jeudi 30 novembre 2017

Duel de qualité (tiré de faits réels et rêvés)

Bruxelles pleuvait du ciment frais sur tous ses axes et carrés ; ailleurs, mais dans la même ville, s'étaient pressés différents nobles sous un soleil factice concocté dans la pierre. Des pauvres, au même moment, faisaient de leur mieux pour ne pas devenir fous. Charles, quant à lui, malmenait son écume habituelle tout en ayant l'air d'écouter ses amis de longue date prêchant à ses oreilles. C'est que les effrois bruns de son tabac, en telles minutes, alignaient plus de sagesse que toute négociation et qu'il était donc juste qu'ils pelotent son cerveau avec priorité.

Sous un autre angle de cette étoile peinte, pareille scène se jouait devant le nez d'André, encore ensommeillé d'opium et de blanquette de veau.

Ensemble, ces hommes auraient pu tenir dans un grand cagibi mais la noire circonstance qui les réunissait les faisait se dresser dans l'égal d'un stade. Chacun caché par leurs ministres aux nobles intentions, Charles et André savaient cependant que cette digue humaine était amenée à rompre et que bientôt Bruxelles et son ciment viendrait les démasquer. Alors ils devraient croiser l'oeil, vaguement amusé par la mort, du probable bourreau qu'ils n'aimaient aucunement.

A quelques kilomètres de là, dans un salon fermé, la jeune Caroline rongeait ses ongles blancs. Ceux-ci avaient tourné au rose quand l'une de ses proches vint pour lui annoncer la première décision échappée du cortège : André privilégiait le sabre et souhaitait s'en servir avant la fin de la semaine. Imaginant tout de suite son frère affalé et yeux clos sur la pique du pénible officier, elle ne put réprimer un ciliaire crachin qui perturba d'une ombre le vert de sa robe. Mais elle n'eut pas le temps de pleurer davantage que déjà, issue du même couloir, une seconde amie s'injecta dans la pièce afin de la rassurer et de lui dire que Charles, peu bretteur d'extraction, avait refusé l'offre et proposait plutôt d'user du pistolet. Fit alors irruption dans son crâne l'image du crâne d'André percé de part en part et le vert de sa robe brilla prodigieusement. Demeurait à convaincre l'officier puis à convenir d'une heure et d'une date ainsi qu'à s'inventer une dévote conscience histoire qu'aux églises Dieu et prêtres l'entendent et se rangent du côté de son frère.

Avant Dieu et les prêtres, il y avait le soleil et ce dernier, figé dans l'acrylique et la pierre confortable, était toujours rouge lorsque l'original acheva son voyage. A cette heure avancée, les deux poumons de Charles, le droit transpercé et le gauche par le feu brûlé, n'affrontaient le tabac que par témérité et il n'était pas rare que sa toux le dépasse voire le démobilise ; quant à André, il avait vomi plusieurs fois sa blanquette, en lui-même, depuis ce matin et se jurait de ne plus en manger si jamais heureusement il s'en sortait vivant. Idem, bien qu'arguant du contraire dès qu'il le pouvait (comme c'était la boue dont il s'était chaussé), il s'était promis, là aussi en lui-même, de ne plus forcer d'union sous de terriens prétextes. C'était peut-être à cause du froid de cathédrale baignant ce tribunal, improvisé, ou à cause du soleil qui, bien qu'éteint en surface, semblait couver un feu dangereusement céleste qu'il comprit que la terre était une chose basse tandis que le mariage était affaire du ciel...Peut-être, plus cyniquement, pouvait-on expliquer ce tendre revirement par la toute imminence d'un précipice flagrant. Car, autant au sabre André figurait bien, autant à l'arme à feu, ses chances ressemblaient au hasard liant deux, honnêtes, amoureux.

Dans sa chambre, couronnée d'un drap blanc, Caroline dont la robe verte tenait du tressaillement, se sentait malgré tout responsable...à l'instar de ces pauvres qui faisaient de leur mieux pour ne pas devenir fous et s'estimaient coupables des coups qu'ils recevaient alors qu'à genoux.

Tant bien que mal la nuit passa.

Sept ans de délibérations (le sabre ou le pistolet ? Le pistolet ou le sabre ? Par un froid de polype ou sous un ciel flambant ? Après huit ou neuf pas et fallait-il avoir mangé avant ?), de nuits et d'angoisses plus tard, l'abusant officier du nom d'André Van Sprang fut, à la suite d'une décision émanant d'un tribunal cette fois militaire, enfin et de façon paisible écarté de l'armée pour ses nuls agissements auprès de Mademoiselle Caroline de Coster.

