jeudi 30 juillet 2015

Hangwoman. Chapitre 1.2

La nouvelle détective




Il fallait voir Sofia prendre ses notes en plein amphithéâtre, elle semblait possédée, se répétant chaque mot du maître pour ne pas l'oublier avant de l'écrire sur sa feuille couverte d'annotations précises. Sofia n'était pas du genre à faire les choses à moitié ni à donner dans l'abréviation comme nombre de ses camarades, non, Sofia notait tout quitte à s'engourdir copieusement la main.

Le soir, elle recopiait ses cours sur son ordinateur avec une minutie digne des frères Daum si bien que son sommeil, depuis son entrée à l'université, avait été divisé de moitié. Mais toutes ces heures sacrifiées signifiaient tellement peu en comparaison du rêve qu'elle nourrissait chaque jour. Car Sofia avait un rêve, celui d'être une journaliste qui compte et sait soulever les pierres sous lesquels reposent les plus vils secrets. D'une nature optimiste, Sofia pensait qu'il lui suffirait de tout donner pour que son rêve devienne réalité. Alors elle ne dormait plus, restait à l'affût de toutes les actualités et s'acharnait pour que ses professeurs l'apprécient justement.

Quelque cinq ans plus tard, c'était chose faite, elle ne sortit pas en tête de sa promotion mais eut tout de même les meilleures compliments possibles de la part de ses différents enseignants. L'avenir s'ouvrait enfin et ses mains purent de nouveau s'attendrir légèrement. L'été que Sofia passa fut revigorant, elle revit plusieurs amies perdues de vue depuis qu'elle s'était lancée dans son studieux challenge et en leur compagnie, elle éprouva certains des nobles plaisirs de l'adolescence...virée en auto, piscine, alcools forts, sexualité qui se débride...

Puis la rentrée arriva et avec elle, la recherche d'emploi.
Puis l'hiver arriva et avec lui, la recherche d'emploi.
Puis l'ennui arriva et avec lui, l'ennui de rechercher un emploi.
Puis le printemps arriva et avec lui, la nécessité de trouver un emploi.
Puis l'été arriva et avec lui, l'impossibilité de trouver un emploi.

Puis la rentrée arriva et avec elle, un emploi qu'on ne veut pas.

Pour Sofia il s'agissait d'être journaliste là où jamais elle n'aurait aimé l'être. Soit au Détective Magazine, journal de faits divers dont l'amour du sensationnalisme enterrait facilement la plupart des tabloïds anglais. Là-bas, Sofia était chargée de broder des histoires en adoptant le plus souvent le point de vue des victimes. Sauf que ces histoires étaient toutes fausses ou vaguement inspirées d'un très lointain réel alors, en somme, Sofia était chargée d'imaginer d'horribles scénarios contre une paie inique. Elle se retrouvait à mille lieux de son jeune idéal, à mille lieux de ces usines où elle espérait dénicher des abus de confiance de la part des patrons, à mille lieux de ces plages, vides, mortelles et silencieuses où quelques mois plutôt un typhon s'allongea. A mille lieux de son rêve, entourée qu'elle était d'hommes à l'humour passé de mode et de deux trois secrétaires aux yeux toujours baissés.

Sofia souffrait. Oui, il y avait le reste du temps, les sorties avec ses amis le week-end, les flirts ou les soirées dans son appartement mais il y avait sans arrêt un goût d'inachevé. En finissant par travailler au Détective, elle avait l'impression d'avoir changé de ville et d'être passée de Paris la lumière à la triste Odessa. Et cette impression se renforçait à chaque article écrit. Car le premier cas de nourrisson retrouvé décapité auprès du cadavre de ses deux parents peut faire un peu sourire - surtout lorsque l'on sait que les photos publiées de la famille en question sont en fait celles d'une famille absolument vivante et qu'elles furent prises il y a quinze ans de cela pour un hebdomadaire spécialisé dans l'ameublement - mais quand on approche du centième, on se risque à ne penser qu'à ça.

