jeudi 28 décembre 2017

The main antagonist (partie 1)

Elle lui revenait en boucle comme n'ayant pas fini de parler
(femme disparue est-elle femme aimée ?)

*

On s'était rencontré comme une faute de frappe, je veux dire par hasard mais avec une forme de récurrence cachée.
Il plut plusieurs fois ce soir-là, ça mit des rhumes dans certains cheveux, des paradis dans d'autres rendus géniaux par l'eau. Cela permit surtout une ambiance sonore et des ligues de reflets sur des trottoirs habituellement moroses. Je constatai l'un d'eux avec le vain espoir d'y voir s'élever une fleur, mythique puisque multicolore, quand je me rendis compte que se tenait près de moi, réel cette fois, l'immeuble où j'étais attendu.

C'était de ces immeubles sans beauté manifeste qu'une quantité de travailleurs sommairement payés avaient construit, il y a un siècle de cela, pour que l'histoire existe. Cette histoire était donc celle de notre rencontre, soit de l'entrée d'un homme dans la vie d'une femme. Avant elle, une infinité d'événements qu'on pensait importants et dignes d'exister avaient eu lieu pour nous : tu avais pris des trains et j'en avais pris d'autres, j'avais aimé, écrit des lettres et suivi des fantasmes et tu avais vécu plus ou moins pareillement. Nous avions vécu, en somme, ce que vivent les gens avant d'enfin goûter à la vérité nue. Des coups de foudre donc, des abandons aussi et des tonnes d'heures douloureuses incarnant l'entre-deux.

Et puis, à cette soirée qui ne devait laisser chez les autres qu'un souvenir diffus, finalement nous nous vîmes : vingt années dispensables mises d'un seul coup en face d'un instant d'exception.
Si la réalité avait suivi le cataclysme se jouant alors au sein de nos esprits, les murs auraient tourné au mauve, le plancher aurait vu son bois chaud se garnir de diamants, et la musique se serait arrêtée afin de laisser place à une chorale d'enfants. Mais la réalité n'était pas empathique à ce point et seule une reprise de la pluie commenta notre élan.

Ensuite, nous parlâmes. Tant avec les yeux qu'on rêvait de s'arracher, qu'avec ces bouches qu'on rêvait de recoudre sur la bouche de l'autre. En nous également, à chaque mot, brûlait le regret qu'il ait fallu vingt ans pour telle épiphanie ainsi que le remerciement car vingt ans c'était court et qu'on était en vie et bel et bien présent.
Le reste de la soirée fut à l'avenant, entre brûlure et prudence pour ne pas que cette flamme s'éteigne, brutalement, à la suite d'une parole pesée maladroitement.  Car nous nous savions amoureux mais sans savoir encore si c'était pour maintenant ; comme parfois des couples empressés se forment avec quatre ans d'avance ou sept de retard et s'aiment, tragiquement, depuis un espace-temps légèrement différent.

Il est en 2012, elle est en 2016, et malgré l'idéal qu'ils nourrissent consciencieusement chaque jour, il y aura toujours quatre ans entre leurs deux amours et quand en 2020, elle souhaitera voir le monde, lui vivra en 2016 seulement, sans nulle envie de voir ce monde au loin se présentant.

Et quand ce n'est pas le temps qui ternit le tableau, c'est l'espace lui-même qui le change de place, la mettant à Berlin alors qu'en Thaïlande, cet homme fait pour elle ne sait pas l'allemand.

Se rencontrer comme nous nous rencontrâmes était donc un hasard autant qu'un rendez-vous, un coup de chance autant qu'une médaille attendu à nos cous d'arbrisseaux si patients...dont les fragiles branches auraient pu continuer, jusqu'à ce froid hiver n'ayant plus l'énergie d'accoucher d'un printemps, à se raréfier en ramifications ne donnant aucun fruit ni trace de tendrement.

Se rencontrer comme nous nous rencontrâmes, à Paris,  avec quasiment le même âge et les mêmes ambitions, c'était de fait plus fou que de voir s'élever dans le reflet d'une flaque le commencement d'une fleur, mythique puisque multicolore, c'était trouver l'amour, et perdre un peu la mort.

*

A présent que tu es partie, et que cette soirée en boucle se répète, je me demande s'il est raisonnable que j'y repense comme j'ai fait fausse route, étant donné que cette fleur, puisque mythique en soi, mentait de toute façon.

Je me le demande en 2011, pas tout à fait à Paris, tandis qu'on entrera bientôt dans l'an 2018 et qu'à ma fenêtre, ne reprend aucune pluie.

*

Demain, j'aimerai, comme Georgui Markov mais pour d'autres raisons, être piqué à la cuisse alors que j'attends le bus. J'aimerai, comme lui, voir tomber le parapluie et passer trois quatre jours plongé dans la souffrance, avant que l'on efface, telle une faute de frappe, ma fine ligne de chance.

Mais je prends le métro et Berlin n'est pas loin, au fond quand on y pense.


Alphonse Allais * - Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige


* et tant mieux pour son ventre.

mercredi 13 décembre 2017

La perpétuité (1)

Une tempête de sept lieux saignait les rues nuiteuses de mon village natale, et sous ses métastases, d'un beau volume noir, ma tristesse augmentait. Tristesse et puis colère pour parler vérité parce que j'étais furieux du sort qui se jetait dans cette épave lâche que ma maison devenait. J'étais même pire que furieux car j'étais résigné et frappé mortellement des morts alentours que vivaient mes parents. Alors, en fils bon mais sans doute mauvais, tandis qu'ensemble et silencieux ces deux s'assassinaient, je pleurais à ma fenêtre sous le roulis du vent. Et j'ai pleuré à ma fenêtre souvent, presque dix ans s'il fallait compter comme j'étais encore un bel adolescent quand tout a commencé à tourner dénouement. C'étaient des cris d'abord et puis des cris toujours, des assiettes ébréchées servies à ces dîners, dépossédés d'amour, où s'adossait le sang sans bénédicité.

Ma mère, pareille à elle-même, c'est-à-dire courageuse mais pas assez pour fuir, pleurait également semaine après semaine. Quant à mon père, rendu saoul par la houle des larmes l'entourant, il avait fini par oublier ce que cela faisait que de sentir sa joue se tremper de ces roses douées de résipiscence. Il avait, il faut dire, assez malheureusement, au sortir des trois-huit de sa vie travaillée, mis de côté idem ses souvenirs d'enfance où la gaieté, cet immense beau temps, lui dévoilait les dents. Il n'était depuis plus qu'un long mensonge et qu'une longue apparence, autrement dit qu'une longue violence qui pour lui décidait. Et elle décidait mal et on était chaque jour, tout en le regardant, comme forcé d'observer les ravages de l'usine mêlés à ceux du temps. Même sa maladie - triple-pontage tout de même -...apparue là pour qu'il s'intéresse de nouveau à son coeur...n'avait su l'éloigner des digues du malheur qui par sa bouche sautaient comme passent les heures. Mon père pourtant, avait été un homme et pas tellement moins bon que tous les autres hommes, mais cet homme avait échoué, avec toute sa famille, sur la plage embêtante d'une mer creusée - comme une fosse hostile - où se décomposaient limons et sentiments.

Depuis, la tempête n'avait eu de cesse de ne jamais cesser, et entre mes parents, ça se jouait à celui capable finalement de ne pas céder aux sirènes du crime ainsi qu'au phare du cran enfoncé dans la gorge de l'époux légitime...Ils poursuivaient en somme un meurtre qu'ils savaient impossible tout en le commettant de mille et une façons. Par exemple ce soir, juste avant que la tempête habituelle n'éclate, ma mère était persuadée que mon père cherchait à nous empoisonner. Elle était sûre qu'il manigançait, dans son dos ramassé, de piètres enterrements en échangeant l'eau qu'elle achetait au supermarché par de l'eau dégoûtante, mi-chlore mi-robinet. Alors, parce que le doute l'hantait, elle le lui a brandi...

"Tu changes notre eau en poison blanc dès que je vais me coucher !"
Et il a répondu : "Mais non mon amour, c'est dans ta tête, il faut te faire soigner !"
Et puis, ils ont crié, et puis je suis monté, devant ma fenêtre pour pleurer.

Le fait est qu'ils avaient tous les deux raison en plus d'avoir tort, parce que d'une cette eau était vierge de chlore et que de deux mon père, sûrement sans s'en rend' compte, nous empoisonnait très effectivement. Et oui, c'était dans la tête, cette même tête rendue incompétente à tout essai joyeux, et oui il était évident que nous devions, tous les trois, tous nous faire soigner dans l'espoir d'aller mieux. Mais aller mieux...aller mieux, c'était trop tard, trop tard comme l'éclaircie alors qu'il fait nuit noire, trop tard comme le bonheur alors qu'autour de soi glisse que désespoirs...

Bien qu'à la réflexion...ce mariage, tout raté qu'il était, était une réussite
Comme mes deux parents allaient demeurer là, dans cette maison où pleuraient toutes les vitres,
Jusqu'à ce que la mort, antique, les sépare.





jeudi 30 novembre 2017

Duel de qualité (tiré de faits réels et rêvés)

Bruxelles pleuvait du ciment frais sur tous ses axes et carrés ; ailleurs, mais dans la même ville, s'étaient pressés différents nobles sous un soleil factice concocté dans la pierre. Des pauvres, au même moment, faisaient de leur mieux pour ne pas devenir fous. Charles, quant à lui, malmenait son écume habituelle tout en ayant l'air d'écouter ses amis de longue date prêchant à ses oreilles. C'est que les effrois bruns de son tabac, en telles minutes, alignaient plus de sagesse que toute négociation et qu'il était donc juste qu'ils pelotent son cerveau avec priorité.

