samedi 30 novembre 2013

Sept.5.

On m'enseigna en l'espace d'un mois tous les fondamentaux. De comment me grimer à comment bien marcher avec de hauts talons et au sein de corsets aux formes aléatoires et souvent transparents. De comment adresser brièvement la parole à comment me taire pour longtemps. De comment être drôle à comment aisément camoufler ma tristesse. On m'emmena voir des personnes à l'excentricité folle et aux mots d'esprit d'une faiblesse rare qui étaient d'après mon entourage, parangons d'élégance et d'humour pointu. On baissa drastiquement mes rations culinaires, l'on m'emballa dans du plastique inconfortable et l'on me demanda de rester immobile pendant près de douze heures tandis que brûlaient sur mon visage de longues feuilles vertes arrachées à un arbre au nom très exotique. On me fit écouter des morceaux pleins d'une insoutenable démagogie et l'on m'expliqua fervemment que je devais les aimer. On me présenta des hommes qui se moquèrent de moi tout en se tordant de rire dans leurs costumes noirs, ils me touchèrent le front et le ventre, ils me déshabillèrent presque entièrement, continuant à s'esclaffer soi-disant pour mon bien. On me fit faire la rencontre d'un chef cuisinier unanimement reconnu qui m'offrit un plat dans son restaurant, pendant que je le mangeais et que je remarquais le peu de quantité et de goût proposé par sa nourriture, je sentais qu'autour de moi tout le monde se déchirait les lèvres afin de mieux refreindre leurs gloussements intenses. On me mena jusqu'au-dedans d'un gymnase, on me pria une nouvelle fois de me déshabiller puis de me regarder dans le miroir durant cinq longues minutes ; là encore, je pouvais sentir la grasse odeur de leurs rires. Ensuite, un homme plein de santé et au physique parfait m'expliqua des concepts dans une langue que je peinais à saisir tout à fait tant elle était sommaire. Il y était question de pas, de sauts, de volte-face mais toujours en des termes, soit barbares, soit volés à l'anglais. Obéissante, j'exécutais aussi valeureusement que possible toutes ces gestuelles troubles par cet homme exigées mais je me rendis compte, rapidement, qu'il ne fallait pas que je mette trop de cœur à l'ouvrage car chaque goutte de sueur extirpée de ma peau provoquait autour de moi une franche hilarité. On me fit rentrer chez moi, comme on autorise parfois aux prisonniers une minute de répit. Ma mère était toute excitée, elle désirait savoir ce que j'avais fait et si je l'avais bien fait, elle désirait savoir si j'avais rencontré du prince ou de la sommité, je lui répondis légèrement avant de fondre en larmes. Ma mère était déçue, visiblement, par cette réaction. Alors elle me parla de mon père et de leur relation vieille et déliquescente. Elle me parla ainsi de ses problèmes jusqu'à ce que le sommeil nous fasse pencher la tête.

Une fois l'aube venue, une main inconnue tira ma couette, mes vêtements de nuit et des pans de ma chair encore brumeuse et endormie. J'eus un sursaut de peur et d'énervement qu'en vitesse je ravisai. Ils étaient déjà là et déjà ils me captaient, ils m'attrapaient, guettant la moindre de mes réactions pourvu qu'elle soit exagérée. 

Je n'en pouvais plus mais ma mère, dans l'embrasure, souriante et espérant certainement, à voir son épaule dénudée de la sorte, qu'on la capte elle aussi, ma mère m'assurait que cette expérience m'améliorerait grandement. Un nouvel homme m'accompagna dans la salle de bain et demanda à me raser les jambes. Il me coupa à trois reprises. Le sang, roulant sur mon mollet blanc, fut recueilli dans une mince sphère de plastique avant d'être numéroté et remise à ce qui semblait être une sorte d'huissier. On me demanda ensuite de me regarder à nouveau dans la glace et de faire comme si j'étais seule, comme si tout cela était vrai, et de laisser exploser ma frustration. Alors que j'essayais de penser à de tristes images pour que des larmes me montent aux yeux, j'entendais clairement ma mère en train de réciter l'histoire de son mariage ratée et de comment j'en étais d'après elle la cause à une paire de techniciens du son. C'est là, dans cette maigre atmosphère, que l'horreur arriva.