L'image d'un enfant dont la tête manque et de ses deux parents à la gorge tranchée. L'image de la voisine qui les a retrouvé, qui a appelé la police et qui depuis voit un psy chaque semaine à cause du traumatisme. Sofia est cette voisine, sans le vouloir, sans n'avoir rien vu de vrai, Sofia est cette voisine dont le visage blêmit à chaque rentrée chez elle. Il est dit dans l'article que l'enfant était très doué au piano et qu'il était destiné à faire de grandes choses, il avait même participé au championnat d'Europe junior quelques mois avant le drame. Sofia voit un jeune corps privé de sa tête se pencher sur un long piano noir devant un public comme acquis à sa cause. Elle voit les larmes du père qui tient le caméscope, elle voit ses larmes couler jusqu'à la plaie béante qui déchire son cou.

Heureusement, Sofia voit aussi Iris. Elle voit toute la beauté d'Iris, sa plastique et son rire. Et elle en profite tant qu'elle peut, dès qu'elle peut, elle se rend chez elle pour ressentir les restes de son rêve passé. Elle le voit sur les coins de sa bouche quand Iris sourit ou dans l'ombre de son sein quand Iris le caresse. Son rêve est là, diminué certes mais survivant. Et cela suffit à Sofia pour ne pas devenir folle.

Ou cela suffisait.

On ne parle pas assez des mois comme cause de décès. On ne fait pas de procès au mois par exemple. Pourtant, si quelqu'un en sortant de sa tombe venait nous dire : "Je suis à mort à cause d'octobre" ou "Décembre m'a tué", on le comprendrait aisément. Parce que certains mois sont vraiment infernaux, mars bien sûr mais aussi août sans oublier janvier. C'est précisément lors de ce dernier mois qui est également le premier que la vie de Sofia de noir se colora.

"Elle tue son mari avant de mettre son bébé dans la friteuse et de se donner la mort !"

Tel était le titre principal de la première parution annuelle du Détective. Jusque là rien d'anormal. Sauf qu'en feuilletant un journal gratuit distribué dans les transports quatorze jours plus tard, Sofia lut dans la colonne fait divers ce court encadré :

"Oise. Drame familial. Une mère de famille, puéricultrice de 43 ans, a été retrouvée morte chez elle par asphyxie après avoir égorgé à mort son époux, instituteur de 41 ans, et avoir placé son fils de sept mois dans son appareil de friture encore en marche. L'enfant serait mort sur le coup."

Sur le coup, Sofia pensa à une coïncidence ou plus simplement que son journal était informé plus rapidement qu'eux et qu'ils avaient sorti l'info plus vite. Elle en fut rassurée pendant une bonne partie de la journée avant de se mettre une claque sur le front. Le Détective Magazine n'avait pas pu être plus rapide que cet autre journal puisque de toute façon, elle l'avait inventé de toutes pièces.

L'explication logique était que cet autre journal avait fait preuve de négligence en termes de sourçage et s'était contenté de recopier tel quel l'extrait du Détective. Cela peut arriver, une mauvaise pioche, toutes les rédactions étant de toute façon pleines de stagiaires qui ne sont pas à l'abri de commettre des erreurs grosses comme un fleuve.

Sofia mit donc son trouble de côté et termina sa journée avec impatience. Elle n'était après tout qu'à quelques heures d'Iris et de sa jolie bouche. Arrivée chez sa petite amie, Sofia fut accueillie d'une merveilleuse façon puisqu'Iris avait préparé des tagliatelles fraîches aux tomates et à la ricotta, l'un de ses plats préférés. S'en suivirent plusieurs échanges vifs sur l'une des cent-unième nouvelles adaptations de Sherlock Holmes à la télévision ainsi qu'un débat sur les polars favoris de chacune. Car Sofia avait lu des tonnes de romans noirs avant de faire ses études supérieures et c'est d'ailleurs pour ça qu'elle se sentait légitime pour travailler au Détective. Car Iris avait été de tout temps passionnée par les histoires macabres et c'est d'ailleurs, un petit peu pour cela qu'elle fut charmée par Sofia la toute première fois.