Sous un autre angle de cette étoile peinte, pareille scène se jouait devant le nez d'André, encore ensommeillé d'opium et de blanquette de veau.

Ensemble, ces hommes auraient pu tenir dans un grand cagibi mais la noire circonstance qui les réunissait les faisait se dresser dans l'égal d'un stade. Chacun caché par leurs ministres aux nobles intentions, Charles et André savaient cependant que cette digue humaine était amenée à rompre et que bientôt Bruxelles et son ciment viendrait les démasquer. Alors ils devraient croiser l'oeil, vaguement amusé par la mort, du probable bourreau qu'ils n'aimaient aucunement.

A quelques kilomètres de là, dans un salon fermé, la jeune Caroline rongeait ses ongles blancs. Ceux-ci avaient tourné au rose quand l'une de ses proches vint pour lui annoncer la première décision échappée du cortège : André privilégiait le sabre et souhaitait s'en servir avant la fin de la semaine. Imaginant tout de suite son frère affalé et yeux clos sur la pique du pénible officier, elle ne put réprimer un ciliaire crachin qui perturba d'une ombre le vert de sa robe. Mais elle n'eut pas le temps de pleurer davantage que déjà, issue du même couloir, une seconde amie s'injecta dans la pièce afin de la rassurer et de lui dire que Charles, peu bretteur d'extraction, avait refusé l'offre et proposait plutôt d'user du pistolet. Fit alors irruption dans son crâne l'image du crâne d'André percé de part en part et le vert de sa robe brilla prodigieusement. Demeurait à convaincre l'officier puis à convenir d'une heure et d'une date ainsi qu'à s'inventer une dévote conscience histoire qu'aux églises Dieu et prêtres l'entendent et se rangent du côté de son frère.

Avant Dieu et les prêtres, il y avait le soleil et ce dernier, figé dans l'acrylique et la pierre confortable, était toujours rouge lorsque l'original acheva son voyage. A cette heure avancée, les deux poumons de Charles, le droit transpercé et le gauche par le feu brûlé, n'affrontaient le tabac que par témérité et il n'était pas rare que sa toux le dépasse voire le démobilise ; quant à André, il avait vomi plusieurs fois sa blanquette, en lui-même, depuis ce matin et se jurait de ne plus en manger si jamais heureusement il s'en sortait vivant. Idem, bien qu'arguant du contraire dès qu'il le pouvait (comme c'était la boue dont il s'était chaussé), il s'était promis, là aussi en lui-même, de ne plus forcer d'union sous de terriens prétextes. C'était peut-être à cause du froid de cathédrale baignant ce tribunal, improvisé, ou à cause du soleil qui, bien qu'éteint en surface, semblait couver un feu dangereusement céleste qu'il comprit que la terre était une chose basse tandis que le mariage était affaire du ciel...Peut-être, plus cyniquement, pouvait-on expliquer ce tendre revirement par la toute imminence d'un précipice flagrant. Car, autant au sabre André figurait bien, autant à l'arme à feu, ses chances ressemblaient au hasard liant deux, honnêtes, amoureux.

Dans sa chambre, couronnée d'un drap blanc, Caroline dont la robe verte tenait du tressaillement, se sentait malgré tout responsable...à l'instar de ces pauvres qui faisaient de leur mieux pour ne pas devenir fous et s'estimaient coupables des coups qu'ils recevaient alors qu'à genoux.

Tant bien que mal la nuit passa.

Sept ans de délibérations (le sabre ou le pistolet ? Le pistolet ou le sabre ? Par un froid de polype ou sous un ciel flambant ? Après huit ou neuf pas et fallait-il avoir mangé avant ?), de nuits et d'angoisses plus tard, l'abusant officier du nom d'André Van Sprang fut, à la suite d'une décision émanant d'un tribunal cette fois militaire, enfin et de façon paisible écarté de l'armée pour ses nuls agissements auprès de Mademoiselle Caroline de Coster.

Charles, pour sa part, continua d'écrire et de fumer sa pipe jusqu'à tousser du sang.
Ensuite vinrent ses jolies funérailles où, incroyablement, alors que pourrissant, il s'y tint tout à fait debout entier sur ses deux jambes.
La pluie d'Ixelles fit le reste en le figeant sur place comme l'avait fait la gouache avec le soleil...
Quant à sa soeur, elle portait ce jour-là une robe blanche façon remerciement.

André Van Sprang fut oublié et mourut sans mystère...mais non pas sans argent.


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* Edmond de Schampheleer - Petite ville sur la rivière


jeudi 16 novembre 2017

Le corps du néant

Quel travail c'était pour l'auteur moderne que de se retrouver seul, à une table, pour écrire ce que ses contemporains consommeraient comme du beurre ou une poignée de fraises. Mais c'était mon travail depuis près de dix ans, à l'ombre d'un succès sans cesse s'éloignant et sous l'oeil de parents toujours plus inquiets. Leur anxiété pourtant se comprenait, en ce siècle horrifique où un ou deux génies apparaissaient chaque jour sans que je fasse partie, jamais, des ravissants élus. Il devait se dire - devant ces éclosions constamment m'excluant - que c'était peine perdue et que si mon heure, à quasiment trente ans, n'était pas déjà venue, c'est qu'elle ne viendrait pas et qu'il serait plus sage, pour moi, de m'attacher maintenant à de plus sûrs emplois. Dans les faits, plutôt que des bibliothèques ou des yeux de lecteurs, d'immenses bureaux m'attendaient avec cachés sous leurs plastiques, à côté des chewing-gums formant l'urbaine version des neiges éternelles, des salaires pathétiques capables cependant de réchauffer mon ventre.

Le truc, c'est que mon ventre de pauvre se souciait assez peu de manger à sa faim tant il dépendait d'un appétit spécial déconnecté franchement de toute espèce d'argent. Car je mangeais au mot et à la ligne claire, je mangeais à la figure de style et depuis les cantines, insalubres mais salutaires, du défi littéraire. Je mangeais au gourmand paragraphe, je mangeais à la métaphore, à l'image bien sentie et au dialogue sonnant vrai. Et fort de ces repas, je n'avais nul besoin de tartines supplémentaires ni d'oranges à toute heure puisqu'effectivement, une simple rime me suffisait. Si ces rimes n'avaient pas été là, je serais certainement de ces langues pendantes assujetties au froid errant aux nuques des bars et de ces restaurants inondant tous les guides, mais les rimes étaient là et leurs perfusions alimentaient mes veines d'un vital liquide. Cette eau miraculeuse, ce coulis d'exception, faisait tout mon bonheur tandis que les bureaux continuaient de m'attendre. Et que mes deux parents succombaient à la peur malgré leurs coeurs tendres et malgré leurs cerveaux, pressentant, outre les pieux se dressant sous mes pieds à chaque nouvelle journée, que je pouvais sur ces tapis danser et que j'avais raison, pour rien, de travailler.

J'aimais mes parents bien qu'ils n'aimassent pas cette littérature qui, les ayant remplacés, doucement me nourrissait d'espoirs et de progrès.
Espoirs certes inutiles et progrès mineurs en tout point, mais espoirs tout de même et progrès de baigneur chassant toutes les mouches dégueulassant son bain, pour n'en garder qu'une seule avant de la coucher sur cette feuille blanche que domptent mes deux mains. Enfin surtout la gauche puisque je suis gaucher...
La droite servant seulement à écrire le mot Fin quand, dans j'espère cinquante ans, l'autre aura cessé d'entièrement fonctionner.


...
Je me demande si on saisit que cette histoire de bain est une histoire de crâne et si dans cette autre arrêtée, on voit passer la flamme qu'Arthur ramena sur cette Terre gelée...
Je me demande tout cela tandis que je compose et qu'à mes oreilles perle l'oeuvre de Gustav Holst...
Je me demande tout cela tandis que j'ai très faim et que je me nourris uniquement de la prose, uniquement du refrain, uniquement de ces roses insoumises au fanement comme elles sont déjà loin, en ces saisons où le temps ne passent pas vraiment et où la pluie peut être, en un seul claquement, un soleil posé sur cette table où j'opère le corps du néant.

Messager des nuages et médecin du rien, j'étais malheureusement, un moderne écrivain.


Edith Rimmington - The Decoy

mercredi 11 octobre 2017

L'humble triomphe des meurtriers

Hitchcock avait appelé au beau milieu de la nuit.
A l'autre bout de celle-ci, dans l'hôtel-maison d'Ivančice qu'occupait Galásek comme à son habitude quand il n'écrivait pas, le téléphone sonnait dans le vide. Le maillot de corps du cinéaste, accablé par la moiteur estivale, suait à grosses gouttes en masquant son odeur derrière le parfum clair des stars étant passées par là. Alfred trépignait légèrement car peu souvent soumis au rythme des autres et des uns, surtout ces dernières années où chacun de ses désidératas semblaient être exaucés...Audrey doit jouer une femme triste ? Arrangeons-nous pour que son bien-aimé la quitte. Montgomery doit irradier tel un ciel ukrainien ? Et bien son jus d'orange sera relevé d'opium.

Mais avec Galásek, toutes les ruses du maître s'étaient soldées par un vibrant échec. Des chocolats envoyés directement de Suisse car sachant Galásek friands de ces douces fèves aux caisses de frankovka destinées à sa soif toujours inextinguible, rien n'avait su contenter les goûts du bohémien. Ou du moins, s'il avait peut-être aimé ces plaisantes attentions, il n'en fit rien savoir et ne fit monter aucun télégramme auprès d'Hichcock en guise de remerciement.