Mon visage avait changé. Je ne parle pas de ces changements légers qui interviennent à telle ou telle saison, de ces petits rougissements, de ces points noirs, de ces gonflements autour des yeux, de ces rides aux joues. Je ne parle pas non plus de cette impression accidentelle qui passe en nous lorsque nous nous voyons pour la première fois avec une toute nouvelle coiffure, ni de ce que l'on ressent en se voyant amaigri ou bronzé par une semaine de jeûne ou d'ensoleillement. Je parle d'un bouleversement, d'un changement radical, comparable à celui des grands brûlés ou de ces accidentés qui, après avoir passé un an le visage bandé totalement, le redécouvre finalement et n'y voit que des plaies et des creux. Mon traumatisme était le même bien que, dans l'absolu, le reflet que j'observais me renvoyait des traits assurément gracieux. Mais je n'étais pas choqué par ce retour en grâce, la beauté n'ayant pas toujours été une étrangère pour moi, elle s'était seulement éloignée suite à des défaites répétées mais je la pressentais capable de retrouver ma trace. Non, ce n'était pas mon visage en tant que tel qui me choquait, c'était tout ce qu'il cachait vraiment, tout ce qu'il dissimulait. Non, à la vérité, c'était mon âme qui m'horrifiait.

Elle avait pris en à peine six mois une vingtaine de kilos, elle s'était engluée vertigineusement dans de froids marécages, dans d'amères cloaques où la lumière ne passait pas. Elle s'était perdue, quelque part entre l'horizon gris et la mer démontée, et avait pris le premier monceau de terre venu pour son île au trésor. Là, devant son écran, elle avait cru voir la solution et la fin des angoisses. Elle avait appelé à l'aide et fort aimablement on lui avait répondu, on l'avait engagé, on lui avait promis la lumière et on lui avait fait signer de nombreux formulaires. Elle avait décidé de maigrir. 
Un mois plus tard, à moitié nue dans sa salle de bain où elle feignait tant bien que mal d'être seule tout en l'étant vraiment et véritablement transformée, elle avait décidé de mourir.

*

La vidéo de son suicide fut visionnée plus de seize millions et demi de fois à travers le monde.
Le suicide de sa mère, scénarisée une dizaine de jours plus tard à l'aide de pilules variées et jolies, ne put malheureusement pas être filmé à temps. 


Serge Poliakoff - Vert et bleu


lundi 25 novembre 2013

Sept.4.

Les trains n'attendent pas.

Des bals populaires, des robes de dimanche printanier, des lanternes allumées lentement par des hommes à la carcasse droite et des femmes avec du rêve coincé dans leurs cheveux. C'était un temps d'autrefois, un temps de guerre et de province, un temps où certains puisaient encore l'eau et où d'autres, mieux fortunés, goûtaient à peine aux joies de l'électricité. On travaillait dur alors, bras dessus dessous, au sein de mines pleines à craquer, dans les profondeurs de caves faiblement éclairées par quelques chandeliers, au dedans de rivières où reposaient en nombre les ors et les diamants. On était pas payé large pour autant mais ça n'était pas grave, la préfecture était bonne avec nous et il y avait les bals comme dit avant. Il y avait le pain aussi et les nuits blanches, les nuits d'alcool et de festivité, les nuits où l'on sortait tous saouls, tous et tout d'un coup, histoire de prendre l'air, d'y mâcher le tabac et de fixer langoureusement un beau ciel étoilé. On avait l'impression en regardant cette longue écharpe noire et bleue criblée de pointes blanches, d'assister au meilleur des spectacles, de fouler du pied à la fois les jardins irakiens et le lumineux sol de l'Artémision. On se sentait chanceux comme ces hommes qui, à l'aide d'un simple morceau de bois, dessinaient des pays et des visages d'un insoutenable attrait. Chanceux comme ces lords de l'autre côté des mers qui du brouillard voyait venir maintes annonciations, maints esprits revenants et maints témoignages luminescents des gloires précédentes. Chanceux comme eux vraiment qui voyaient ces fantômes, ces morts ressortis des tombeaux aux teints superbes cependant et aux paroles sages, ces Alexandre et ces Arthur, ces Augusta et ces Elisabeth reparaissant au monde histoire de caresser, de leurs mains chaudes et blanchissimes, le menton de ces nobles à qui ils laissèrent le jeu des destinées. Là, ivres d'un vin mauvais, le dos démoli par ces efforts faits du lever au coucher, le ventre un peu vide parce que privé de viande, nos pupilles éprouvaient le plus grand des plaisirs, elles se délectaient à chaque seconde de l'immensité belle proposée par le ciel, elles s'y noyaient, s'y dilataient, y jouissaient extrêmement jusqu'à presque se fendre afin de la saisir dans son entièreté. Nous vivions un prestige égal certainement à celui rencontré par le premier des Hommes lorsqu'il vit, après quatre jours de marche au milieu d'une morte forêt, la première nuque au monde, la première chevelure sur celle-ci posée, comme une vague noire à l'allure de feu, la première des Femmes, la première nudité.