Du polar les deux femmes passèrent à la chaleur suprême.
Chair contre chair, elles oublièrent ces historiettes sanglantes au profit de baisers au coin des galaxies.

Retombée sur Terre vers minuit trente, douchée et apaisée, Sofia se glissa dans le lit où l'attendait Iris qui fixait son écran avec une petite moue. Elle regardait son fil d'actualité basique et parmi les "Comment montrer à votre homme que vous l'aimez ?" ; "Huit signes qui ne trompent pas sur l'infidélité " ; "Top 5 des pires gadins de stars !"...il y avait une fenêtre indiquant : "Drame horrible dans l'Oise. Contenu sensible."

Iris cliqua alors que Sofia se blottissait contre elle. Une vidéo se lança. Un journaliste en voix-off avec une voix de journaliste en voix-off comme ont tous les journalistes en voix-off dit :

"Pour Caroline, rien ne sera jamais plus comme avant, cette jeune étudiante de dix-sept ans a en effet assisté malgré elle à un horrible drame. En rentrant de ses cours, elle entendit différents cris stridents émanant de l'appartement voisin. D'abord décidée à appeler la police, elle se ravisa quelques minutes plus tard lorsque les cris cessèrent. Enfin, elle prit la décision de sonner au domicile des Duetti, d'où provenaient les cris.

Là, Caroline nous parle, face caméra, démaquillée, dénaturée : J'ai sonné trois ou quatre fois puis j'ai tenté d'ouvrir. En temps normal je n'aurais jamais osé mais là je ne sais pas, je sentais que quelque chose de grave s'était passé.

Caroline ne s'y est pas trompée car ce qu'elle découvre à l'intérieur à tout d'une scène de guerre. Maxime Duetti est à terre dans le salon, égorgé sauvagement et apparemment émasculé tandis qu'à ses côtés repose le corps de Véronique Duetti, sa femme, couchée dans son vomi après s'être droguée à mort. Mais le pire est à venir pour Caroline car dans la cuisine...

J'ai immédiatement pensé au bébé, quand je les ai vu morts tous les deux, j'ai immédiatement pensé au bébé, alors je suis allé voir dans sa chambre mais il n'y était pas. Et puis...je suis rentrée dans la cuisine...

Là, Caroline éclate en sanglots.

Stéphane Duetti, sept mois à peine a été plongé dans l'huile bouillante de la friteuse familiale pendant une bonne vingtaine de minutes avant de perdre la vie. Une vidéo de l'incident a été prise par Véronique Duetti elle-même, par pudeur, nous préférons ne pas vous la montrer (mais sachez qu'elle existe !)."

Comme ils y vont, tu parles d'une pudeur ! s'exclama Iris.

Sofia quant à elle ne disait rien. Elle se sentait comme Caroline, traumatisée, dénaturée. Le court encart qui accompagnait la vidéo précisait bien que le crime avait eu lieu la veille. Il ne s'agissait pas d'une coïncidence ou d'un simple plagiat. C'était autre chose, d'une amplitude plus terrifiante, qui se tramait ici.

Secouée comme jamais, Sofia prit la main d'Iris et la parole : Je dois y aller. Je dois me lever hyper tôt demain. On s'appelle dans la journée ?

Iris répondit, surprise : Mais ? Quoi ? Tu ne m'as pas dit tout à l'heure que t'étais ravie de passer la nuit avec moi ? En plus, j'allais lancer l'épisode...

Sofia : Désolée...j'avais juste oublié que j'avais ce truc demain, un rendu super important pour le magazine...ça devait être pour la semaine prochaine...mais...

Iris : Pfff...comme tu veux, mais je ne veux pas que tu m'appelles demain.

Sofia : Ah...?

Iris : Non, je veux que tu m'appelles dès que tu es rentrée ma chérie, tu m'inquiètes quand t'es comme ça !

Sofia : Ah, oui, oui, je t'appelle en rentrant, ne t'en fais pas. Je t'appelle.

