jeudi 22 octobre 2015

L'étrange odeur des oranges trop mûres

On jouait souvent chez mon grand-père. On s'amusait à faire de la balançoire, à se chercher dans le jardin ou à regarder les trains. Mon grand-père avait une belle maison située non loin d'une voie ferrée. Quelquefois également, on jouait à manger le plus possible. On piochait parmi les pissaladières aux anchois et autres roulés à la framboise et on se gavait à n'en plus pouvoir. Il fallait voir nos têtes dans ces moments et celles de nos parents. On parlait aussi avec grand-père quand celui-ci n'était pas occupé par une discussion réservée aux adultes. Enfin, on ne parlait pas vraiment, plutôt, on écoutait grand-père. Il nous parlait d'un temps passé depuis peu où le soleil d'après ses dires était plus jaune et vif qu'aujourd'hui, où l'herbe était décidément plus verte et où la paix n'était pas une paix de plaisance. Il employait exactement cette expression de "paix de plaisance", je m'en souviens très bien et je m'en souviens sûrement parce que je ne comprenais pas alors ce que ça voulait dire.

Maintenant que je suis âgé de presque trente ans, je peux dire que je le comprends. Mon grand-père faisait simplement la distinction entre la paix réelle qui intervient dans la suite directe d'une grande guerre et cette sorte de paix bâtarde qui est la nôtre. Car dans le fond, la paix n'est pas tellement là, nous serions plutôt au cœur d'une guerre mondiale extrêmement lente. Etats-Unis, Russie, tous ces blocs composés de millions d'êtres humains qui se frottent sans grandes explosions mais avec, en continu, des dizaines et des centaines de morts. C'est une paix qui dézingue que la paix d'aujourd'hui. Une paix qui fait des pauvres et des laissés pour compte. Avant, la paix créait le rêve. Et désormais, elle ressemble gravement à un rampant cauchemar.

Cependant, je préfère cette paix à celle vendue par mon grand-père. Certes, l'actuelle est tragique mais moins, beaucoup moins, que l'ancienne. Je ne suis peut-être pas très clair. Ce qui est logique quand on connait les causes de mon trouble. Disons que j'ai sur le cœur quelque chose d'immense et que le fait de retirer cette chose risque de provoquer chez moi autant de peine que de soulagement. Mais soit, la machine est lancée et je me dois maintenant d'en décrire l'intérieur.

Sachez tout d'abord que je ne parlais pas de mon grand-père par hasard ou par pur nostalgie. J'en parlais à dessein car cet homme est le protagoniste du fait divers dont je fus, quelque part, la victime. J'avais alors huit ans et je faisais, en visite chez mon grand-père, tout ce qui est exposé plus haut. Et même pire, j'osais parfois des choses dangereuses, comme sauter dans les orties ou lancer des cailloux contre les vitres des trains passants. Ah, vous vous demandez sans doute pourquoi le "on"...et bien, à cette époque, sachez aussi que j'étais seul. Dans cette solitude ressentie seulement par les petits blancs garçons de bonne famille que les autres écoliers, sortant d'un milieu plus modeste, ostracisent avec joie. Dans cette solitude lourde de l'enfant dont les parents travaillent trop et n'aiment pas assez. Dans cette solitude folle qui fait qu'en fin de compte, faute de petite sœur ou de bon camarade, on s'invente un ami.

Le mien s'appelait Raymond et avait, dans ma tête, deux ans de plus que moi. Et bon sang comme il était gentil autant que facétieux ! Nous fîmes ensemble les quatre cents coups devant tous ces adultes qui n'avaient que faire de cette passade. Pour eux, pour ces gens plus vieux, je n'existais pour ainsi dire pas. Cet état de fait favorisa mon attachement avec Raymond qui sur ce point me ressemblait. Nous étions tous les deux spectraux, mutiques et malgré tout, curieux et pleins de vie. Seulement, ni mes parents ni leurs amis ne désiraient répondre à notre curiosité, seul mon grand-père, encore lui, nous témoignait un semblant d'affection. J'adorais écouter mon grand-père après avoir fait le fou dans son jardin. J'adorais sa voix, ses petits yeux très bleus et sa maîtrise du verbe.