Voilà pourquoi, échaudé puisque, quelque part, pressé, l'anglais, cette nuit-là, l'avait appelé.
Mais ça sonnait dans le vide et désespérément, ça résonnait sur les parquets, sur les miroirs et sur les murs de cette chambre, décorée d'astres, où l'écrivain logeait toujours dès qu'il fuyait ses livres. C'était pour lui son havre que ce chalet posé à même le sol par une trentaine de ses contemporains, quatre mois durant, et qui moderne de fonction n'en était que plus chaste d'apparence. En pareil lieu, Galásek pouvait renvoyer aux études toute son intelligence et tout son raffinement, ses harceleurs constants, et recouvrer un micron d'innocence. En se baladant nu, en insultant dans sa tête tout le monde, en se fixant dans la glace non comme un froid sujet d'étude en vue d'une description mais bien comme il était, c'est-à-dire un arbre avec deux yeux et des rides sur le front.

L'auteur, titulaire de la légion d'honneur et de celle du mépris selon les idées soutenues par le régime en cours, dans sa retraite patinée n'avait que faire du jeu des distinctions...comme il savait le tout profondément injuste depuis qu'une balle policière avait effacé de la Littérature un de ses amis, pourtant promis au titre de Roi Infini des poètes.

Depuis qu'il avait vu toutes les rimes de cet homme éclabousser le sol, sans personne pour les ramasser ni pour les rattacher au sein du ventre qui devait les faire naître...quelques années plus tard s'il avait survécu...ces rimes, impossibles qu'un autre que lui ne mette la main dessus...et il était mort, sans poésie aucune, d'une balle de la police distribuée dans la rue.

Depuis qu'il avait vu tout cela, et donc, en soi, mourir sous ses yeux cent chefs-d'oeuvre futurs, il ne s'était plus soucié pareillement d'écriture...travaillant ses livres en à peine quelques mois avant de les filer à son éditeur comme on ferait d'une pomme sur laquelle on ne compte pas, et de filer à l'hôtel où l'attendait son lit et ses clairs bois.
De la mort du poète son frère, Hitchcock n'en avait qu'une idée confuse et romantique, idem de la vie de Galásek qu'il s'imaginait, quand il imaginait autre chose que ses prochains projets, comme un sentiment calme tout à fait maîtrisé.

Pourtant, il n'y avait pas plus éloigné de la maîtrise que le fou Galásek, assiette ébréchée venue aux lettres par erreur (il rêvait de journalisme et s'était mis, parce qu'ennuyé par les affaires de chats et de crimes passionnelles, à rédiger ses propres faits divers) et n'en étant pas sorti par crainte de ne plus avoir d'épinards pour son beurre. Opportuniste flagrant et bordélique incontestable, Galásek subsistait de par son style qu'on qualifiait d'inimitable qu'importe le salon.

De style, en fait, selon lui, il n'en avait pas vraiment...puisqu'il se contentait d'écrire comme ça venait et que ça venait souvent, et que ça formait des phrases attrayantes pour l'oeil, et parfois même des idées, et des idées pas bêtes en plus et qu'au bout de ces idées, étrangement, apparaissait telle une coiffe de neige d'émouvantes émotions...si émouvantes ces émotions que les mômes en pleuraient et que leurs mères, à ces mômes-là, partageaient le mouchoir avec componction.

"Y'avait quelque chose, chez Galasek, des camps de la mort-même et dans chaque chapitre la force, soit de tous les fermer, soit de tous les rouvrir", un critique américain s'était fendu de ce commentaire quelques années plus tôt parce que, comme américain et comme Galásek était tchèque et donc presque polonais, l'un ne pouvait s'empêcher de voir des symboles et l'autre d'être un peu juif.
Sauf que l'auteur ne l'était pas et que, bien que touché jusqu'aux poumons par la guerre et ses nombreuses démangeaisons, il avait fini par l'expectorer plutôt rapidement cette période-là, du fait qu'il était effectivement non juif, apprécié du parti, et résidait alors dans un refuge de luxe aménagé pour lui par un proche de l'Etat.

Dans ce refuge, l'auteur avait vécu les mêmes heures qu'ailleurs, à faire n'importe quoi plutôt qu'écrire, à manger, boire et vomir jusqu'à ce que cessent de monter à ses yeux les foetus de récits réclamant qu'on les ouvre comme un paquet-cadeau.
Puis il avait quitté le refuge et s'était tenté au théâtre, sans grand succès mais sans perdre non plus l'estime du peuple tchèque.
Un roman voire deux romans plus tard, son nom brillait autant qu'auparavant et Antonin Zapotocky de le recevoir, chez lui, avec un grand sourire.
Il y a des gens comme ça à qui la guerre ne fait que peu d'effets.

La guerre et les grands cinéastes d'ailleurs puisque le téléphone continue de sonner.
Désormais plus proche du baril de vapeur que du génie total, Hitchcock fulmine au sujet de ce "fucking polak" refusant ses avances.
Pour qui donc se prenait-il, il ne le savait pas mais il avait, malgré tout, terriblement besoin de lui.
Il en voulait un script.
Une histoire inédite et faite pour l'écran.
Et pourquoi lui ? Et pourquoi terriblement ?
Parce que Galásek, outre son indolence, avait un talent monstre qui consistait à écrire ses livres sans jamais y planter une ligne de dialogue.
C'était le maître des livres muets. Le metteur en scène des paranoïas les plus profondes et des crimes les plus sourds, en somme, l'homme à quêter pour mettre au point un film de pure mise en scène.
Or, ce film, était le rêve le plus important, le rubis le plus rouge et l'oeuf le plus rond qu'Hitchcock se voyait tenir, délicatement, dans sa main de géant en lieu et place des Oscars qu'il destinait aux encombrants.
Un grand film muet en 1960...sans personne pour s'y opposer et tenter de faire mieux et sans musique autre que celles des cordes et de quelques bruitages de pluies ou de pas dans la neige...
Il y avait là de quoi commettre le plus parfait des crimes, c'était certain !

Hitchcock n'avait pas tort
Et, tandis qu'il s'endormait sur le combiné, vaincu de sueurs et d'impatiences, Galásek entièrement nu dans son européenne matinée, préparait ses bagages. Il allait quitter son chalet, non sans glisser dans sa valise, quelques boîtes de chocolat ainsi que deux bouteilles.
Une fois de retour à sa table d'écriture, donnant sur un boulevard cadenassé de voitures, l'écrivain composa une lettre donnant, à quelques maladresses de traduction près, cela :

"Cher Alfred,

Vous me réclamiez, je l'ai compris, et je pense vous avoir donné, de par mon attitude des derniers mois, suffisamment de matière pour pouvoir dire que cette collaboration fut un fier succès.
En effet, j'ai su par votre agent, vos confiseries et vos alcools que vous espériez que j'écrive pour vous, dans mon style mais pour le cinéma, l'histoire du crime parfait.
Et c'est ce que j'ai fait et plutôt brillamment !

Si tel n'est pas le cas, c'est soit que je vieillis, soit que nos goûts diffèrent.
Soyez assuré, quoi qu'il en soit, de l'estime infini que je vous porte et qui je le crois, elle, même dans la Mort, ne vieillira pas.

Bonne continuation à vous mon cher ami, et à bientôt, donc, pour la projection !

Très affectueusement,

Ivan S. Galásek"

Hitchcock avait reçu cette lettre alors qu'il répétait en compagnie d'Anthony Perkins ce qui allait devenir Psychose.
Au tout départ, il ne la comprit pas.
Puis, il la perçut par bribes.
Enfin, elle le percuta et toutes ses sueurs, toutes ses aigreurs et toutes ses impatiences au sujet de l'auteur furent compensées par un rire gras qui, à l'instar du téléphone, sonna dans toute la pièce pendant de longues minutes.

Le crime parfait avait marché, en laissant sur la victime, comme chaque fois, une marque unique et délicieuse : Un sourire béat, d'admiration et de malice.

"Fucking Polak" répétait ravissant le metteur en scène cintré dans son costume et ce sous les yeux de Perkins, fou de curiosité.
Autour d'eux, un aréopage de scribes, de maquilleuses, de personnel d'hôtel et d'intrigués notoires partageaient le désir de l'acteur d'en savoir un peu plus sur le contenu de cette lettre, d'où elle venait, ce qu'elle signifiait et quoi diable pouvait susciter un tel rire ?

Mais Hitchcock n'en dit rien, dissimula ses tressautements hilares sous le tapis de son estomac et reprit la lecture du script en compagnie de Perkins désormais cuit d'envie.
Mais son envie fut refroidie et quelques jours plus tard, alors qu'il devait travailler la scène de sa rencontre avec Miss Crane, elle était tout à fait endormie.

Ce même week-end, toujours animé par l'effet de la lettre, Hitchcock avant de se coucher dit ceci à sa femme :

"Dis-moi, Alma, que penserais-tu d'un film ayant pour titre "L'Indifférence" ?"
Alma répondit pas grand chose et termina en haussant les épaules.
Devant cette réaction, Alfred eut un rire qui dura bien trente minutes avant d'être calmé.
A ce moment-là, des larmes douloureuses coulaient contre ses joues.
C'était le style de Galásek.

Quant à l'Indifférence, il devait une chandelle à son ami poète, mort à vingt quatre ans sous une balle policière, pour l'inspiration.
De l'autre côté de la nuit, des larmes coulaient toujours avant que l'aube vienne
Ramasser le corps nu des rêves de son frère
Et puis aussi le sien, le temps d'une heure ou deux d'un emprunté sommeil
Quand il n'écrivait pas, ni ne buvait, ni consolait son âme auprès du chocolat.

(Seul, dans son effroi
D'un monde où les rimes disparurent avant que d'être écrites
Et où le rire dût faire, faute de mieux, figure de remplaçant
Et ce rire était triste puisque intelligent.)

