jeudi 28 février 2013

La perte des cinq sens


Un diable d'Asturie est venu sous mon toit. Il m'a parlé de son pays, de comment la cendre, là-bas, ressemblait à la neige et de comment la neige était inexistante. J'avais de la peine pour lui et puis pour son pays...
Ensuite il m'a parlé de sa passion pour l'opéra, il m'a raconté, les instruments, les musiciens mais jamais la musique. Il m'a dit qu'il ne connaissait pas la musique et que seul le bruit sourd d'une tête écrasée le réveillait parfois. Cela me rendit triste comme un vinyle qui joue trop loin de son patin.
Après quoi, nous avons discuté des affaires amoureuses, des joies de deux mains qui se frôlent, de deux joues qui s'empourprent, de quatre iris qui s'embrasent. Cependant, là encore, c'était pour lui évoquer un bûcher inconnu, comme son coeur, fruit noir et prune desséchée, ne pouvait caresser que les fleurs aux épines et les lèvres cousues. Quand il me détailla les cruels contours de son séjour ici, quand il me raconta que pour lui le baiser se résumait à mettre un coup de dent et de gencive sur du fil barbelé, je fus pris de pitié et bientôt d'amitié.
Devant cette affection nouvelle, il m'ouvrit de longs yeux aveugles couleur de réséda et promit de m'offrir, sous peu, un bracelet fait de camélia. Il adorait cette plante à l'odeur transparente, il l'adorait autant qu'un morceau de métal, chauffé à blanc, enfoncé sous sa peau.

La nuit tombait, j'avais l'âme fendue par toutes ces découvertes et il fit d'elle son dîner.
J'acceptai volontiers, en gentleman, de finir dans son ventre, car ce diable d'Asturie m'avait, à dire vrai, ému au point de me démotiver...
Et puis il semblait si frustré, il méritait bien ça !

Alors qu'il m'avalait, je pleurais à chaudes larmes,
Non pour moi mais pour lui puisque mon âme, à son palais, devait avoir un goût de rien.


Gustave Doré - Jésus tenté par le diable





mercredi 20 février 2013

Entrelacements

Quatre heures que je t'attends, quatre heures ou peut-être quatre ans, je ne sais plus, j'ai perdu toute notion du temps. Je me souviens seulement de mon adolescence, de cette passion que j'avais prise de jeter depuis le pont des cailloux fins sur les trains. Je me disais que l'un d'entre eux réussirait à percer la vitre et à se nicher dans l'oeil d'un voyageur. Je me disais que le sang giclerait, à l'horizontal et sans pudeur, que les cris se multiplieraient tellement qu'on tirerait ces fameuses poignées d'urgence qui font s'arrêter les wagons. Je rêvais de ces poignées d'urgence, de tirer sur l'une d'entre elle et de partir, de me draper dans la nuit en laissant là, les gens dans l'embarras. Quatre heures que je t'attends, décidément tu ne viens pas, décidément tu ne viens plus. Je me souviens aussi de ma jeunesse, de toute la terre que j'ai dû, de force, avaler après l'avoir consciencieusement mâchée, de toute cette terre noire, de toute cette boue dans laquelle j'ai traîné. Je me souviens des écorchures à mes genoux, je me souviens du sang ralenti par le froid de l'hiver, je me souviens de mon père qui me montrait sa main en écartant très violemment les doigts. Non, celle-là je ne la voulais pas, non, celle-là je ne la voulais pas mais je l'ai quand même eu et des dizaines de fois. Quatre heures que je t'attends, toi aussi je t'ai eu mais je suis en train de te perdre, je suis en train d'égarer tes vénérables soins, la pâleur de ton teint dont les nuances me manquent. Je commence à te perdre comme j'ai perdu espoir, au collège, alors que mes bras flambaient sous les brûlures indiennes et les coups sur la tempe. C'était l'hiver encore, l'hiver qu'ils sévissaient parce que le froid fait grimper la douleur des coups inattendus, c'était l'hiver que ces beignes reçues sur les oreilles, ces coups de poing brutaux sur mes oreilles d'enfant qui, sous le choc, éclataient en lambeaux. En fait, se faire frapper par surprise dans le froid, c'est se découvrir des membres nouveaux sur tout le corps, car l'oreille lorsqu'elle est cognée en-dessous de zéro devient une sorte de tête supplémentaire, égale en grosseur et tout aussi sensible. Je me souviens de mon visage rougi par les pleurs et les coups, c'était l'hiver, un hiver long de dix ans. Quatre heures que je t'attends, quatre heures ou peut-être quatre ans, mais pas dix non car tu étais l'été, l'eau de l'oubli, l'eau du soleil, les cheveux couleur feu et les mains couleur sel. Tu m'as soigné en profondeur, tu m'as battu mais d'une autre façon, tu m'as battu au jeu du coeur, au jeu des émotions, tu m'as rassuré, tu m'as élevé, tu m'as sauvé de ces ombres qui me crachaient dessus. Ça n'a pas suffit pourtant, un cancrelat aura beau se grimer et apprendre à aimer, il ne saura ni monter à cheval ni guérir à son tour tes angoisses, ça ne sera rien d'autre qu'un beau cancrelat blanc, qu'un beau cancrelat blanc facile à écraser du revers de sa botte. Cela fait donc quatre ans et quatre heures, que je t'attends seul sur ce banc, je sais pertinemment que tu ne reviendras pas et que ça doit faire un peu plus (ou moins) longtemps que je t'attends. Tu sais, j'ai arrêté d'écrire, mes poèmes et mes pièces, je les ai mis au feu et ma gauche main avec après l'avoir démise...Ces poèmes et ces pièces n'étaient qu'une manière de disséquer vaguement toutes mes fragilités, de parler en me servant d'un autre de mes cauchemars d'enfant et de mes rêves d'adulte, c'était de la foutaise, cela ne servait à rien, c'était faux, même la lueur dans tes yeux après m'avoir lu, elle était un peu fausse. Tu m'encourageais parce que tu ne voulais pas me voir retomber dans le noir, et non parce que c'était bon mais parce que tu m'aimais. Quelle horreur ! Si jamais vraiment tu avais de l'amour, tu aurais accepté ce que je suis. Je suis un être noir, un être de la nuit, un garçon qu'on a broyé et un jeune homme qui boîte bas. Je ne serai jamais plus, écrire quelle horreur ! C'est mentir constamment et mettre de l'éclat là où l'ombre s'impose, c'est se couvrir de fleurs alors qu'en profondeur, notre peau est crasseuse, recouverte de croûtes et d'avaries nombreuses. Au diable les écrivains, qu'ils aillent mentir aux enfers sur le quatrième cercle. Celui-là que je trace de mes doigts terrifiants, où volettent en essaims huit-cents cancrelats blancs, où bientôt une botte les écrasera ensemble. J'espère que leurs sangs clairs gicleront sur les murs, qu'il ne restera rien de leurs gros corps juteux, rien que de la puanteur et des regrets...car c'est aussi, ce qu'il reste de moi...