Charles, pour sa part, continua d'écrire et de fumer sa pipe jusqu'à tousser du sang.
Ensuite vinrent ses jolies funérailles où, incroyablement, alors que pourrissant, il s'y tint tout à fait debout entier sur ses deux jambes.
La pluie d'Ixelles fit le reste en le figeant sur place comme l'avait fait la gouache avec le soleil...
Quant à sa soeur, elle portait ce jour-là une robe blanche façon remerciement.

André Van Sprang fut oublié et mourut sans mystère...mais non pas sans argent.


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* Edmond de Schampheleer - Petite ville sur la rivière


jeudi 16 novembre 2017

Le corps du néant

Quel travail c'était pour l'auteur moderne que de se retrouver seul, à une table, pour écrire ce que ses contemporains consommeraient comme du beurre ou une poignée de fraises. Mais c'était mon travail depuis près de dix ans, à l'ombre d'un succès sans cesse s'éloignant et sous l'oeil de parents toujours plus inquiets. Leur anxiété pourtant se comprenait, en ce siècle horrifique où un ou deux génies apparaissaient chaque jour sans que je fasse partie, jamais, des ravissants élus. Il devait se dire - devant ces éclosions constamment m'excluant - que c'était peine perdue et que si mon heure, à quasiment trente ans, n'était pas déjà venue, c'est qu'elle ne viendrait pas et qu'il serait plus sage, pour moi, de m'attacher maintenant à de plus sûrs emplois. Dans les faits, plutôt que des bibliothèques ou des yeux de lecteurs, d'immenses bureaux m'attendaient avec cachés sous leurs plastiques, à côté des chewing-gums formant l'urbaine version des neiges éternelles, des salaires pathétiques capables cependant de réchauffer mon ventre.

Le truc, c'est que mon ventre de pauvre se souciait assez peu de manger à sa faim tant il dépendait d'un appétit spécial déconnecté franchement de toute espèce d'argent. Car je mangeais au mot et à la ligne claire, je mangeais à la figure de style et depuis les cantines, insalubres mais salutaires, du défi littéraire. Je mangeais au gourmand paragraphe, je mangeais à la métaphore, à l'image bien sentie et au dialogue sonnant vrai. Et fort de ces repas, je n'avais nul besoin de tartines supplémentaires ni d'oranges à toute heure puisqu'effectivement, une simple rime me suffisait. Si ces rimes n'avaient pas été là, je serais certainement de ces langues pendantes assujetties au froid errant aux nuques des bars et de ces restaurants inondant tous les guides, mais les rimes étaient là et leurs perfusions alimentaient mes veines d'un vital liquide. Cette eau miraculeuse, ce coulis d'exception, faisait tout mon bonheur tandis que les bureaux continuaient de m'attendre. Et que mes deux parents succombaient à la peur malgré leurs coeurs tendres et malgré leurs cerveaux, pressentant, outre les pieux se dressant sous mes pieds à chaque nouvelle journée, que je pouvais sur ces tapis danser et que j'avais raison, pour rien, de travailler.

J'aimais mes parents bien qu'ils n'aimassent pas cette littérature qui, les ayant remplacés, doucement me nourrissait d'espoirs et de progrès.
Espoirs certes inutiles et progrès mineurs en tout point, mais espoirs tout de même et progrès de baigneur chassant toutes les mouches dégueulassant son bain, pour n'en garder qu'une seule avant de la coucher sur cette feuille blanche que domptent mes deux mains. Enfin surtout la gauche puisque je suis gaucher...
La droite servant seulement à écrire le mot Fin quand, dans j'espère cinquante ans, l'autre aura cessé d'entièrement fonctionner.


...
Je me demande si on saisit que cette histoire de bain est une histoire de crâne et si dans cette autre arrêtée, on voit passer la flamme qu'Arthur ramena sur cette Terre gelée...
Je me demande tout cela tandis que je compose et qu'à mes oreilles perle l'oeuvre de Gustav Holst...
Je me demande tout cela tandis que j'ai très faim et que je me nourris uniquement de la prose, uniquement du refrain, uniquement de ces roses insoumises au fanement comme elles sont déjà loin, en ces saisons où le temps ne passent pas vraiment et où la pluie peut être, en un seul claquement, un soleil posé sur cette table où j'opère le corps du néant.

Messager des nuages et médecin du rien, j'étais malheureusement, un moderne écrivain.


Edith Rimmington - The Decoy