La théorie du voisin idéal

Considérons les lasagnes que j'ai à la place du cerveau comme les bases de ma pensée future.
Et intéressons-nous aux étés s'embourbant dans les mares de ma petite province, où tout est merveilleusement gris, des toitures aux arbres. Et courons par ces mares, comme font des quantités d'enfants quand ils se rêvent crapauds et qu'ils crapahutent, suant au passage toute l'huile de leur jeunesse en train de s'exiler, sous l’œil masturbé des roseaux. Par ces mares aussi, constatons le voisinage terrible qu'opèrent entre eux les mots au sein des dictionnaires, suburbanités de clones et d'obscurs tératomes s'étalant dans l'infinité de pages couvées par les yeux vides d'un chercheur solaire. Idem en ces plateaux trempés de boue, voyons outre la vase ce qu'il se passe derrière ces mots, une fois qu'ils ont quitté leur banlieue pour rejoindre le génie communiste du parler français, et voyons l'échouement, façon beurre blanc sous flamme, de ces nouveaux élèves - pourtant soignés des pieds jusqu'au phonème - devant le tribunal et puis l'Institution. Observons-les depuis ces îlots meubles que la pluie fait pour nous, tous ces étés en devenir contraints de courber l'échine en face de la cane acajou d'un pluridisciplinaire académicien certainement doté d'innombrables diplômes conquis de par le monde et sous le front jauni d'une assemblée marquante de néons issue de l'ingénierie verte des architectes en charge d'ériger Centres Documentaires et Saintes Bibliothèques. Captons le dos lardé de corrections de nos chers mots vaincus, battus à plates soudures par le chalumeau fol des archidiacres, cachés dans l'ombre mais en dépassant de partout, s'étant attribués le rôle d'écrire pour la France en toutes ces métropoles, notre vocabulaire passé, présent, comme futur.

Sachons nous rendre au champ d'honneur - en cet hangar sans affection éclairé au bougeoir - pour pleurer à genoux nos frères disparus, alors même que si peu vivants déjà, et grandement estropiés par la manufacture des langues ambitieuses. Et lisons dans nos larmes ces "chèvreschoux", ces "potentats" et ces "muycylique" désormais loin de nous. Encore que les "potentats" demeurent everywhere mais qu'on s'est arrangés pour faire semblant de les oublier, pour les dissoudre, les effervescer afin qu'ils passent mieux dans ce médical médicament qu'est la réalité.

Encore que, la réalité, tout de même, c'est un concept qui nous échappe beaucoup pour pas dire plus. Nous parlions des mares et des boueux enfantillages qui pouvaient s'y produire, entre deux consultations des archives de notre intelligence (les mots sont l'intelligence), mais la réalité, ce n'est pas même une mare. C'est tellement plus soluble ! C'est pas un potentat, pas une mare, pas autre chose d'éventuellement tamisable, la réalité...c'est.

Mettons par exemple qu'on s'attache, pour définir la réalité, à un personnage de fiction. Que celui-ci s'appelle Etienne Mardona et qu'il exerce, en qualité de professeur des écoles, dans la petite ville...réelle mais de fiction...d'Autreville, et donc non loin de Breuil-le-Sec et de la rue de la Soie. Et mettons que cet Etienne, non content que de recevoir mensuellement de l'argent en distribuant de désagréables souvenirs auprès de ces étudiants, se soit fait fort de se marier, par amour, avec Laetitia L., fille qui au-delà de son nom simplissime a pour particularité d'avoir de beaux seins lourds sous lesquels dorment trois précieux grains de beauté...comme dans le conte de la princesse aux petits pois, enfin, à peu de choses près. Et mettons que ces deux-là, maritalement liés, n'en ait pas fini avec la filiation et se soient sentis dignes de toucher au miracle et à l'engendrement. Et donc, quelques mois et vomissures plus tard, Etienne et Laetitia annoncent à tout leur entourage que ça y est, ils sont parents et que c'est là, la plus belle chose au monde (la plus belle chose au monde est l'intelligence). Et derrière ça rigole, ça boit de longs verres de vin achetés dix jours plus tôt dans la grisaille d'un supermarché, ça prend dès que possible l'enfant de ces mariés dans les bras...sans faire attention, sans se demander s'il on en a la force ou la légitimité, que de porter pareille apparition, nécessairement divine, dans le cadre de son coude résolument immonde n'ayant jamais servi à rien qu'à soulever un peu de terre...Et l'enfant, parce qu'intégralement fabuleux, alors que trimbalé par ces hordes de débiles profonds, aura pour tous un rire ou un chagrin...Et son rire frappera si durement le coeur de ceux qui l'entendront que ces derniers, réincrustés dans leurs voitures, sur le chemin du retour, estimeront avoir passé une jolie journée.

Mettons que l'enfant malheureusement grandisse et qu'il se prenne de passion, sans aucune aide publicitaire, pour les constellations. Et que ces parents ne comprennent pas d'où tel courant lui vient mais qu'ils acceptent, à condition de plusieurs quinze sur vingt, de lui offrir un télescope. Et que son oeil, allongé par la lunette, balaie every night le ciel et ses poussières. Et que l'enfant, dramatiquement devenu l'adolescent, se crée des mondes sur ces planètes qu'il caresse du regard.

Et bien, où est la réalité dans tout cela ? Ou plutôt, où existe-t-elle davantage ? Sur cette Terre fictive où un enfant, atteint de vieillesse, niche son oeil dans une lunette ? Ou bien derrière l'oeil, sur ces planètes qu'ils inventent et où fourmillent sans doute mille vies différentes ?

Pour répondre à cette question, mettons maintenant qu'Etienne, honnête mari et père capable, soit du genre à pourchasser jeunes filles aux heures de petite écoute. Mettons vraiment que ce soit de ce genre d'humains normaux qui violent d'autres humains évidemment plus jeunes. Mettons ces jambes, virgules coincées dans un pantalon de mauvais velours que les professeurs s'échangent, de générations en générations, et son sexe, pointe d'exclamation destinée à écraser silence.
Mettons cette situation où, parce qu'Etienne poursuit jeune fille, on en arrive là, en termes de ponctuation, dans la rue d'Autreville :

...!

Mettons qu'il fasse cela et que personne ne dise rien, et que Laetitia continue d'embrasser les criminelles joues de son mari tandis qu'à sa fenêtre, l'enfant mûrissant, passe d'étoile en étoile.

Dans cette situation, où est la réalité ? Dans le silence ? Dans l'exclamation ? Dans le mensonge ? Ou bien rangée, solidement, dans le pantalon...?

Mettons que dix années plus tard, l'enfant, désormais plus ou moins mort en tant qu'enfant, toujours à sa fenêtre mais cette fois une fenêtre plus grande, sorte de baie vitrée, continue de scruter le ciel galactique. Et que, parce que sa lunette est à présent d'une sophistication d'opéra polonais, il puisse voir en détails sous la jupe des étoiles. Et qu'il voit...certes, il doit vérifier, faire des tests, mécroire puis croire et s'assurer...sous la jupe de celles-ci, une longue tache de sang. Et qu'il comprend, étoile après étoile, tache de sang après tache de sang, ce qu'est son père vraiment.

Et qu'il revoit son lit
Et la première étoile
Minuscule
D'une taille de dent
Là, sur son drap
Et comme il avait mal
Et comme mal il aura.

Chaque année et chaque jour, des mots, des enfants et des jeunes filles meurent de la main de l'homme. Telle est la réalité. Nos étoiles cachent des âmes que des hommes ont violées, des âmes venues de réfugier sous la lampe amicale de la Nuit sans passé, cette Nuit idéale ayant pour tout voisin la possibilité.

("Impossible...!" diront les journaux, les amis et les proches. "C'était un homme si gentil, si propre sur lui, il nous invitait souvent et il était très drôle", "Il était un peu taciturne certes mais il disait toujours bonjour", "Il s'engueulait parfois avec sa femme mais rien de trop grave"...Les journaux, les amis et les proches ne savent pas voir les étoiles. Et s'ils les voient, c'est toujours avec du retard, et des cadavres sur les bras. Telle est la réalité, tel est pourquoi, souvent,
Souvent, je n'en veux pas.)

à tes yeux chèvrechoux, 
à ton coeur muycyclique
et à ton art, mon potentat 
Alfons Mucha - Illustration Noël 96

mercredi 27 septembre 2017

Sur la plage, tous les garçons se ressemblent

Elle va revenir, je sais qu'elle va revenir, elle revient toujours, c'est comme la lune à la campagne, y'a des semaines où t'as l'impression de plus la voir, qu'elle est même partie pour de bon éclairer de son dos un autre ciel païen mais elle revient toujours, la lune, et ma mère pareille.

Y'en a des mômes en revanche qui ont jamais vu aucun des deux, pas le temps, pas la patience et puis pas le confort...alors que l'enfance, c'est ça : un confort, un long sofa de blessures au genou, de manèges et de poux mais pour certains, même les plus gris des carrousels sont des figures abstraites et les poux d'aimantes petites bêtes...moi, je sais qu'au soir on se marrera tous autour d'épaisses viandes rutilant dans l'assiette et qu'au lendemain matin, ce sera pintes de piscine, brassières autour des coudes et la grimace quand la main maternelle s'appliquera à gifler nos visages avec la crème solaire mais pour ces gosses, qui ne connaissent du sable que les galets qui heurtent aux pieds, y'aura sans cesse la sensation d'un manque à l'estomac puis dans cet autre organe, cerclé de veines fauves, qu'on appelle le coeur. Je sais qu'ils auront peur, non pas des ombres théoriques cachées sous le matelas mais des ténèbres vraies hantant les crânes de ceux se chauffant à l'effroi. Ce seront des histoires de routes terminées avant même le début des chemins et de parents violents, hurlant à leurs oreilles comme des passages de train.