Cinq heures que je t'attends, cinq heures ou peut-être cinq ans...


Monsu Desiderio - Les enfers

La main tranchée (suite de la quatrième partie)

Sur ce point précis, ils dénotaient une nouvelle fois par rapport aux habitudes prises par ce début de siècle au cours duquel, tristement, la relation sexuelle n'est plus une sorte de victoire, de chaleureux achèvement d'une étape amoureuse mais rien qu'un banal préliminaire. Voilà l'une des failles de l'avancée des moeurs, en délaissant les guindées mises en scène de la romance et les minables enfers des mariages arrangés, nous avons perdu de vue l'art de faire la cour et ses nombreux bienfaits.
Un unique pas sépare de nos jours un baiser de la nudité et la nudité de l'ébat. Par conséquent, les lettres d'amour ne s'écrivent plus, les lettres d'amour ne se pensent plus, elles sont dorénavant vécues crûment après trois éclats de rire et une main moite passée à nos cheveux. Nonobstant cet état de fait, pour nos protagonistes, l'affaire prenait son temps.

Grâce ou à cause de certains imprévus, d'une fine poignée d'empêchements qui camouflaient sans l'ombre d'un doute ce mutuel espoir, d'harmonie et de délicatesse, que secrètement ils nourrissaient. Ce soir néanmoins, aucun obstacle spatial ou temporel ne figurait sur le chemin de leur vive exploration, il était tout à elle, elle était tout à lui. Tous les deux le savaient, c'est pourquoi ils semblaient si tendus avant ce rendez-vous, c'est pourquoi ils buvaient maintenant, plus et trop, que de raison.

Des noires enceintes situées des deux côtés de la chaîne, on pouvait entendre différents classiques des soixante-dix réarrangés à la sauce urbaine et subrepticement, Morrison et consorts troquaient leurs allures de Christs défroqués contre des bandanas colorés et une flopée de ces tatouages virils qui fleurissent en prison. Esther n'écoutait pas, son attention se concentrait sur ces yeux déments qui l'observaient sans cesse, sur ces deux petites épées vertes qui la mordillaient continuellement et remontaient, de son cou offert à ses lèvres émues en frôlant parfois le haut de sa poitrine. Elle était prise à son propre piège, elle qui si souvent avait tranché net la tête de ses prétendants, en un regard, en une pose ambiguë, elle rencontrait à cet instant ce classieux adversaire longtemps imaginé. La fascinatrice devenait, pour la première fois, une femme fascinée.