Sofia n'eut pas la force d'appeler Iris une fois rentrée. Parce qu'elle était rentrée pour mettre la main sur son dernier exemplaire du Détective afin de vérifier que tous les détails concordaient puisque après tout, même si ça paraissait très extraordinaire, il se pouvait que deux crimes quasiment identiques aient lieu à quelques centaines de kilomètres d'écart et que Sofia n'y soit pour rien.

Mais tout corroborait. Jusqu'au nom de la mère, jusqu'au département, jusqu'au mois de l'enfant.


A SUIVRE



jeudi 23 juillet 2015

La paix de Karl

Il y avait cette odeur de sexe en mutation. Comme si l'origine du monde se peignait soudainement de rouge, de bleu, de vert pomme. Il y avait toutes ces flammes qui s'élevaient autour avant qu'un grand ciel bleu ne les dompte étrangement. Avant que le travail ne reprenne ses droits, enchaînement de pièces d'aspect cadavérique, dédales d'étages où se perforent des fiches. Près de cinq cents étaient chaque jour poinçonnés par Karl. Si chaque fiche percée avait rapporté ne serait-ce qu'un zloty, Karl serait riche à présent. Mais les fiches ne rapportaient rien et Karl était pauvre. Enfin, c'était un pauvre à maison, ce qui est déjà ça.

La maison de Karl changeait du tout au tout selon les jours de la semaine. Le lundi par exemple, elle avait des airs de villa argentine, avec ses colonnades et ses gouttières oranges alors que le jeudi, cette même maison ressemblait au foyer gris de certains enfants belges. Karl aurait pu s'inquiéter d'une telle bougeotte architecturale mais il avait plus important à faire. Mima était revenue en ville il y a deux jours et il fallait absolument qu'il la revoie. Des relations entretenues par Karl et Mima, nous savons très peu de choses, excepté qu'ils n'ont jamais été ensemble de toute leur vie.

Qu'ils se sont faits la guerre aussi, pour des broutilles, pour des assiettes cassées. Que le soleil n'a jamais réveillé Mima pendant que Karl préparait le petit-déjeuner en promenant dans toute la cuisine son âme légère et rose, débordante et sensuelle. Mima ne s'est jamais sentie magnifique grâce aux yeux et paroles de Karl tout comme Karl ne s'est jamais mordu les lèvres jusqu'au sang pour s'empêcher de jouir au bout d'une minute trente. De même leur échappaient les cinémas, les ivresses partagées et ces rivières de moments calmes, où le bonheur de ses petites mains soulèvent nos paupières pour n'en pas perdre une miette, alors qu'elle s'est endormie dans nos bras et mon Dieu qu'elle est belle ; cet ensemble d'épiphanies aux teintes délicieuses. Tout cela, tout ce vocabulaire de la passion chanceuse, Karl et Mima en étaient totalement étrangers.

Seulement, il y a un truc. Une sorte de signal qualifiable de mauve. Et ce truc fait. Ce truc fait des choses. Il fait que Mima et Karl ne peuvent pas se revoir sans avoir immédiatement, à la vue de l'autre, le coeur battant chamade. Ils ne sont pas amoureux, le passé en atteste et leurs deux lits sont pleins de compagnons charmants. Et pourtant quand ils se voient, le sol tremble et la pluie tombe vraiment. Il y a des éruptions, des bourrasques et des foudres. Et toute la ville, si tant est qu'elle le veuille, peut ressentir par touches cette trouble intensité.

Ils ont comme l'impression d'être face à un proche parent et d'avoir fait quelque chose de très grave. Ils ont cette même peur du jugement au fond des yeux. Ils craignent que l'autre ne pense du mal d'eux. Ils redoutent de la part de cet ami perdu ce qu'ils redoutent pour eux-mêmes, c'est-à-dire de ne pas avoir fait assez ou bien d'avoir mal fait. Ils rêveraient d'être présidents de la République chaque fois qu'ils se recroisent afin d'être certains d'être à la bonne hauteur.