J'ai de la compassion pour ces sinistrés-là, s'endormant sous des tentes ou derrière des fenêtres d'une finesse de chas. Dire le contraire serait mentir, comme de dire que naître blanc n'avantage pas un peu au moment d'exister, de se concevoir des peurs et des idéaux de futur libéré, et j'ai du grand chagrin pour ces petites vies d'esclave envisageant la joie sur le fil, nécessairement noir, de leurs plaies à grands cris refermées.
Quand tu te dis que t'es chanceux parce que tu cicatrices et que tu survis au rhume, dans les couloirs de ces métros où pressé pire qu'agrume, ton goût pour l'ambition prend des airs de textile sachant enfin, te tenir chaud. Quand ce qui te tient chaud, ce n'est ni l'amour, ni les vacances d'été mais bien la petite monnaie des touristes stressés...c'est que t'ignores tout des chaleurs fantastiques et des fièvres sensas qu'octroient la République aux marmots qu'elle embrasse.

Elle va revenir, la fièvre et la mère prophète ayant vu chez son fils l'éclat de la comète, quand celle-ci échoue, à deux pas de la mer où elle n'entrera pas, parce que le goût du sel n'est pas une tentation du fait que le sucre est ordinaire à la maison, et qu'il s'accompagne de lactés chocolats, de miel et de pains d'horizon. Quand la lune projette sur nous son masque souriant, et non pas la crainte qu'elle s'éteigne, parce qu'il fait déjà noir sous la lampe et deux kilomètres encore nous séparent des côtes...Tandis que nos côtes à nous, en contrebas, sont visibles à l'oeil nu et qu'elles forment une armure de misère cossue où perlent sans forcer les graines du mauvais...
Je suis là, à vingt minutes à peine de mes parents et de leur frousse, tandis que d'autres sont ailleurs, sans personne autour d'eux sinon la frousse elle-même, et la dispute que mène tous ces ventres contre ces champs de blattes que tout le vide sème...Paysage d'insectes qu'on se réserve pour le dîner, plâtrées de cafards à la crème et verres à ras-bords du jus des araignées pour faire passer l'ensemble...Et l'ensemble qui ressemble à ce qu'on va dégueuler [...] alors que nos cirques, à nous les pauvres, sont les enterrements avec le croque-mort dans le rôle du clown blanc.

Moi, j'y pense, à tous ces enfants, perdus pour de vrai et pas pour l'anecdote, qui se noient chaque jour, cailloux dans une Botte qu'ils ne verront jamais car l'Italie est loin pour qui ne sait pas nager.
Moi, je sais nager, parce que mon père m'a appris et parce que la lune peut me servir de phare en cas de grand danger, mais ces morpions-là n'ont coulé aucune brasse, excepté dans le sang...rubescente terrasse qu'est le sexe asphyxié de leurs vies privées, des goûters et des grâces...De manger à sa faim et puis de ne pas boire jusqu'à ce que ça se termine mal...Pour nous et pour notre âge, menacé animal traqué par le grillage de frontières sauvages...Où les camions s'accumulent, de même que leurs cabines d'essayage du viol sous tous ces angles et particules...Y'a pas trop de mer, je vous jure, pour ces nourrissons, hors de celle qu'il faut boire en attendant la fuite de l'un de nos poumons.

Moi, mes poumons sont des cerfs-volants, des majestés de toile que le vent fait danser à mesure que je cours, mais pour eux, les poumons sont des clopes fumées entre deux cours...Et des conseils de discipline, et des internats et des renvois, gastriques et administratifs jusqu'à ce que, renvoyés de partout, ils rebondissent en prison ou dans le fond d'une mine.
Là où la lune ne passe pas même en plissant les yeux, là où maman, toute Eurydice de son état, se refuse d'aller par peur qu'Orphée la voit...Là où on ne revient pas, ni elle ni lui ni toi.

Sur la plage, tous les garçons se ressemblent
Excepté que certains attendent
Alors que d'autres, immobiles, sont déjà morts de froid
Sous ce ciel d'été comme au mois de décembre,

(Comme quoi, tous ne reviennent pas
Et comme je fus chanceux d'être un enfant
Avant que d'être un homme
Enterré dans un bois
Et dont le cor difforme
Chantonne la musique des mômes n'en ayant pas
Autrement que sous vide, et sans la voix
Des amours limpides
Que sont la lune et l'eau ouvertes devant soi
Comme des livres de choix
Et non des couvertures dont le dessin déçoit
Tant qu'on les jette au feu
Ou bien au Pôle Emploi
Dont l'aurore boréale est l'horreur du Je
Quand il joue sans un toit
Et sans pouvoir compter
Jusqu'à deux
Les Pourquoi.)

Félix Vallotton - La Mer

mercredi 13 septembre 2017

Les beaux châtiments


Commettre en somme des assassinats
Lumineux sur les bords
Et rejeter sur les pôles
Et la veste et l'aurore
Oser macération verdie de l'épouvante
Entre deux verres d'ambiance
Et de rhum agressif, corridors blancs
De menthe d'où mentent les sourires
Des femmes élégantes, ces paroissiennes
Dont les dents sont des marbres
Vers quelques nefs folles
Composées depuis l'orgue abrutissant des lèvres.
Quelles volières d'ascension
Sont les rouges bouches de toutes ces prétendantes
Qui ne prétendent à rien qu'à la contemplation
Bue de la loge de leurs yeux d'exception,
Du recel des sentes quand ces chemins dessous
Dégantent et les buissons et les pins
Germaniques où tombent tous les loups...
Quand de la part de ses regards également
Sensibles, s'ouvrent des processions
D'enfants et de mains libres,
Dans les marches des chambres, dentelle progressive
Menant exclusivement sur des fenêtres rousses
Et serties de salive...
L'ambition qui donc s'ensanglante
Tandis que nos ruptures, nerveuses
En sourdine cimentent, la musique érotique
D'un murmure étranglé sous le poids de la plaie
Béante et bientôt, par l'autre refermée...
Ce sont ces meurtres, exigus, qui m'orientent
En ceci qu'ils dessinent sous ma paupière
Blanche, l'ardeur bleue d'Istanbul
Et l'onctueuse orangeraie découpée dans ces souks
Qui jute extrêmement au couteau de ma bouche
Quand tu me dévisages tout en me maquillant
De ton eau déjà saoule...
Revenir boire en ces calices tissées de sang
Et de peaux gonflées d'un ascétisme pourpre
Autant que caillé d'anges, en ce vitrail humide
Eglise qui me démange
Que mon clocher pressant dérègle,
Nuit après nuit, mouvement après mouvement,
Sous les vertus étranges
Qu'a le temps quand il cède
Aux vices du présent...
S'ébruite ensuite de ces temples
La rumeur gamine de l'amour maladroit
Et le roman des cuisses écrit rien que pour toi
Et pour qu'elles s'ébahissent
Comme le fait un enfant, des fraises plein les doigts...
Tous ces fruits d'enchantement qu'écrasent nos mystères
Forment en un temps record d'impossibles cépages
Où nos langues trempent, à la façon du lierre
Grimpant le long des bastingages d'une Vérone fictive
Magnifique et sans âge dans laquelle ta Juliette
Consent au Roméo de mon poignard sage
Parce qu'évidemment fou...
Comme une balle dans la tête
Et cette fleur violette, toujours, sortant du trou
Et qu'on cueille ensemble en costumes de fête
Puisque nus comme le jour
Et noirs pire que l'assiette
Où bafrent tous les astres et sous laquelle on se planque
Tel qu'on ferait d'une couette, en attendant que naisse
Et le parfum du manque
Et l'homicide odeur du sexe revenant
Réclamer son procès, sa pendaison et sa chaise électrique
Au matin reparu où tes deux reins m'asseyent
Sur mon absolument
Jusqu'à ce qu'il se complique, d'hasards
De rimes
Et de beaux châtiments.


Umberto Brunelleschi - Venitian Sketch

samedi 9 septembre 2017

Ludmila

Encore prendre un train, de banlieue cette fois, pour me rendre sur l'accidenté terrain de mes souvenirs d'enfance. Précisément dans cette chambre où j'ai grossi plutôt que de grandir et où mes tendres goûts pour l'exploration se sont paralysés. Avant, mes jambes se frottaient au coton blanc d'étés quêtant, le long de berges éclairées d'oiseaux et de péniches mais maintenant j'y vais comme en hiver, les chaussettes trempées et sans être capable de battre un kilomètre.
Quant aux oiseaux, ils se sont tous figés au-dedans de cristaux les ayant saisi de l'extérieur ; là où la paille taxidermique par exemple, farce méticuleuse très fréquemment présente en cette région de France, les pique plutôt de l'intérieur puis les dispose, en trophées confusant le mort et l'existant, sur des buffets ou sur des murs. S'agissant des péniches, elles ont été vaincues par les crues successives, et d'épaves sont devenues des fragments de cimetières où s'accrochent autour d'elles l'algue poisseuse, en tenue de mariée, de noyées formidables. C'est depuis ces eaux-là, gelées extrêmement, que je fais la visite de l'une de mes grands-mères, la bien nommée Ludmila puisqu'elle fut pour moi -alors pièce de viande en couches à la voix, toujours, consternée par les glaires - un peuple bienveillant.
Je m'en souviens peu de Ludmila mais suffisamment bien pour savoir qu'elle m'aimait. C'est sûrement la meilleure façon, d'ailleurs, de se rappeler de quelqu'un...comme de l'empreinte d'un poème lu il y a dix ans de cela dont une rime unique par sursauts nous revient. Ma grand-mère c'était ça...une rime exemplaire...et non cet épais tomes de mots et d'expressions que sont généralement les autres pour notre quotidien.
Ainsi, par sa disparition...somme toute légendaire puisque ressentie sans être en mesure de ressentir vraiment...Ludmila m'apparaît beaucoup plus doucement que nombre de parents décédés depuis lors. Comme je n'ai d'elle que deux souvenirs : son amour et sa mort, soit les deux vocations qui font qu'autour du monde on monte dans des trains et puis qu'on en descend, vêtu de noir, vêtu de blanc, mais jamais nu des siens.