Quand il disait "De mon temps, la paix était une fête, un rebattage des cartes, un doucereux chemin vers un monde glorieux, un monde immaculé..." quand il disait cela, je vous jure que j'étais aux anges. Ce monde immaculé paraissait dans sa bouche au moins aussi génial que celui que la fièvre me donnait quelquefois. Je m'imaginais un monde où les dragons mangeaient à la table des hommes et où les princesses entre elles vivaient et se mariaient. Un monde fou.

C'est justement la folie qui furent diagnostiquée chez moi par mes parents après leur brève lecture d'un mensuel consacré à la psychologie de l'enfant. Selon quoi, en l'espace de quelques semaines, on me présenta à une sacrée brochette de barbes et de blouses blanches. On me demanda de parler de moi, de Raymond, de l'école. On me donna des jouets, des cubes, des dessins et chaque fois que je commençais à les manipuler, l'un ou l'autre de ces docteurs notait quelque chose dans son carnet. On me demanda même le nom de famille de Raymond alors que je ne le connaissais pas. Par manque d'imagination, il devint Raymond Ray. Quand il entendit ce nom inventé de toutes pièces, un autre docteur, un roux cette fois, eut un air d'abattement. A la suite de ces divers entretiens, j'étais certain de faire partie de ces gens qui finissent dans la boue ou bien la corde au cou. Je m'imaginais passer de centre de redressement en centre de redressement, loin de Raymond, loin de mes parents, loin de papy.

Sauf qu'au bout du seizième entretien insatisfaisant pour mes parents arriva le dix-septième. J'avais là affaire à une femme dans la trentaine, somme toute normale et bizarrement débarrassée de cette morgue ultime pourtant apparemment de rigueur chez tous ces thérapeutes. Autre surprise pour moi, plutôt que d'opter pour un fonctionnement question-réponse digne du commissariat, cette femme parlait avec moi et parfois même avec Raymond. Elle se racontait aussi, elle me parlait de son Raymond à elle, Victor, qui l'avait bien aidé quand sa mère était morte. J'avais de la peine pour elle et pour Victor, à qui elle avait dit au revoir quelques années plus tard. C'était, je crois, la toute première fois que je communiquais avec un autre être humain sans aucun rapport de force quel qu'il soit. Il y avait certes ces discussions avec mon grand-père mais il s'agissait davantage de monologues que d'échanges réels. Naturellement, suite à cette grande première, je demandais à mes parents de revenir la semaine suivante. Ils obtempérèrent, pas franchement emballés par le profil de cette doctoresse.

Les semaines, belles, s'écoulèrent comme le font les cascades, avec fraîcheur et vivement. Et, à chaque nouvelle entrevue, j'étais davantage vivant, davantage ravi, davantage un enfant comme on se l'imagine. C'est bien simple, pour témoigner de l'importance que ces rencontres avaient prises pour moi, j'avais fini par me dire que le doux visage de ma thérapeute était l'un des vestiges du monde immaculé vendu par mon grand-père. Malheureusement pour moi, ce délicieux îlot fut vite ravalé par les flots parentaux. C'est peut-être de ma faute aussi, j'aurais dû savoir qu'à cet instant il fallait mentir et que ma probité aurait des conséquences mais, je me sentais tellement bien avec elle que le mensonge-même était devenu un concept impossible. Toujours est-il qu'un jour, au bout de deux mois trois quart de relation, elle me demanda si je pensais que mes parents m'aimaient et je lui répondis que franchement non.