Mais Mima fait du synthé dans un groupe de post-punk et Karl troue des fiches. Alors ils rougissent, à la terrasse de ce café aux chaises retournés parce que le soir tombe vite dans cette région du monde, les deux amis rougissent. Ils n'ont pas su être amants comme ils n'ont pas su être des personnes glorieuses et ils en font des joues à la tomate-cerise. Malgré tout, ce moment reste éminemment sympathique, comme un rêve qu'on quitte, comme une cigarette qu'on fume au balcon d'un hôtel trois étoiles. Et les verres s'entrechoquent et les coeurs, bien qu'un peu endormis par le vin, continuent de battre à mille tours minute.

Elle dit : Qu'y-a-t'il Karl, tu sembles bien absent...?

Il lui répond : Non, oui, je ne sais pas trop ce que j'ai mais ça fait quelques jours que je me sens comme ça, je flotte. Mes pensées peinent à se fixer et mon goût pour les choses s'est comme désépaissi...

Elle dit : C'est sûrement à cause de ton travail...je te dis, faut que tu fasses gaffe sinon un jour, c'est ta tempe gauche que tu vas perforer sans même t'en rendre compte.

Il dit : Oui, non, le travail se passe bien, les heures passent rapidement. Je ne les vois plus passer à vrai dire. Hmm, on devrait payer et aller marcher un peu, je sens que mon corps a besoin d'exercice !

Elle dit : D'accord mais on y va au petit trot, j'ai pas mal bu et avec ces talons, j'ai comme l'impression de marcher sur des os.

Il dit : Quelle idée aussi de porter ces saloperies...

Elle dit : C'est vrai ça, quelle idée...?

Mima, pieds nus, marche au côté d'un Karl extrêmement pensif. Ils arrivent, à peine fatigués, Boulevard des Pyrénées.

Il dit : Il faut que je te dise quelque chose.

Elle dit : Ah, quoi ?

Il dit : Tu vois, je crois que...tu vois ces montagnes...elles sont magnifiques, et quand on réfléchit à tout ce qu'il y a en-dessous, à la beauté des architectures, à tous ces cerveaux prodigieux qui se sont épuisés à nous donner les tableaux urbains les plus jolis possibles. Toutes ces lumières, tous ces néons qui brûlent au-dessus de têtes certainement amoureuses ou en passe de l'être. Tous ces conseils qui se donnent, tous ces conseils qui se prennent en bas dans cette ville où nous fûmes élevés. Toute cette symétrie, cette distance parfaite entre ce père et son fils qui marche devant lui. Le père, rêvant pour son fils un bonheur perpétuel. Le fils, rêvant que son père l'aime. Toute cette hiérarchisation métaphysique et juste des éléments humains, là, dans cette nuit à la chaleur tiède.
Tu vois...

Elle dit : Oui ?

Il dit : Et bien je n'en ai absolument rien à foutre. Le monde qui paisse en contrebas ne me provoque au fond qu'une grande indifférence. Ces lumières, ces gens qui s'aiment, ces colonnes qui répondent avec autorité aux bâtisses art-déco...je m'en contrefiche. Et ça fait quelques mois de ça que je n'en ai plus rien à faire. Je vois le père marcher derrière son fils et je ne trouve pas ça joli ou inspirant, je trouve ça nul. Un torrent de boue pourrait les renverser et la main du plus jeune se tendre vers moi en quête d'un sauveteur que je ne bougerais pas. Le mouvement ne m'intéresse plus. Je ne sais pas comment dire ça autrement mais je me sens plus à l'aise dans l'immobilité. Parce que c'est là que je peux le ressentir le plus complètement...

Elle dit : Ressentir quoi ?

Il dit : Ce machin que j'imagine vert et vaguement humain qui s'est comme soudé à mon coeur. C'est un parasite. Il me vole toute l'énergie que j'ai, il bloque toutes mes pensées. Enfin non, il ne les bloque pas, il les oriente plutôt. Il les dirige. Obstinément et sans cessez-le-feu.

Elle dit : Vers où les dirige-t-il ?

Il dit : Vers toi

Mima

Mima

Mima...