Serge Poliakoff - Composition Verte

jeudi 7 septembre 2017

S'allonger et s'asseoir, s'asseoir et s'allonger

Le tabac m'avait assis dans sa mort ordinaire, et de ce siège qui ceinturait pas mal au niveau de la cage thoracique me vinrent d'irrépressibles envies d'Autriche sous la neige et de vents pénultièmes. A vrai dire, dans cet entourage floconneux que je m'imaginais, j'aspirais à revivre au contact de ces chevelures froides et de ces médecines blondes que ces fins praticiens dispensaient tout l'hiver vu qu'il durait longtemps. Et donc, du siège de mon cancer, je passai à celui d'un train aux lanternes multiples. Il y en avait tant de ces feux mis sous verre, et de tous les côtés, que de loin et quand la nuit tombait, les passants pensaient voir tout l'exode d'un peuple vers une terre oubliée. Moi, calfeutré dans mes râles où perlait de l'orange, je faisais de mon mieux pour ne pas d'endormir car je devinais bien qu'un sommeil en ces lieux ne ferait qu'ajouter du péril à ma fièvre. Alors, pour m'occuper, j'observai les enfants grimpant et descendant de notre embarcation. Ces mômes, bizarrement, paraissaient avoir pris une dizaine d'années à chaque nouvel arrêt. Si bien qu'au bout d'une semaine, je ne fus entouré que de vieillards et que d'expectorants, ratatinée nation de voyageurs souffrants dont les habits cachaient, au sein d'immenses poches, de terrifiants mouchoirs d'une grandeur de carte aux îles tracées au sang. Passé dix jours, n'en pouvant plus de crachoter dans ma barbe et mes manches des péninsules semblables, je pris le risque - idiot mais capital - d'un peu fermer les yeux.

A leur réouverture, j'eus la surprise de me voir recouvert d'une longue étoffe noire ; le personnel m'avait cru mort et avait pris, à cet égard, toutes les précautions. M'extirpant tant bien que mal de ma toile funèbre, je pris ensuite une gorgée d'air frais sans la salir nullement d'une pointe de rancune, sachant trop bien que les temps étaient durs à cette heure-ci de l'Europe et qu'il y était nettement plus fréquent de rencontrer les morts que de voir les vivants. Parce que les morts étaient partout vraiment ! et pas que dans les trains, ils logeaient dans les hôtels, dans les églises et même dans le ciel, les morts à cette époque, alors que les vivants, excepté dans quelques villes du Sud, étaient race invisible. Les morts étaient tellement présents que la plupart des bagagistes, des contrôleurs et des cuisiniers exerçant dans ce train se couchaient par paires, histoire de se mordre l'un et l'autre au réveil afin de vérifier qu'ils étaient toujours deux.

C'est dans la connaissance de cet humain enfer devenu habituel que j'arrivai, enfin, après deux semaines passées à contourer les joues de forêts menaçantes, au lodge d'élection.
Ce n'était, d'un point de vue architecturale, ce lodge, ni totalement un hôtel, ni totalement une tour, plutôt un entre-deux pierreux, assez aéré pour donner l'impression d'avoir été construit pour loger des bonheurs, assez irrespirable pour qu'on se sente vite menacé par le drame.

Au sein de cette demi-mesure maçonnée dans l'urgence par un prince ayant vu certainement la peste bubonique arriver de très loin, j'occupais une chambre décorée à l'anglaise, c'est-à-dire timidement hors quelques roses pâles, quelque argenterie léchée et hors la présence, tutélaire s'il en est, d'une fresque de chasse au-dessus de mon lit.
Mais de chasse, dans mon lazaret autrichien, il ne s'en menait plus que dans les souvenirs ou auprès des symptômes de mes frères humains. Et cette battue-là se déroulait sans soin...
Si par malheur, en effet, quelque péritonite débouchait sur des écoulements tirant non plus au parme ou à l'asperge (comme c'est la tradition) mais vers l'obsidienne, l'involontaire mourant était immédiatement mené hors de nos murs - là où le vent, à l'état sauvage, tordait et retordait ses barbelés infâmes - où il mourait presque dans la minute...nouvellement embaumé par les lacérations avant d'être enterré, naturellement mais non sans cruauté, sous une grosse boule de neige.

De ma fenêtre, je les voyais ces sphères blanchies où se décomposaient mes anciens camarades, elles entouraient l'hôtel comme un collier de perles et me donnaient parfois, dans mes rêves les plus noirs, l'envie de les pousser pour qu'elles forment, en quelque sorte, des avalanches de cadavres que les skieurs en contrebas se prendraient en pleine poire. Très vite cependant, je ravisai cette vision, puisqu'elle était, comme tout rêve même le plus atroce, teintée d'un optimisme malvenu étant donné que les skieurs, à cette heure-ci de l'Europe, n'existaient sûrement déjà plus.

Seuls restaient les malades et les morts et le petit personnel contraint de les assister en attendant d'atteindre la première ou la seconde de ces catégories. Et, l'infection trouvant toujours un petit coin de vêtement, de salive ou de cervelle où s'incruster, ça ne manquait pas d'arriver...
Il y eut même des mois où furent couchés dans la neige plus de petit personnel que de malades officiels. Et le tout sans compter les veuves, les marmots sans goûter et les grands-pères qu'il fallait, dans la foulée de ces disparitions, offrir bientôt à la montagne compte tenu du deuil magistral qui les fragilisait. Dans ceux-là, les pater familias à têtes blanches étaient sans doute ceux qui s'en sortaient le mieux, résistants pire que blattes, ils s'obstinaient à ne pas mourir alors que toutes leurs veines crevées comme des baudruches réclamaient le contraire. Ils résistaient tellement, ces sénescents défroqués de toute lignée possible, que bientôt dans tout l'établissement, il ne resta plus qu'eux.
Des malades et des vieux, et quelques stagiaires de-ci de-là censés s'occuper d'eux. Mais surtout des malades et puis surtout des vieux, en quantité astronomique, régnant sur le monde sans famille et avec le caleçon toujours taché d'urine.
De mon côté, je voyais tout ça depuis ma perfusion, depuis mon lit et depuis ma fenêtre où depuis un certain temps, la neige avait fondu et les cadavres avec, aussi les avalanches.
C'était l'Europe avec une heure de plus, sorte d'été permanent sans brise pour l'apaisement.
Par conséquent, comme il faisait désormais éternellement très chaud, je petit-déjeunai, déjeunai et dînai uniquement d'eau et d'immobilité...avec, constamment posé sur mon ventre, comme un second cancer, un soleil écrasant brûlant au bout de mes respirations.
Alors je rêvai d'ombre, de sommes sous les arbres, que ce fut-ce en enfance ou même dans une cave.

Mais l'ombre tardait, elle tarde toujours, l'ombre, quand on est seul...et qu'on aimerait guérir...mais qu'on ne peut plus vraiment...comme on ne peut pas non plus s'éclipser tout de suite...paraîtrait même qu'il nous reste vingt ans...vingt ans comme ça...à passer de cellules en cellules, de chambres en chambres et de réanimations en réanimations...le temps qu'on nous refoute enfin ce plaid sur les yeux...vingt ans comme ça...à voir vieillir les enfants à chaque nouvel arrêt...et le monde pareillement à la télévision...vingt ans comme ça, à attendre le plaid tout en crevant de chaud ; ou que finalement une bonne âme nous pousse au devant des skieurs...vingt ans comme ça, à savoir qu'il est l'heure tout en la refusant...au contraire des clopes mais surtout des visites et des lacérations...mêmes lointaines, même infimes, même inventées comme l'Autriche...des perdus sentiments.



James Ensor - Les Patineurs

mardi 8 août 2017

Mille étages, mille crânes et mille cernes

Des escaliers courent à mes joues 
Petits escaliers sans histoires, 
Corridors en bout de course 
Dont les organes enflées 
Forment des tertres 
Successifs 
Cercueils accessibles pour ceux sachant marcher 
Sans risquer la pénible 
Glissade du couteau 
Sur la veine-papier. 

Tous ces fantômes d'ascension déforment mon visage 
Blanches apparitions passant devant fenêtre courte 
De ma peau
Et quartz sans entrave 
A la brillance lourde 
Perçant du trou l'agave...
Fleur sèche, musique sourde 
Que j'entends sans arrêt 
Lorsque je tombe en face
Du spectre
Du reflet. 

Il y a des jours où je me dis que je serai mieux sans vie 
En tant qu'opéra de côtes cassées et de langue blanchie 
Plutôt qu'en tant qu'ennui se déplaçant lassé. 
Il y a des jours où je regrette les grilles sur les ponts 
La santé de la pluie ou de nos habillements 
Empêchant toute fièvre véritable et violente
Empêchant toute mort enrhumée 
Dans le vacarme vert d'une médecine dépassée. 

Il y a des jours où l'autoroute me manque
Avec ces beaux carambolages 
Et ces splendides braquages de 3h30.
Il y a des jours où toute littérature me paraît 
Inconcevable 
Vestige grignoté de ronces impeccables 
Dont les enfants se moquent tandis que leurs cerveaux 
Magnifiques cerveaux gras, d'un gras rance d'esclaves
Barbotent dans les flaques 
De quelque néon noir 
Caressé par les vagues d'une mer de sable. 