Si, dans un sursaut d'orgueil, elle s'était remise à regarder avec objectivité ce galant homme, elle aurait aisément découvert la peur qui le soutenait et qui se traduisait chez lui par un humour à la finesse absente. Mais c'était trop tard pour l'orgueil ! La vodka avait rendu son jugement, elle les avait mené l'un et l'autre sur un plateau sensoriel et mystique.

Là-bas, sur ce plateau, leurs corps s'étaient défaits : Esther s'était changée en un lion implacable et Valentin, en un aventurier sans boussole qui, au détour d'hautes herbes, déboucherait sur cet être puissant. Alors, pour sa survie face au lion, l'aventurier doit feindre surtout de ne pas avoir peur. Alors, le lion - agréablement surpris par cette singulière créature qui paraît ne pas craindre - se pique d'un sourire et laisse passer l'homme. Valentin n'était pas encore passé, il demeurait sur la plaine à fixer, courageusement, l'oeil sauvage d'Esther. C'était un défi d'une violence rare où le moindre clignement coûtait un coup de griffe. C'était un défi d'une violence rare qui pouvait lui offrir, en cas de gain, l'infini respect de la mortelle Esther.


Angelo de Courten - La déesse Diane et le lion

mardi 19 février 2013

La main tranchée (quatrième partie)

Ce lien était une bénédictine de premier ordre, un philtre légendaire ayant porté au fil des siècles une infinité de noms. Car comme les plus tendres enfants de la ville de Vérone, Esther et Valentin buvaient sans s'en douter au flacon de l'estime, à la jarre de l'amour. Techniquement, ils n'étaient que les esclaves, volontaires, d'une passion résolument physique mais en-dessous, tout en-dessous, les coeurs férocement battaient. Parce que par son apparente froideur, Valentin était ce résistant qui ne cède pas au bout d'une simple étreinte et de onze baisers à l'abandon et aux promesses, aux envies de dépendance, aux soifs d'éternité. Il était celui qui ne s'offre pas facilement, puérilement, à la moindre attention. Il ne s'était pas mis à genoux devant elle sous prétexte qu'elle l'eut regardé avec intensité ni ne s'était fait faon pour mieux plaire à la biche, il était resté lui-même sans se compromettre dans toutes les séductrices gesticulations d'usage. Nous n'ignorons pas bien sûr que ce digne comportement n'était pas fruit intégral de l'inné mais plutôt le produit de nombreuses manipulations internes. Pour autant, cette manipulation différait de l'habituelle comédie amoureuse en cela qu'il la jouait pour lui, pour se sauver la face, et non pour jeter aux yeux de la pulpeuse Esther, quelque poudre charmante.

Quant à Esther justement, outre les milliers de volts qui dormaient sous sa peau et les vénéneuses armées inscrites sur ses lèvres, elle cachait, à la vue de tous (car tous étaient frileux ou terriblement concupiscents), une bonté d'exception et un limpide esprit capable certainement de redonner la vie, d'inverser les courants. Et donc, si la photo en surface était belle, bien que légèrement glacée comme un portrait idiotement retouché,  ce même cliché plongé sous le sodium penthotal réservait des surprises inénarrables et franches. Malheureusement et ce malgré la croyance populaire, la vodka ne faisait pas partie de ces sérums qui poussent à l'honnêteté, elle désinhibe seulement certaines primesautières volontés - là on va lui sauter au cou ou se risquer, plus naturellement, à un mot d'esprit de mauvais goût - et n'assure aucunement la montée des aveux de grande qualité. Dans le meilleur des cas, irradié par cette blanche ivresse, on ne peut se retenir d'appeler son répertoire pour lui dire, abusivement, à quel point nous l'aimons. Dans le pire des cas, on est pris d'une fièvre malsaine, parente en rien avec l'euphorique audace d'un coeur qui se décide.

Pour notre émouvant binôme, le suspense persistait donc quant à savoir s'il pencherait vers un entrain favorisé ou vers un mal de crâne tout à fait déprimant. Un élément de taille, toutefois, pesait dans la balance et pouvait en secret aiguiller son mouvement. C'est qu'Esther et Valentin, tout fougueux qu'ils étaient, n'avaient pas encore ensemble partagé l'acte de chair le plus grandiose et le plus effrayant...


Paul Klee - Flores aux rochers

mercredi 13 février 2013

La main tranchée (troisième partie)

Ils entrèrent enfin dans l'appartement. Grâce à la bonne situation de ses parents, conjugué à plusieurs placements immobiliers assurément judicieux, le jeune homme avait la chance de résider dans un trente mètres carré tout à fait confortable dont le plafond jouissait de précieuses moulures. Esther les adorait. Elle adorait également l'intimité proposée ici, un calme à mille lieux de son foyer familial où trop souvent elle se faisait surprendre, par les cris de sa mère ou les rires de sa soeur, en plein rêve érotique.

