mardi 27 octobre 2015

Veux-tu m'épouser ?

Nous fîmes au bout du monde des expériences traumatisantes. Comme de se recueillir sur des tombes en pleine jungle. Près de ces lianes où s'emmagasinent quotidiennement les aubes et les étoiles. Près de ces ombres absolument non pâles et de ces luminaires tels de grands lacs blancs. Près du souffle, oppressé et humblement cosmique, d'un malade vieillissant. Dans une chambre d'hôpital, première version de la tombe sous la jungle, première version des larmes versées dans le futur. Il y avait des tigres aussi dans ces mondes précis. Des tigres presque invisibles et qui nous auraient tous eu sans le secours d'un phare. Les phares sont certes là pour traquer les sirènes mais il ne faut pas oublier qu'ils existent également en cas de tigre transparent. Nos yeux d'alors étaient tellement jeunes. Ils pouvaient supporter et le phare et les tigres. Ils pouvaient mordre, se reposer, et mordre encore. Ils pouvaient faire des fleurs des compagnons de route et des romans de gare des voyages suspendus sur le fil du miroir. Ce fut ce qui se nomme l'adolescence. Avec ces troubles et ces agrandissements, avec ces membres qui explosent de dessus notre épaule ou qui percent de derrière notre dos. Ces mandibules, douloureuses et sensibles, qui ne demandaient qu'à jouir ou à pleurer à seaux. Le souffle, au cœur de ces mondes constamment perturbé par la pluie (mais pas une pluie froide, pas une pluie qui met des gants de laine, une pluie désespérante et chaude, comme un baiser qui se présente avant qu'on l'interrompe), était vif et sans lugubrité. La vie marchait sans ses béquilles, les trains avaient du retard mais pas à cause de la jungle et un grand nombre de femmes nommées je crois Emma avaient la peau neigeuse et belle. Tout portait à croire que l'existence s'était pour ainsi dire calée sur nos yeux, que comme eux, elle était un puits par définition, un puits de bon, de rosaces et de veines bleuies par de saines tensions. On bandait sévèrement et on mouillait pareil. Animaux à huit pattes et deux cerveaux, nous avancions le long de corridors sans cesse animés par l'Illumination, par l'Innocence et par toutes ces I-choses. Et plus nous avancions, et plus nous caressions ces fantasmes humides, plus nous nous rapprochions d'un dénouement subtil. Orgasme taisant son nom, la Mort faisait son lit dans nos esprits fragiles. Parce que malgré tout, malgré tout et malgré toutes choses, vieillir un jour arrive. Cela arrive d'ailleurs souvent quand on est jeune (s'il on ne fait pas chaque fois attention...un conseil...à tous ceux qui désirent ne pas vieillir...quand vous marchez, si vous marchez, arrangez-vous pour regarder le ciel dès que possible, qu'importe si c'est celui des grandes villes et des grosses pollutions, qu'importe s'il fait nuit noire ou s'il pleut du béton, regardez-le...c'est le plus vieil écran du monde et de ce fait, il vous rappellera combien vous êtes jeunes). Parfois, en traversant la route, on se rencontre. Personnage à chapeau claque et à l'oeil retourné. Mime terriblement embarrassé d'objets. Cul-de-jatte sur ses deux jambes, vous vous voyez. L'espèce d'armure posée sur votre corps éclate en mille morceaux et les mandibules reparaissent. Elles sont désormais toutes tombantes et noires. Elles n'ont pas bu depuis longtemps. Depuis que vous avez commencé à travailler pour être exact. Depuis que vous avez commencé à vous souciez pour être exact. Les mandibules bientôt pendent puis frottent sur le sol. Elles descendent encore, jusqu'à fléchir contre le pavé froid. Elles fléchissent, encore et toujours, malgré la douleur et vos supplications. Elles continuent de s'étirer tête la première contre le sol. Elles craquent. Elles craquent...et craquent. Elles finissent par pénétrer les sols, les terres et les conduits. Douées d'une forme d'infinité nouvelle, les mandibules explorent les continents cachés. L'Afrique rouge et ces masques qui parlent sans même avoir de bouche. L'Australie beige et ses arbres capables d'aller à l'opéra. L'Europe cyanne dont la plupart des mers sont en fait des champs de baies indissociables. L'Asie verte où, chaque jour, des milliers de milliers de fillettes reçoivent en cadeau une flammèche sortie tout droit des rayons du soleil. Et enfin, elles découvrent l'Amérique violette et ses squares densément peuplés, soit par des écureuils, soit par des histoires drôles. Les mandibules voient tout cela.

En sous-marin.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse. Nos obligations sont devenues trop grandes et la vie, on le croit, trop petite. Nous sommes tellement fatigués par ce rythme supposément commun que tous les soirs, au fond d'un long verre d'eau, nous déposons nos yeux. Les veines qui les composaient ont, au contact fréquent du liquide basique, totalement disparus. Nos yeux sont blancs. Ce sont des espèces d’œufs. De ces espèces d’œufs inexpressifs et lents qui ne peuvent que provenir d'une poule élevée dans la cave d'une cave.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules remontent à la surface. Elles font fleurir tous les bourgeons de nos rêves passés, tous les romans, tous les baisers. Chaque petite délicieuse intention qui n'a pas su de notre main être concrétisée se retrouve, avec les mandibules, immédiatement achevée. Nos songes de palace sont maintenant des palaces songeurs. Nos désirs les plus fous s'étendent sur des hectares qui, en un clin d'oeil à peine, se voient fertilisés dans maints râles aimants et maintes agonies aux lèvres rougissimes. Les promesses occupent une place de choix dans cette floraison, une place capitale, capitale avec des belles maisons et des belles maisons, pleines à ras-bords de fenêtres où se devinent de fines silhouettes. Ce sont nos fils et filles. La petite, là, celle avec son ruban rouge dans ses cheveux cendrés, c'est Constance. Quant au petit gars, oui celui-là avec le short sable, c'est Contrôle sur soi. Ah, et voilà les cousines Douceur et Ne pas abandonner, de chouettes gamines pour sûr ! Ah et tu tombes bien toi, voilà, je te présente le petit dernier : Envie de vivre.

Tandis qu'on les oublie, tandis qu'on les délaisse, nos mandibules reviennent, regagnent notre corps et nous entraînent. Elles veulent que nous voyons tout ça, toutes ces plages où les horloges plutôt que d'échouer sonnèrent au bon moment. Toutes ces périphéries de résolutions tenues, tout ce réseau d'exaucements. Elles veulent que nous ayons les larmes aux yeux et que ces larmes nous marquent si profondément qu'elles recréent nos veines. Elles veulent nous voir heureux, une dernière fois, en effaçant le tout au profit d'une jungle.

Elles veulent nous voir, le souffle oppressé et humblement cosmique, assis dans cette jungle.
Elles veulent qu'on voie la tombe et la vie telle qu'elle est, c'est-à-dire, une mandibule de rien.
Avant bien sûr de relever la tête et de voir, dans notre dernier souffle, cette autre jungle - étoilée - où tout existait bel et bien.

(jusqu'aux tigres
jusqu'au phare, autrement dit Ta main)

*

Je vis Dieu cette nuit pour la seconde fois.
La première fois, c'était un moustique dans une église, preuve qu'il n'avait rien à faire là.
Et cette fois, c'était une libellule blanche qui, en s'élevant, m'indiqua l'horizon.


An Old Photographer - Image 2

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