Il faut savoir, avant de décrire la suite de cet épisode, qu'au fil de ces semaines éclatantes, je m'étais naturellement éloigné de Raymond. Je continuais certes à lui dire bonne nuit mais ça s'arrêtait là. Ce détail aura, je le crains, son importance plus tard. Enfin, pour ce qui est de ma thérapeute, la suite est triste à souhait. Disons que ma confession, faite innocemment, l'a motivé à voir mes parents en face à face afin de leur expliquer qu'ils étaient, en quelque sorte, la source de mes névroses et qu'il serait judicieux de leur part de plus me donner d'attention. Elle leur expliqua sûrement que j'étais du reste, un garçon tout ce qu'il y a de plus normal qui avait juste besoin de ce coup de pouce tendre pour se livrer et se sentir mieux. Enfin...enfin, ça, c'est que je déduis maintenant car dans le fond, je n'ai jamais su ce qu'elle leur avait dit. Mon père s'étant tout simplement fendu d'un "Pauvre conne..." dans la foulée de l'exposition de mes problèmes par la jeune thérapeute tandis que ma mère, d'habitude réservée, a surenchéri d'un "Comment voulez-vous soigner les fous alors que vous êtes folle ?". Ces répliques, basses en diable, je les ai en revanche clairement entendu tandis que je patientais dans la salle d'attente. Après cet incident, je ne revis jamais ma chère thérapeute qui m'envoyait tout de même cette année-là une lettre dans laquelle elle me souhaitait le meilleur, pour moi et pour Raymond.

Elle serait sans doute malheureuse en apprenant que sa lettre eut exactement l'effet inverse. Car l'automne arriva et avec lui, la rentrée et avec la rentrée, les coups de pied dans le ventre. Auparavant, je me moquais bien des brimades de mes brutaux camarades car Raymond était toujours là après pour me consoler ou me dire une blague. Sauf que Raymond, changé par l'épisode de la thérapeute, était devenu à son tour plus distant. Pour ne pas dire plus méchant. Il lui arrivait par exemple désormais de me conseiller, après une rouée de coups, plutôt que de battre en retraite ou de faire comme si rien ne m'était arrivé, de prendre les ciseaux disposés dans ma trousse. Il me disait qu'il suffirait que je lui plante une fois les ciseaux dans l’œil pour qu'il me fiche la paix pour toute la vie. Il me disait que ce serait une paix comme celle de grand-père, une paix glorieuse, pas une paix de plaisance. Heureusement pour moi, je refusais tous ces conseils sordides. Enfin pas tout à fait tous...

C'était un samedi de novembre. Un samedi en forme de nœud du problème. Il faisait déjà bien froid mais je passais tout de même l'après-midi à jouer comme un beau diable. Mes parents, depuis l'incident avec ma thérapeute, avait décidé de faire cesser le bal des pédagogues et des psychanalystes et ça m'allait très bien comme ça car je pouvais de nouveau passer mes week-ends à jouer dans le jardin de grand-père. Grand-père, lui, semblait à mes yeux vieux pour la toute première fois. Ses yeux très bleus avaient encore rapetissés et je lui trouvais une pâleur jusqu'à lors inconnue. Raymond, quant à lui, avait toujours ses méchantes idées. Il ne voulait plus se gaver des gâteaux mais les jeter à la figure des convives, il ne voulait plus sauter dans les orties pour en sortir le plus vite possible mais les prendre à pleines mains. Moi...je ne sais plus trop ce que je voulais, sinon sourire un peu.

Dans cette optique, je m'approchai de grand-père, désireux d'entendre une nouvelle fois son histoire de paix. Et au départ, je fus servi. La voix était belle comme toujours et les mots fort bien choisis mais, au bout de quelques minutes, il y eut entre ses dents comme un déraillement. Je sentis sa gorge devenir sèche et ses yeux se vitrer. Il me dit : "...il y a la paix et il y a l'ordre établi. Les deux sont des voisins mais, bon sang, il y a des gens qui quelquefois font tout pour détruire le calme dans ce bon voisinage. Des gens pas comme nous, avec des cultes différents et des églises en forme de champignon. Ceux-là fuis-les mon enfant car ils apportent le mal. Le mal véritable. Bah, pourquoi je te raconte ça, de toute façon je vois que tu ne comprends rien. Hm, que vous ne comprenez rien, toi et ton faux ami, Raymond le démon !". Il ria puis toussa. Puis reprit : "En tout cas, mon enfant et là je suis sérieux, ne t'avise pas d'aller traîner dans ma cave, elle est très en désordre et tu risquerais de t'y blesser, tu m'as bien entendu ?"