Karl ne sait pas très bien comment la soirée s'est terminée. Il sait qu'il est rentré chez lui et que la semaine suivante il est allé au travail comme toutes les autres semaines. Il sait que le soleil se lève le matin et que la nuit s'amène généralement vers 19h30. Il sait que le sirop de violette avec de la limonade, ça n'est pas tout à fait ça et qu'il doit se contenter de la fraise ou de la grenadine même s'il préfère la violette. Il sait que l'Allemagne l'emportera toujours en matière de football et qu'il y a sur cette Terre des gens qui meurent de faim. Il sait cela. Mais il ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé l'autre soir ni d'où vient cette image de sexe en mutation.

En revanche, il sait qu'il doit tout faire pour ne pas se souvenir des flammes et qu'il doit continuer de bien fermer les stores s'il ne veut pas entendre ce bip-bip incessant. Tout comme il sait que demain, après une éternité d'absence, il reverra Mima et que son coeur battra.
Ils resteront au café jusqu'à ce que les chaises soient retournées puis ils marcheront un peu et, en haut du boulevard des Pyrénées, là où la vue est belle, il lui dira qu'il l'aime. Éperdument.

/

Karl s'éteignit après trois années passées dans le coma.
Mima ne savait pas.


Albert Flocon - Couverture de Paysages




mardi 21 juillet 2015

Ich bin ein Autounfall

Va te laver les dents
Tu es trop gros
Je savais que je pouvais pas te faire confiance
Que devient Dinara ?
Un bon hamburger accompagné d'une bière, ça le ferait grave
Je suis sûr que je sue et que ça se voit dans ce tee-shirt blanc
C'était comment ce mot déjà...
Pas parallélépipède mais quelque chose s'en rapprochant
A partir de ce soir, je vais recommencer à faire des exercices
Espèce de raté, tout ce que tu as pour toi, tu le dois à tes parents
Il faut que j'aille louer une K-7 d'un bon film d'horreur
Il y en a que j'ai pas vu
Vos problèmes d'inattention vous causeront du tracas
Dire que pendant ce temps-là, mon frère se la coule douce en Italie
T'avises pas de te relever sac à merde ou je t'achève
Et Louise, Louise elle devint quoi ?
Merde, merde, je suis vraiment une merde
La sueur fait que je colle à ce putain de siège comme une saloperie de steak
Vous n'arriverez jamais à rien avec cet état d'esprit
Whisky coca, whisky coca, glaçons, et une bonne nuit de sommeil
C'était le bon temps quand je dormais chez Félix en regardant la lune
Tu n'es plus mon ami
Mon chérie, n'aie pas peur, je vais juste fermer la porte, promis ça ne te fera pas mal
C'est incroyable le nombre de personnes qui peuplent cette planète
C'est incroyable comment...

X

Une petite plaie sur le menton et c'est toute une journée qui s'effondre honteusement.
On se dit qu'une goutte de sang qui tombe sur le parquet, c'est pas grand chose, qu'on prendra le temps de la laver demain.
On se met un pansement à la hâte tout en pensant aux jambes de la nouvelle stagiaire.
On jette un coup d'oeil à notre montre qui ne fait pas si pâle figure en fin de compte.
Si ça roule correctement, il se pourrait même que vous soyez en avance.
Un dernier passage par la salle de bain, histoire de se rafraîchir par ce temps désertique.
Mince, en vous éclaboussant, vous venez de détacher votre pansement.
La plaie est encore ouverte, elle saigne un peu.
Alors c'est parti pour un second pansement.
Vous vous appliquez à bien le faire tenir.
Vous regardez de nouveau votre montre.
Ça va, vous êtes dans les temps.
Vous sortez de chez vous.
Quelques kilomètres plus loin, le pansement s'envole, définitivement.
La plaie devient béante.

X

- Tu vois, ça, c'est une pomme de terre !
Répète après moi, PO MME DE TERRRE
Pôoooome de tairrrrrrre (ône déter...?)
Oui, voilà, c'est bien !
Je suis fière de toi !
Bon, mon chéri, tu sais ce qu'on fait après ? (merci ?)
Et bien on va voir ta tata au parc et ensuite on mangera une glace.
(glass ?)