La putain de vos grandes vies à vous tous 
Qui consommez vos pauvres sans demander leurs noms 
Avec le menton bien en avant et bien travaillé par les flammes 
Tisonnier en guise de visage que vous agitez 
Dans l'air
Comme un billet de banque
Qui flotterait dans une cage. 
Putain mais respectez un peu...ces dos que vous cassez 
Sans même avoir idée d'aucune de vos vertèbres
Tellement qu'elles sont soignées par vos ostéopathes. 
Faites-vous des petits-déj' autrement qu'au miracle 
D'être venu au monde à la correcte place
Et tentez de sourire 
En partageant votre lit dégueulasse
Avec deux enfants tristes
Et des ligues de mygales. 

Essayez donc un peu la grande vie des pauvres
Des non-européens, pas plus américains 
Et pas plus japonais qui s'égratignent la colonne
Pour que nos obélisques 
Fassent des guili-guilis
A ce fier soleil 
Qui, sans faim, sans force mais obstiné tout de même
Tous les engloutit. 

Essayez la vie sans vacances de ces français
Qui se raccrochent aux branches 
Et qui ne sont que fruits 
De la compote immense 
Que le trottoir macère 
Dans l'atelier austère 
De ces centres et tentes,
Quel joli carnage c'est, quand même, la pauvreté 
Quand elle est à ce point d'éloquence 
Qu'elle empêche toute bouche d'être enfin écoutée 
A défaut d'être pleine 
De brioches et de menthes. 

Putain la menthe connaissons-la 
Et faisons-la connaître 
Comme la femme du prêtre 
Aux jambes trop fines pour être honnêtes 
Et dont les dentelles creusent 
Des dessous de pastel 
Qu'un lac seul peut chausser 
Tandis qu'il se verglace d'une volée d'hirondelles...

Ah ça oui, la femme du prêtre 
Au baiser rouge feu 
Qui coure à mes deux joues 
Comme plusieurs escaliers, 
Plusieurs mises rousses sur le damier du soir 
Que j'escalade horizontalement 
En plantant mon regard 
Dans ce roi radical 
Qu'est la reine quand elle prend
Un autre escalator...

Quand elle prend
Un autre, est-ce qu'elle a tort ?
Je le pense sincèrement 
Mais bon je ne suis personne
Apte à donner raison ou à juger l'errement 
Disons que je ne suis personne
Entièrement 
Et qu'il faut plutôt suivre 
Des sentiers plus crédibles 
Fussent-ils emmerdants
Et loin d'être incroyables...

Alors, ne suivez pas ma voie 
Elle est avec ces trains
Qui passaient autrefois avec mouchoirs et mains
Avant que de paix lasse, 
On enlace le rien

D'un rail changeant voyage 
En visite souterraine 
Ainsi que mon visage 
En de ces noires cavernes 
Où tremblent mille étages,
Mille crânes et mille cernes.

Francis Bacon - Triptyque à la mémoire de George Dyer

jeudi 3 août 2017

Voir au dos

Aux pieds de ce mois d'août en décomposition
S'enrichissent des vers, boueuses décorations
Surgissant de ces mares, noires, d'avoir été happées
Par la paille solaire dont la bouche égrillarde
Chape de plomb tout l'air...
Chères ténèbres humides de la flaque vaincue
Je vous écris ému du fond de février
Et puis de ces vitrines où vivent mille jouets
Couvés par l'haleine, brûlante, de la lune
Dont la buée me fracture
Parce qu'elle rend au reflet sa fonction de promesse
En exhibant qu'un peu la résille déesse
A la jambe mangée par le jeu de l'hiver...
Les mannequines augustines sont elles plus morbides
Chocolats sans papier et roses sans vitrail
Où s'abriter doucement, elles décrivent stupides
L'entière nudité et oublient de parler, du goût
Autrement plus troublant qu'a pour nous le vêtement
Quand il songe à s'enlever mais qu'il glisse seulement
Avec la lenteur d'un précipice devant son érosion
Et la chaleur d'une roche auprès de sa fusion,
L'épaule propose cent déraisons, cent bretelles qui font
De la poupée l'être manipulant
Et de nous des tréfonds coagulés de sang.
Des pierres figées rouges, bandaisons rubissimes
Qui n'ont que rien à voir avec ces jades forcées
Comme dégluties par une bile avant d'être vomies
Sur l'esplanade bis d'une église rasée...
Ah ces clochers, tétons des villes qu'on entend plus sonner
Dans le bruit terrifiant de la virilité
Ah ces clochers et tout en-dessous d'eux ces belles religieuses
N'ayant de religieux que leur chair d'impiété...
Tous ces couvents de nymphes voilées
Et aux yeux d'hollandaises
Qui se sont envolés à l'heure de la fournaise...
Quand il fallut céder au siècle et à son sexe
Sabre désespérée de ne pas être une lance
A cause des autrichiens et de leur éloquence...
Et donc siècle en plein doute
De pensées maternelles en guerres gigantesques
Jusqu'à ce mort mois d'août où les vers s'empressent
De trouver un abri
Sur les trottoirs ou dans les lits où s'écrivent les histoires
Des immondes maris
Qui n'ont du clitoris qu'une image rasoir
En bons chiens andalous qu'ils sont quand il fait noir
Et qu'il faut rallumer la lumière à la langue
Et qu'il faut ranimer ce phénomène exsangue
Pour que naisse la graine, la fleur et puis la mangue
Soit le seul fruit au monde capable de pousser
Quand la mousson se fait
Et le seul triomphe dont le trophée s'avance
A mesure que l'on vainc, et qu'elle vient
Et qu'on cause en fin de compte enfin
Avec le divin, la rose, et la gousse légitime
D'où pleuvent tous les parfums...
Mais cet été pour sûr n'est pas clitoridien
Et nos chiens ont des vers, et nos femmes des chiens
Tandis que juste au-dessus, le soleil et son sein
Versent le lait amer de sa main médecine
Épluchant les aiguilles, asséchant les canaux
En remplissant la jatte de la bête porno
Dont les rugissements sont des imitations
D'imitations semblables à d'autres imitations
Et dont l'oeil perçant est une simulation...
Cette bête du Gévaudan tient aussi nos mâchoires
Avec elles nos salives et nos lignes de bave,
Lubrifiants de fortune et appâts un peu sales
Mais cire de cet alcool frappant chaque baiser
Dès lors que d'une langue l'autre une pièce se crée
Aux murs d'excellences et aux moulures tracées
Directement, à l'angle des nuages...
Alcool salivaire d'un été encore beau
Dont le croa-croa enchante Allan Poe
D'un air (forcé) de Virginia
Avant que celle-ci ne doive s'effacer
Sous les cordons de marbre d'un trop serré corset...
Saisons au paradis de l'enfer entreprit
Sous le plomb aoûtien que les vers grappillent
Comme le fait l'araignée à l'ombre de son fil.

Nous, pourtant, sommes au soleil
Du moins, moi, je le suis
Car ton dos maintenant vient de percer la nuit
En trois gestes seulement (découvrant épaule une, épaule deux
Puis William Degouve et ses lampadaires bleus)
C'est alors qu'aveuglé je vois réellement
De l'architecture toutes ses arguties,
Puisqu'une colonne suffit à faire un Parthénon,
Et puis de la peinture, et puis de la musique, leurs limites profondes,
Puisqu'une feuille blanche suffit à peindre tous les sons
Et puis de l'art d'écrire, enfin, toute son idiotie
Puisque ce court poème, et pas un autre au monde,
Dissimule chaque phrase, chaque strophe et sonnet
Sous l'encre indivisible de sa grâce incarnée...
Et je le dis sans craindre de possibles procès
Pour grandiloquence, ce dos, cette opulence
D'une pauvreté géniale de sourire sincère, cette ambiance
Cette chose de lumière...
Est un pont nous menant jusqu'à l'éternité
Ainsi qu'une vieille horloge ouvrant les voies lactées...
Ce dos c'est l'horizon devenu vertical
Et toute la vérité faite horizontalement...
Etoile nue, brutale, d'une évidence d'aimant
Ce dos je m'y soumets, je me traîne à ses pieds
Comme aux pieds d'un mois d'août, comme un ver rêvant
Que cet astre dorsal me boive comme une flaque
Et qu'il n'y ait plus rien d'autre que de la vapeur d'eau
Jusqu'à l'hiver prochain
Et jusqu'à ce que la lune
M'arrose de son pain...
Miette après miette, morceau après morceau
Flocon après flocon, florin après florin
Sous la couette comme un seau
Recueillant sottement tes sanglots opalins
Ultra-joyeux chagrin, désert diluvien
Que j'écarte modestement de mes modestes mains
Afin de repasser, du continent noir au continent sanguin
Le linge de nos étreintes qui jamais ne séchera
Parce que ce beau drap baigne dans d'encore plus beaux draps
Tissus de la caverne où le soleil va
Replié sur lui-même, plier la lune aussi
Dans le crépuscule rouge d'une aube mal dégrossie
Faire un enfant au ciel, merveille d'origami
Dont chaque face avance un visage de choix :
Soit la flèche, soit la langue, soit l'orage des doigts
Soit avoir pour soi toutes les soies du soir
Dans notre lit trempé de gloire
Et sec de tracas...
Dans notre lie, dans notre marc
Noire vitrine que je bois, dégoûtément
Pour que le futur passe
Mais il ne passe pas
Alors il me faut boire encore davantage
Ma solitude en tasse, en échoués rivages
Qu'aucune écume masse...
En île finalement déserte absolument
Et d'hiver et d'été, et de villes et de champs
Et des vers et des chiens, et des vides tombant
Comme une échelle de cordes
Dans le puits de tes reins
Où je me décompose,
Alambiquement et l'air de rien...