Oui, papy, ne t'inquiète pas. La nuit tomba presque en même temps. J'étais un peu sonné car même s'il était toujours mélancolique, je n'avais jamais connu grand-père aussi abrupt. J'aurais pu également être affecté par sa façon de me prendre de haut et de me parler méchamment mais bon les enfants pardonne vite surtout quand la nuit tombe, qu'il fait froid et qu'on a joué toute l'après-midi. Dans mon lit néanmoins, je repensais à ce qu'il m'avait dit, sur ces églises en forme de champignon et sur le désordre dans sa cave. Je me demandais quel genre de gens pouvaient bien préférer aux vitraux des églises des bâtisses de ce type, et aussi quel genre d'outils ou de cartons peuplaient l'interdite cave. M'imaginant mille et une choses, la plupart extravagantes et drôles, je me couchais enfin du sommeil du juste.

C'est peu dire que ma nuit fut courte. Au milieu d'elle, Raymond me réveilla. Il avait l’œil rouge et sa voix de méchant. Il murmurait : "Alors comme ça je suis un démon, hein, et ben on va bien voir..." Dans la foulée, il me prit par le bras malgré mes récriminations. Avançant dans l'escalier nous menant au rez-de-chaussée, j'entrepris de crier pour réveiller tout le monde mais Raymond me baillona à l'aide de sa paume. Assez vite nous arrivâmes dans cette sorte de L menant au couloir donnant sur la porte de la cave. C'était donc ça, Raymond, humilié par mon grand-père, voulait se venger en surmontant la stricte interdiction. Nous fûmes rapidement devant la porte de la cave sous laquelle, étonnamment à une telle heure de la nuit, brillait un long rai de lumière. Raymond, n'ayant peur de rien, actionna malgré tout la poignée. La porte, évidemment fermée à clef, demeura close. Sur quoi, Raymond dit : "Ton papy, c'est un vieux et tu sais très bien ce que font les vieux, ils cachent tous sous les paillassons". Et en effet, en soulevant le paillasson, Raymond trouva un double du sésame convoité. Après l'avoir fait tourner dans la serrure, il actionna de nouveau la poignée et ouvrit en douceur.

Ce qui surgit alors, en plus de la lumière mat des ampoules au plafond, fut un parfum très fort, assez semblable dans sa composition à cette étrange odeur que prennent les oranges trop mûres. Pour arriver de plain pied dans la cave, il nous fallait encore descendre un escalier. Chaque marche passée parût durer mille ans. Et chaque marche passée faisait empirer le parfum. De l'orange, nous passâmes à des fruits plus sévères et plus âcres, puis à des odeurs de viande jusqu'à déboucher sur des odeurs irréelles, de ces odeurs irréelles qui donnent envie de vomir ou de quitter ce monde. A reculons, nous arrivâmes en bas où se tenait grand-père qui s'agitait autour d'une grande bassine.

Peut-être cuisinait-il après tout ou préparait-il de la peinture puisqu'il était peintre à ses heures perdues comme un de ses modèles. Sans trop savoir pourquoi, faisant fi de la punition à venir, Raymond et moi continuâmes d'avancer pour voir exactement ce qu'il manigançait. L'odeur était terrible, mortelle. Je ne vis ensuite que des fragments. Comme des fragments d'os et de la chair noire, beaucoup et très liquide. Puis, grand-père se retourna. Ses yeux semblaient énormes. Mon sang était glacé. Et la chaux, elle, anéantissait ce qui avait tout l'air d'avoir été un homme. Et grand-père semblait heureux. Il me prit la main. La chaux dévorait la mâchoire de cet homme  grand et noir. Détruisait ses organes, les crevait comme des bulles. Il me prit la main et me força à regarder ce spectacle avec lui. Toute la foutue nuit.

Au petit matin, je me rendis compte, tétanisé, que Raymond avait disparu. Il ne revint jamais. Il était sans doute mort cette nuit-là.

Concernant mon grand-père, il décéda d'un cancer du colon quelques six mois plus tard.
Et chaque fois qu'un membre de ma famille, déposant des fleurs sur son cercueil, lui souhaitait de reposer en paix, j'avais un haut-le-cœur. Je pensais à l'homme noir, à la chaux vive - comme des vers, comme des lames - et à la mort définitive du monde immaculé.


à mon grand-père,

Grand parfumeur et sac à merde ignoble


Raphaelle Peale - Nature Morte avec Orange et Livre





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