X

Femme de talent - Oh oui, continue, surtout ne t'arrête pas...
Homme peu rompu à l'exercice - Hm, oui, t'inquiète...mais euh...faut que je respire un peu, et puis, c'est pas facile en étant contorsionné de la sorte..."lèche"
Femme de talent - Ah oui, comme ça continue, c'est génial
Homme qui apparemment apprend vite - "lèche"
Femme de talent - Oh putain de merde !

X

Emma. Jour 36.
Cette petite salope n'arrêtera donc jamais de me torturer à fond. Elle pense que je ne la vois pas. Elle pense que je suis dupe de son jeu de salope. Mais pour qui elle se prend ? Pour Dieu ou je ne sais quel enfer sur pattes et bas-résilles ? Elle pense qu'elle va pouvoir me faire sombrer mais elle va voir ce qu'elle va voir. Un jour, je vais débarquer et je vais lui apprendre le respect, à elle et à son jules en plâtre. Suffit que je trouve une bonne arme. Elle va finir par me rendre cinglé je vous jure, c'est ma femme pourtant mais il y a des fois où je la hais pour de vrai. Heureusement que ma nouvelle médication m'aide à me calmer au mieux...encore que, je suis sûr que mon psychiatre est trois-quart charlatan et qu'il touche un biffeton à chaque pilule que je prends. Parfois. Parfois je rêve que je la retrouve à la sortie de son travail et là, je lui passe sur la gueule un chiffon avec de la bétadine ou un alcool fort dessus et elle tombe dans les vapes. Je la fourre ensuite dans ma camionnette avant de la ramener chez moi et de tout fermer à clefs. Puis, je lui coupe le bas des chevilles pour ne pas qu'elle se tire et je ne lui laisse que trois doigts sur ses deux jolies mains pour qu'elle puisse me branler mais pas tenir un couteau. Ensuite, je vis heureux avec elle jusqu'à la fin des temps ou quelque chose comme ça. Mais bon, je ne ferai jamais ça, c'est juste un rêve, un fantasme hasardeux. Parce qu'elle me manque comme la paix manque au Moyen-Orient.

Quoi qu'il en soit, cette après-midi, je vais lui coller au train, elle ne se rendra pas compte que c'est moi, j'ai changé de voiture et de coupe de cheveux. Je sais pas tout à fait pourquoi je fais tout cela, à part peut-être pour son reflet dans le rétroviseur.

X

Si je meurs dans cette ville, ça fera naissance à Saint-Omer et mort à Karlsruhe.
Tu parles d'un parcours débile. Non, vraiment, faut que je déménage, que je m'arrange pour mourir à Hanovre ou à Brême et là ça aurait du sens, de la classe. Quand ceux qui écrivent le futur en partant du passé découvriront mon oeuvre, ils se diront "c'était sans doute pas le gaillard le plus marrant qui soit mais n'empêche il avait de la plume et en plus, il était brêmois" ou "il était hanovrien, tout comme Arendt, si ça c'est pas un signe du destin". Parce que c'est pas tout ça mais si je meurs là, maintenant, tout ce qu'on trouvera comme point de comparaison...ça sera sûrement avec Mehmet Scholl ou une connerie dans le genre..."Menadà...en littérature, c'était une petite frappe...tout le contraire de Mehmet Scholl" et on se gaussera dans les salons en salissant mon nom.

M'enfin...je peux bien mourir ici tant que tu es là-bas, toi
Federica.
Federica...? Quoi, te voilà déjà ?

X

+ Moralité : Quand vous allez mal, faites comme Anna et préférez le train. Vous provoquerez, certes,    de prodigieux retards mais ils ne valent rien face aux ultimes chagrins.
   Moralité 2 : Cela ne sert à rien de vouloir aller trop vite, en voiture, au travail, dans les transports       en commun car la mort, soyez-en douloureusement certains, ne sait pas jouer du frein.


