jeudi 22 février 2018

Quand elle se fit dessus

Beaucoup d'enfants, qu'on se souvienne, étaient présents cette nuit-là...

Quand elle se fit dessus...
Louise, on avait pas envie d'y croire, de s'en pincer à se déchirer la chair, à se saisir jusqu'aux os en quête d'imaginaire plutôt que de se dire que tout cela, la chemise imbibée jaune, était du genre réel. Du genre réel et qui marque très définitivement, sans suture pour la peau ni session de rattrapage, comme trente disques durs avec tout dedans balancés contre un mur, des photos de vacances aux films familiaux, en passant par ces textes résolument trop beaux qu'on se gardait pour les soirs de migraine et les matins d'abîme.

On aurait préféré dire adieu à toute trace de sublime au lieu que d'assister à ce carnage d'urine.

Déjà parce que Louise on la considérait, comme toute institutrice, en tant que détentrice de tout savoir enfoui, et puis elle était belle, Louise, magnanime et polie. Belle au moins à même niveau qu'une étoile sortie d'un roman d'aventures, mi-Robert Stevenson et mi-William Golding. Elle avait ce suivi dans les gestes et les mots qui nous donnaient à tous immensément de forces et d'appuis. Alors de la voir là, toute entière rendue à son insuffisance ainsi qu'au bon vouloir peureux de sa vessie, ça nous flanqua forcément maints frissons sur la nuque. C'était peut-être juste qu'elle était somnambule qu'on se disait pour pas trop déguster, mais enfin c'était faux. Exemplairement qu'elle dormait. Et donc bon d'évidence, on se mit à comprendre qu'un monstre se tramait.
Mais de quel type de croquemitaine fallait-il se méfier ? Quel mortifère vivisecteur était ici en route ? Quelle pruritique engeance avait bien pu surgir et depuis quel casier pour mettre notre Louise dans tel état d'incontinence ? On ne pouvait rien envisager.
On ne pouvait que voir la flaque de jour laissée au sol par notre bienfaitrice, et puis se dire qu'en elle se devinait le pire...dans toute son odeur tiède comme un ventre pressé par un couteau d'arrêt.

Quand elle se fit dessus, on sut tout de suite que l'hôpital n'était plus d'aucune sécurité, et que même en sortir paraissait compromis. On sut pareil que nos années perdues en thérapie n'étaient pas finalement si sinistres que cela, qu'il nous fallait chérir chaque pilule et nausée parce qu'enfin, malgré culbutes du crâne et des salives, on y était chez soi. Qu'être malade c'était déjà, par rapport à être complètement crevé, une merveille d'avancée. Que c'était magnifique de repenser à ses rares moments où la douleur songeait à s'absenter, ne serait-ce que le temps de cinq heures à rêver. Qu'au fond, bien que démoniaquement articulées, nos existences n'avaient pas tant à voir avec l'infernal, que c'était même pas mal d'avoir des camarades, aussi de leur parler, de soi tout en jouant à moitié à la bataille navale. Qu'en somme, l'été à l'hôpital, c'était tout de même l'été malgré sa teinte grave (de nos sueurs sécrétées)...

Quand elle se fit dessus, on sut qu'il n'était plus question pour nous de s'inquiéter. Que s'inquiéter était un luxe et qu'il fallait surtout nos bagages plier. Pour aller où avec nos frusques et nos valises pleines de boîtes marquées au braille ? Ailleurs, on ne savait pas, ailleurs, tant qu'on y aille.

Quand elle se fit dessus, quoi qu'il en soit, c'était déjà trop tard.
L'armée syrienne nous bombarda avant que soit tenté tout nouveau paragraphe.


Dorothea Tanning - Bateau bleu (The Grotto)