lundi 7 novembre 2022

La question se pose

Le chien donnait la patte mais il n'y avait qu'un os, luisant et tendineux, à peine recouvert d'une touffette de poils. Le chien avait passé la nuit dans le froid... Non, les nuits dans le froid, toutes les nuits quasiment. Dans le froid ou le vent poisseux d'été, à renifler, bien malgré lui, les odeurs méphitiques de son maître.

Mais il donnait la patte quand même. Il avait beau avoir perdu un œil dans toutes ces histoires nocturnes, il avait beau avoir reçu autant de raclées qu'un fils unique élevé par un unique parent - désemparé et sombre abruti - imbibé du matin jusqu'au soir (ce qu'il était, de fait, à une bipédie et deux trois habitudes alimentaires près), il avait beau n'avoir reçu du monde extérieur que des gages de mépris à l'exception d'une poignée de sucreries (qui le rendirent malades comme un chien), ce chien dont des pans entiers de chair coulaient comme cires de ses membres amaigris, cassants comme le bois sec, donnait la patte quand même. 

Il y a sur Terre des amoraux fondamentaux * ayant eu droit, outre leur ignominie de fond, de cueillir sept jours par semaine de suggestives pommes et de s'en faire repas afin de vérifier si l'esthétique de ces gros fruits pendus n'était pas que de l'esbrouffe (et généralement, sauf pour les mangues, étrangement, l'impression se confirme et les beaux fruits sont aussi les bons fruits). Et puis il y a ce chien, innocent comme tout chien (et homme), qui malgré son noble caractère et ses yeux argentés, aura dégusté plus souvent au sens figuré qu'au sens propre. 

* je n'oublie pas que ses amoraux fondamentaux ne l'étaient sans doute pas avant quelque traumatisante rencontre avec un oncle, une tante, un confesseur, un voisin, un juge pour enfants, un musicien, une musicienne, un apprenti, un chef de gare, un professeur de sport, un boulanger, un frère, un ami de la famille, un moniteur de ski, un laitier, une avocate, un déséquilibré, un homme droit dans ses bottes, un jeune homme exemplaire, un garçon taciturne, un amateur de musique folk, un maître-nageur, un maître d'hôtel, un maître de dojo, un animateur de télévision, un présentateur de télévision, un acteur de télévision, un producteur de télévision, un réalisateur de télévision, un membre du staff, un mec dans l'événementiel, un type un peu louche, un directeur d'agence de pub, un ami des stars, un jardinier, un militant transphobe, un bonhomme qui a ses entrées dans le milieu de l'opéra qui peut t'avoir des places comme ça rien qu'en claquant des doigts, un Youtubeur vulgarisateur scientifique à plus d'1 million d'abonnés, un... je m'arrête ici avant de me mettre à donner les noms de tous les violeurs d'enfants relativement célèbres (et encore en activité et toujours célèbres et toujours libres d'aller cueillir sept jours par semaine de suggestives pommes...) car une telle liste risque d'être infinie et de me faire vomir près d'un milliard de fois. 

Ce chien qui donne la patte et pourquoi ? Pour quelle récompense ? Aucune, sinon celle d'un tout petit peu de considération, d'une preuve qu'il existe, qu'il est unique et là bien vivant ce chien. Ce pauvre chien fragmenté dont une partie du crâne est à l'air libre, dont des lambeaux d'une chair rouge grise font derrière lui comme une traîne de mariée... ce pauvre chien qui donne la patte dans le vide. 

Ces pauvres hommes, femmes et enfants que l'on ne croit pas. Par pudeur et protection du status quo, parce que ça fait peur un viol tout comme ça fait peur une patte de chien sanglante. Ca fait peur et ça sent mauvais... 

Mais c'est là et ça demande à l'aide. 

N'êtes-vous pas là pour ça ? Aider ? Ouvrir du mieux vos mains et vos oreilles ?

N'êtes-vous pas là pour ça ? 


?


Frantisek Kupka - La voie du silence