Karl Hofer - Mann in Ruinen


Note :

1 conduisait une Passat SW TDI 105 de couleur grise
2 conduisait une Opel Corsa (B) GSI de couleur noire
3 conduisait un landau 
4 (et son amie) conduisaient le plaisir dans son état vital
5 conduisait sa folie vers de troubles confins
6 conduisait des rêves assurément trop grands, tout en ayant la chance d'en avoir vécu un. 

dimanche 19 juillet 2015

L'archétype mystérieux

Pour avoir un suspense, il suffit de placer un personnage dans une situation aux airs de quotidien puis de le faire mourir hyper surprenamment.
Il convient ensuite de remonter le fil qui mène à l'assassin en s'assurant que la vérité finale paraisse pour le lecteur aussi étrange qu'implacable.
Pour cela, membres de la famille présumés disparus au départ de l'intrigue et/ou sectes centenaires font tout à fait l'affaire.
L'important, non, l'essentiel étant que cela choque tout en se présentant comme la seule et unique possible solution.

Ainsi, on peut commencer en évoquant Karel, le coeur battant en train d'attendre à la gare que son amour se pointe. Son amour s'appelle Julia. Elle aimerait rejoindre les bras chaleureux de Karel mais son train a du retard, la faute à un incendie survenu non loin d'une des gares desservies lors de son long trajet. Il va de soi que Julia finira par arriver trop tard et que le coeur battant de Karel finira transpercé par un poignard fluet. Mais qui portera les coups et pourquoi tuer Karel ?

De là, il s'agira de broder avec un maximum d'ardeur histoire que votre lecteur ne pige pas que toute votre saloperie d'intrigue repose sur une moitié de timbre-poste. Parce que bon, on sait bien que Karel en fait, avait un terrible secret. Tout comme nous savons qu'aucun incendie n'a été recensé ce jour-là dans cette région du globe. De même que nous n'ignorons pas que Julia avait été contre toute attente aperçue quelques semaines avant le drame dans un petit cabaret berlinois davantage fréquenté par la pègre que par la bourgeoisie. Nous nous doutons bien également que le frère mort-né de Karel se cache derrière cet homme suspect qui se rend tous les jours tout près des lieux du crime, d'autant que ce con-là est le portrait craché du chéri regretté.

Du reste, il est infiniment conseillé de laisser suffisamment d'irrésolues passages au sein de votre livre pour rendre nécessaire une suite et, bien évidemment, il est obligatoire de rendre le tout facilement adaptable à l'écran. Ce serait bête d'oublier pourquoi vous écrivez.


Polar Beer


samedi 18 juillet 2015

W.R

A cette époque, on jetait les hommes comme de la nourriture
Et l'eau et le ciel comme la terre étaient dures.
A cette époque, tous les rêves d'enfants finissaient dans les flammes
Ou bien parmi la neige d'un ghetto mangeur d'âmes.
A cette époque, on aspirait à avoir faim ou froid
Parce que ces sensations avaient quitté les ventres, les joues, les estomacs.
A cette époque, les musulmans mourraient d'envie à l'église
Et les juifs aux mosquées, pourvu qu'un peu de foi subsiste.
A cette époque, 100 000 personnes pouvaient être abattues en une après-midi
A cette époque, nul sinon Stefan n'a pris ses précautions pour empêcher l'enfer de nous rôtir la langue.
A cette époque, tout le monde pensait à la paix tandis qu'il chargeait ou déchargeait son arme sur un autre être humain.
A cette époque, des généraux ayant faits leurs preuves au sein de riches bureaux, signaient chaque matin d'une main blanche l'ordre d'assassiner leurs plus proches voisins.
A cette époque, dans les hôtels...on vivait bien...

Stop. Tout ce que je sais de la guerre c'est que je n'en sais rien
Sinon que cette époque, c'est peut-être demain.

Les livres qui furent brûlés n'auront jamais la chance d'être un jour réécrits
Alors, mes amis, prenons nos plumes, prenons nos ailes
Et ravivons la vie
Car la guerre peut tomber au détour d'une voyelle.


Gabriele Münter - Trois masques blancs