Valentin avait fait à dîner, deux plats assez sommaires d'origine italienne qu'il avait préparés sans une once de folie ni de virtuosité. Il avait suivi la recette à la lettre, là où la cuisine réclame justement, plus qu'un esprit mathématique, un esprit d'ouverture, une fantaisie aux fausses allures de science au sein de laquelle nous fusionnons avec les aliments et avec leurs épices. C'est un chaud récital que la cuisine vraie, un récital composé de moitié par improvisation, cette même improvisation que l'on retrouve ensuite, en cas de réussite, au bout de sa fourchette lorsque nous mélangeons au son des accords savoureux, sauces, pains, vins et plats comme un bouquet d'arômes fondant sur le palais. Quoi qu'il en soit, le manque d'expertise gastronomique de notre hôte importait peu pour ce soir car Esther n'était pas venue pour manger mais pour boire, et les alcools forts, et les liqueurs légères...

A table, la vigne quintessenciée, pieusement embouteillée, fut donc absente et remplacée par l'alcool blanc des russes qu'on noya dans différents sodas, outrageusement sucrés et riches en vitamines. Néanmoins, malgré le peu de recherche comprit dans son menu, le dîner se passa bien et rapidement, l'ivresse fit poindre l'appel des baisers après chaque bouchée. Comme ils étaient beaux nos deux jeunes amants pendant que s'unissaient leurs bouches joyeusement conquises ! Ils incarnaient à merveille le mythe de l'idylle, cette dévorante passion des corps follets et désarmés qui ne peuvent plus s'arracher l'un à l'autre sous peine de faillir, à l'instar des grands brûlés que l'on priverait de leurs compresses trempées.

Il serait cependant maladroit de penser que leur histoire dépendait uniquement de ce dialogue sensuel puisque, bien qu'assez peu rieurs une fois placés en dehors du cercle des gâteries, ils partageaient tout de même un fort lien spirituel. Ce bondage avait beau prendre ses racines au coeur du mystique et de l'invisible, et non faire suite à de longues heures passionnantes de discussions poussées, il n'en était pas moins incontestable.


Le Tintoret - Tarquin et Lucrèce

jeudi 7 février 2013

La main tranchée (deuxième partie)

Ses mains, voilées par de blancs gants de soie, pianotèrent sur l'interphone à la recherche du nom de leur élu.  Elle mit le doigt dessus au bout de quinze secondes, il se tenait entre un certain M. Sanogo et une certaine Mme Savisevic, lui, Valentin Savarov ou la promesse d'une douce soirée et d'une émouvante nuit. Alerté par cet appel, il descendit chercher Esther avant qu'ils ne prennent, ensemble, l'ascenseur où, quelque peu gênés, ils échangèrent diverses politesses.

Ils étaient dans cette saison du couple où la fidélité demeure un souhait non officiel, car rien n'a été posé, excepté les douceurs auprès des membres humides et les fureurs au creux des ouvertures. Pour le reste de leur relation, seule la plaisanterie trônait, dissimulant à l'aide de son rire les sentiments profonds. Arrivé au quatrième étage, le monte-charge fit tinter sa cloche et ses portes s'ouvrirent. Une fois sortis de ce dernier, Esther et Valentin se dirigèrent tout de go vers l'appartement du joli garçon.

Alors qu'il faisait tourner sa clef dans la serrure, il eut l'agréable surprise de sentir sur sa main libre, celle, électrique, d'Esther ; immédiatement, le parme grimpa sur son visage.
Ce rose éclair était l'un des seuls émois qu'il ne maîtrisait pas devant autrui, l'un des seuls émois échappant à son contrôle permanent. A la vérité, cette sorte de perpétuelle stoïcisme n'était pas chose naturelle chez lui, il l'avait exercé quotidiennement uniquement parce qu'il avait été, de tout temps, dégoûté par l'extravagance et ses frilosités. A la vérité, Esther ignorait tout des efforts consentis par Valentin pour paraître imperturbable, elle le pensait de marbre de toute éternité et cela l'attirait. Pour elle, il n'y avait pas de miroir ni de travail sur soi ou sur son élégance dans la vie de Valentin. Pour elle, Valentin était une entité inaltérable, puissante du lever au coucher et invariablement cajolé par la grâce. Elle n'imaginait pas ces perles de perplexité qui brillaient à son front tandis qu'en l'attendant, il avait, gravement angoissé.

Si elle ne venait pas ? S'il perdait de sa superbe à cause d'un détail, d'une parole mal assurée ? Si son manque d'esprit était finalement découvert par Esther, ce délice, ce crime humain, qu'adviendrait-il de lui ?


Phlip Burne-Jones : The Vampire