Comme un orgasme vert qui se désire rose
Chapant de plomb tout l'air d'amères ecchymoses
Chéries par Baudelaire et par tant d'autres choses
Délaissées par la mer aux cent persiennes closes
Où rien de l'air ne passe si ce n'est une ébauche,
Une chevelure, un marbre, quelques rimes croisées
Faisant voir la rose cachant la roseraie
Et de l'idylle son Nez...
Avant qu'il ne reparte parmi la perspective
Sous l’œil moscovite dont le manteau volé
Transporte la buée de tout ce qui arrive
Quand la résille parle un soupçon de français
Et nous dit de venir "auprès de sa prison
Qui seule sait rendre libre"
Et donc nous venons...
Avant de repartir chercher la quatrième
De notre amoureux livre
Parmi le souvenir et ses versants sublimes
Où roulait ton verso...
Miroir sensualisé toujours en mouvement
Sur la route du temps,
Ton dos - j'insiste ! - est cet encens
Construisant et l'église et ses caves
Aux vins appétissants coulant depuis la grappe
Blanche
Du Christ tel qu'il fut.
Ton dos est tout son sang
Ainsi que sa texture
D'éperdument et pur.
Ton dos est toute sa peau
Qui, de miracles suppurent
Et d'épiphanies suintent !
Ton dos, seule ville sainte
Dont les murs tiennent bons
Quelle que soit la saison,
Et quelles que soient les plaintes...
Ton dos est l'aventure faite corps
La carte autant que le trésor
Et je creuse en son sable chaque fois que je m'endors...

Et je dors souvent parce qu'il faut bien vivre
A défaut d'être mort...(mais du genre petite
La mort et qui respire encore, difficilement mais vite,
Vite, et encore, putain de merde, encore !...aux portes du licite
Où gisent tous les ors)


William Degouve de Nuncques - Les Paons

samedi 29 juillet 2017

Ternaire à quatre pattes

Je dus me rendre à l'évidence que j'étais très malade
Quand, du haut de mon enfance lourde d'insécurité
J'observais sans tendresse le cri de mon cadavre
A peine né.
C'est que j'étais du genre squelette depuis le premier soir où inopinément frappa sur mes attelages d'os confus immenses le martinet horrible de la main maternelle...
Tout enfant, moins osseusement construit, aurait pleuré, se serait mis à genoux voire aurait embrassé de sa bouche remplie d'ombre ce menorah de doigts...
Tout enfant sauf moi car j'ai toujours questionné
Les formes du cauchemar et quel fût l'intérêt
Pour l'Humanité
De les faire rentrer, aussi directement, dans la réalité.

C'est là le drame de toute intelligence, elle fonctionne à rebours et déjà dans un monde percé de toutes parts...Je donnerai tellement de mes sublimes joues pour que puisse s'inverser ce triste état de fait, bien installé maintenant au creux européen de nos psychologies, qui dit...

Que les rêves jamais n'arriveront sur la Terre
Alors que les cauchemars nous dominent entièrement.

Embrasser la femme de toute une vie, prendre le premier train pour la mer juste là et se baigner en elle tandis qu'à nos pieds dansent les fleurs de l'océan, c'est là de ces fantasmes formellement impossibles car...même si pareille femme existe et qu'il lui prend l'audace de nous aimer aussi, même si le train est à l'heure et que, un miracle en appelant un autre, la mer l'est également...et même si le sable nous fait la gentillesse de ne pas s'infiltrer entre les creux superbes de ce lit conjugal...même si tous ces magiques prérequis sont sait-on comment doucement réunis...et bien l'écume sera tiède et formulera un rhume qui formera une fièvre qui obligera la venue, dans cet idéal théâtre, d'un médecin moustachu ayant tôt fait d'ausculter notre femme...
Et de ce geste de survie surviendront tous les drames, toutes les tragédies...Ô jalousie de l'amant, ô liberté esthétique du ventre qui fait gicler partout et sans gilet de sauvetage le filet savoureux de sa protubérance...et puis, sexe, enfant, et mort. Sans aucune pensée pour ces fleurs d'océan ayant duré un jour et que l'Homme continue d'appeler Dieu sait pourquoi "amour".

Le rêve, état du corps et de l'esprit, permettant à ses deux de faire du ciel une compagne et du temps un appui, n'existe que dans les rêves...

Mais le cauchemar, mais le cauchemar lui...
Même notre frayeur la plus brutale et la plus obsessive n'est qu'une soie dérisoire en face du textile, brodé avec obstination, enrubannant nos yeux dès lors que s'allume la fosse télévisuelle...
L'arrivée sur notre ventre d'un démon à fesses de cuivre et regard noir
Le saut du dix-millième étage
La découverte d'une salle de classe où il faudrait revenir ou d'une autre plus grande dedans laquelle on parle en ayant oublié avant de se vêtir...
Tous ces terrassements infâmes ne sont que des vins pétillants quand ils sont comparés à la vinasse tranquille, mais imbuvable et mauve, que nous force à becter chaque jour nos trottoirs quand coulent sous nos yeux, en fromage grisâtre, le corps de nos pauvres...

Si se rajoutent à ça la guerre, les faillites nombreuses...de la bourse, du coeur ou de la poésie...ainsi que l'appât noir fixé à notre dos nous rappelant toujours qu'un jour on quittera l'eau...

Il paraît réaliste que de dire que le cauchemar est vrai
Alors que le rêve tient du jeu, absolument, désintégré.

Je dus me rendre à l'évidence que j'étais très malade
Quand, au bas de mes cauchemars à la gorge béante
Je trouvais des beautés, rubis à s'y méprendre
Me donnant l'impression de vivre comme un sarde
Dans l'Italie des contes
Avec des bijoux longs sur toutes mes phalanges
Et rien que des remèdes endormis dans mes bagues :

Parfums d'après orage, senteurs d'oblongues mangues
Capables d'arracher une larme, croûte farcie d'émotions
Aux paupières asséchées des plus commotionnés pour qui l'amour tenait
D'un chien
Terreux et noir, qu'une semaine plus tôt ils avaient enterré...

Avec mes gaz sous mes diamants et mes liquides sous mes citrines chauffées
Je faisais venir le rêve, élégamment,
Et le rêve de crier
Comme un miracle, comme une rime,
A peine né mais délivrance.


Johann Heinrich Füssli - La belle Gertrude, Hamlet et le fantôme du Père

vendredi 23 juin 2017

La constellation du chien

En ces heures incorrectes où le sinistre mange tout le visage humain, d'incendies sur les mers en glaciers ignivomes, je cherche parmi les tombes éclairées au hasard, un sourire sauveur.
Sauf que cette grimace entamée par deux joues surprises par l'air frais d'une tendresse alpine n'arrive jamais pour moi malgré l'empressement que je mets dans chaque encre pour qu'il puisse exister.

Blanc, cultivé par le passage sur mon front de lézards étonnants amoureux de la rime, incroyable conteur des dénivelés du spleen, je ne suis finalement pour la gent féminine qu'un soliste de plus sur les greniers charnus de leur délicatesse...
Un essai d'astronaute dont la combinaison voit ses fils perdus au gré des attractions tandis que sa visière s'embrume radicalement dès que la lune approche et qu'il faut la fouler...

Je m'étais espéré un destin de morsure et d'orgie sur la langue mais je ne suis qu'une dent brisée par feues mes jambes et qu'un palais sanglant dégageant comme un puits l'atroce odeur de cuivre de mon enfermement.

Qui me voit dans la rue couve obligatoirement une envie de vomir et si tel n'est pas le cas c'est que déjà les glaires furent expectorés.
L'or désargenté de ma vie d'écrivain aux yeux colorés d'os et de grandes brûlures n'intéresse pas les autres et ma corne de corps, sous-ligue d'intestins constamment oppressées, n'est qu'un drap d'ossements que la Nuit vient poser sur le séchoir du Temps.

Ainsi, jeunes femmes, avocates en devenir ou maîtresses de peintre, voient dans mon apparence uniquement son revers, c'est-à-dire la chair retournée, la cuisse confusée par toutes ces cicatrices tracées quand j'étais gosse sur l'épaisse page blanche de mon désavantage.
Elles voient le barda noir des ficelles agissant au travers de mes membres et ce genou rentré, et cette cheville qui tangue avant que l'embardée de ma basse moitié n'achève son chemin au pied d'un escalier...

Cependant s'attrister d'une telle réception relève du mauvais goût, tout comme il est minable d'enfanter un poème ayant pour seul objet le Je et ses entrailles, fussent-elles désespérées.
Alors, faisons lamentable rase de ces pleurnicheries et joignons pour finir, les louables sentiers de la vasectomie !

Car quelle personne douée de discernement pourrait bien désirer que mon sperme, dès à présent liquide d'une teneur effroyable et dont la densité n'a d'égale que l'horreur qu'il inspire à la vue, suppurante fantasmagorie que Poe certainement aurait pu emprunter pour peindre justement son masque de Mort rouge, n'enfante ? Je veux dire, si par malheur mon sperme avait la folle idée de croître au creux d'un ventre, de femme ou bien de bête pour parler là d'un scénario possible, il paraît évident, même pour moi qui le possède, qu'il grandirait à la façon des pestes et prendrait le faciès de quelque lèpre humide, de quelque truie stupide !

Oh ! mon squelette de sperme, s'extirpant avant l'heure du bouillon amniotique, deviendrait en l'espace de quelques jours sur Terre, la pire créature ayant jamais vécu et la racine ultime de chaque futur cauchemar. Alors, je vous en prie, mesdames, menez-moi tout de suite vers ces laboratoires où l'on coupe la bite des vermines dans mon genre, ça nous évitera bien des problèmes et puis pour Lui ne craigniez rien puisqu'on ne peut pas tuer ce qui est déjà mort.

Ceci étant dit, je demeure disponible pour un éventuel café, d'autant qu'il paraît même que j'embrasse très bien quand ma bouche se retient de dire la vérité.


Eichi Yamamoto - Capture issue de "La Belladone de la tristesse"