se touchaient ça et là et racontaient à la fois les furies des braseros ardents et le calme jouissif d'un foyer lumineux qui crépite et nous berce. Ils s'endormirent dans les bras l'un de l'autre et eurent le sentiment, sous cette sérénité, de se reposer véritablement pour la toute première fois de leurs vies.

Ils ne se réveillèrent qu'en début d'après-midi et, après un petit-déjeuner excellent, Esther dût repartir chez elle comme nous étions dimanche et que le lendemain, elle devait être d'attaque pour une nouvelle semaine de cours. Ils s'embrassèrent longuement sur le pas de la porte, avec une liberté qui donnait à ces baisers un goût différent de ceux d'auparavant, un petit goût de rêve sur le point d'être exaucé. Esther aurait aimé être raccompagnée au moins jusqu'au bas de l'immeuble mais Valentin, qui ne cachait plus ses préférences, même exotiques, refusa en lui disant qu'il voulait la voir partir pour l'observer depuis sa fenêtre, qu'il voulait la voir immergée dans la réalité pour être sûr et certain qu'il n'hallucinait pas quant à sa perfection.

Et, en effet, il n'hallucinait pas, Esther était gracieuse, sa silhouette était un ensemble de lignes de fuite et d'aériennes courbes affolantes en diable. En la regardant, il se remémorait aussi son parfum délicat et l'impact brûlant de ses lèvres charnues. Il revoyait surtout ce que tout le monde ignorait à propos d'elle : son invincible humanité, sa troublante répartie, son humour surprenant, sa bonté redoutable.

Valentin était aux anges, d'autant plus qu'avant de s'engouffrer dans la bouche du métro, Esther lui adressa un ultime sourire et un signe de main léger et adorable. Tandis qu'elle osait ce doux adieu, qu'elle envoyait comme une dernière caresse, Esther n'en revenait pas. Elle venait de passer la nuit avec le seul être capable de ne pas se soumettre entièrement aux bassesses du désir, le seul être capable de céder au cyanure qui colorait sa bouche sans finir par le regretter, par la maudire ou par sombrer dans le pathos d'un romantisme exacerbé. Elle se sentait à ce point de comble et de vivacité où le corps s'efface devant les émotions pour ne plus être enfin qu'un intense enthousiasme...



Caspar David Friedrich - Femme à la fenêtre



jeudi 4 juillet 2013

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Quand, en 1999, j'ai écrit "le Bain Froid" (Cold Bath), je ne m'attendais pas du tout à de telles réactions.

lundi 1 juillet 2013

L'économie du suicide

Marcher avec les loups.

Vous rencontrez une inconnue. Elle pleure. Elle étrenne un de ces mouchoirs verts tout imbibé de menthe, elle a des yeux dont Picasso n'aurait su faire ni le portrait, ni le profil.

Un autre jour, fenêtre ouverte et grand ciel bleu.

Des murs blancs terrifiants. Galeries d'images toutes plus inquiétantes les unes que les autres, des gouttes de sang agrandies à l'extrême et une paraphe légère, celle de l'auteur, à l'encre noire.

Un peu plus tard, dans une pièce voisine, quelques bruits de pas se font entendre. Le bruit des talons qui claquent sur les planches fades du parquet. Une nuque se crispe, des veines apparaissent, puis disparaissent.

La nuit sans maquillage, simplement éclairée au néon, à la bougie future, qui ne coule pas, qui ne coule plus. Monde entier de lumières, d'ampoules et de lustres, de flammes et de gaz nocifs. Ensemble, collier bouillant d'une ville pour qui la chaleur s'est changée en souvenir.

Nous fûmes ridicules à fabriquer ainsi ces cités gigantesques, nous fûmes ridicules de penser la Terre comme un papier buvard, parfaits pour nos déchets, nous fûmes ridicules, ridicules et prodigieux.

Deux trentenaires se tiennent la main. Ils circulent dans la rue claire à la recherche du temps qui passe, ils semblent heureux malgré les rides, à peine visibles, sur leurs fronts nus. Le silence se rapproche, les trentenaires l'ignorent, ils sont trop occupés à s'inventer des lacs là où il n'y a, pourtant, que de la neige fondue. Le silence s'est invité, précédé juste avant par les rances cris de la stupéfaction. L'un des trentenaires est au sol et l'autre le recouvre, interdit. Une fine tige d'acier soutenue par une poignée d'un plastique rouge et transparent, un poumon perforé. Et le silence, désormais omniprésent, grise vedette sur la scène de crime. De l'envie d'adopter à la déposition au commissariat, les deux dans une seule et même après-midi, un cauchemar illimité. Une journée de travail ordinaire pour la plupart des gens. De la volonté de s'aimer au désir d'en finir, selon la bonne santé d'un proche, selon les battements d'un ami. Des détails importants.

De la corde. Un pistolet chargé. Des anxiolytiques. Une bassine d'eau froide. Le vide intégral. Des milliards de courts morceaux de verre reproduisant avec exactitude chaque regret, chaque inassouvissement, chaque Joconde oubliée.

La mer, plage, écran, sable puissant. L'impression que des nuées d'étoiles sont venues s'échouer. Elles forment le grain, cette toile de fond magnifique à cette sorte d'éternelle paresse qu'est la caresse des vagues. Sauf que ce grain est en souffrance, il est enseveli sous les hommes, sous les peaux en sueur et sous les cigarettes.

Bénéfices en veux-tu, en voilà. Cathédrales, éoliennes, plates-formes pétrolières. Grands rassemblements sur des places historiques, forces policières et bombes lacrymogènes. Un mouchoir vert à la menthe fraîche. Des carcasses s'endorment ou meurent, indifféremment. Carcasses revendus sur les marchés, carcasses extirpés des trous et de la boue. On se frotte les mains, tant qu'elles sont encore là.

Soit pour se donner chaud, soit pour se féliciter.
Soit pour éviter d'avoir à se payer des gants, soit pour ne pas avoir à ouvrir les yeux.

Il n'y a pas de petites économies, il n'y a que de vastes illusions.


Patrick Zoroddu - Sunset