Les trains n'attendent pas.

mardi 19 novembre 2013

Sept.3.

Martha m'avait choisi, moi et nul autre homme au monde. J'étais son idéal, sa perle rare, le baiser à son front quand celui-ci remuait à cause de la fièvre. Martha et moi, on s'était rencontré comme font les bonnes gens, chez un libraire à quelques pas du "C" building. C'était, plus précisément, un libraire spécialiste en incunables, il faisait chaque mois des voyages vers l'Europe et chaque mois il revenait avec de vraies trouvailles qu'ils vendaient à prix d'or. Martha, elle, était là à la fois pour les livres et pour la conservation de cet aventurier lettré. Quand je l'ai remarqué, la première fois, j'ai tout de suite compris qu'elle devait beaucoup s'ennuyer à la maison pour boire avec autant de soif les paroles de ce savant ailurophile - deux beaux persans traînaient en effet toujours dans son office et ça semblait miracle qu'ils n'abîmassent jamais les œuvres précieuses entre lesquelles ils se faufilaient gracieusement - à la voix de ruban. Alors, flairant sa solitude, j'avais fait mine de m'intéresser à la même Bible qu'elle.

Martha m'avait choisi, moi et nul autre homme au monde . J'étais son génie, son grand blanc, la chaude main à ses joues roses quand celles-ci frémissaient trop. Nous avons discuté ce jour-là pendant près d'une demi-heure, avant toute chose sur les livres anciens et ensuite sur des sujets plus légers. Martha était belle comme un ouragan posté au-dessus des flots, ses cheveux avaient l'air d'être le prolongement de quelque frise peinte adorée des flamands et ses yeux étaient pareils, en bleuté et en intensité, à ces panneaux réfléchissants que l'on trouve parfois au milieu des déserts. Et Martha, en plus d'être très belle, avait un sens de l'humour à la fois noir et subtil qui m'embrasa sur place de par ses airs d'orfèvrerie profonde.
A la suite de cet élégant échange, comme elle ne pouvait pas rester éternellement, elle s'était éclipsée en me faisant un signe qui voulait dire non pas "adieu" mais "à bientôt", soit un mouvement d'espoir dans ma vie désolée.

Immédiatement après son départ, j'allais enquêter auprès de Werner, le libraire aux deux félins, afin d'en savoir plus sur cette apparition aux envoûtants contours. Il ne fut malheureusement pas très loquace, se contentant d'hocher la tête avec force désapprobation, et de me conseiller dans la foulée de ne plus m'approcher d'elle parce qu'elle était mariée à un ponte, soi-disant...


samedi 9 novembre 2013

Sept.2.

Un gymnase entouré d'arbres et de feuilles qui craquent, quelques rayons de soleil qui percent au travers de sa longue baie vitrée, le prodigieux parfum d'automne s'écoulant au dehors, mélange de fraîcheur et de mélancolie, l'odeur chargée des corps fatigués se diffusant au dedans, fine fusion de sueurs et de chaussures usées. Un bureau, derrière celui-ci, un homme, quarantenaire tout au plus, aux épaules sûrement revenues du Golgotha tant elles semblent travaillées, aux lunettes à montures légèrement dorées et au front marqué par trois grosses rides qui paraissent reprendre ce simplissime dessin composé de trois traits ondulés que l'on donne aux enfants pour définir la mer. Devant cet homme et devant ce bureau, un trentenaire ordinaire, engoncé dans un vêtement mal adapté aux coutures inélégantes et aux couleurs passées. Les deux hommes s'adressent la parole et l'on sent, grâce aux positions mais surtout grâce aux voix qu'une certaine hiérarchie est en place, sûrement s'agit-il là d'une audition, sinon pourquoi ce bureau et pourquoi cet air grave et cet air gêné, pourquoi l'un donnerait l'impression de jouer toute sa vie tandis que l'autre, aux trois rides maritimes, l'observerait, tranquille, en jouant trois fois rien, si ce n'est ce matin d'automne et la vie de cet homme ? 

Seule une audition peut motiver de telles soumissions entre deux êtres humains apparemment inconnus l'un de l'autre. Seule une audition peut faire fléchir volontairement un mince trentenaire avec autant d'aisance, parce que cette audition représente l'espoir, pour lui, de briller quelque part et de goûter enfin, un minimum, à l'extraordinaire. Mais pour cela, il faut que le trentenaire se comporte le plus agréablement possible, qu'il obéisse aux goûts et aux envies de son interlocuteur tout en restant, et c'est là le plus dur, l'homme qu'il était il y a quelques heures, avec ses défauts et ses qualités ; cet homme honnête qui ouvrit ses rideaux avec paresse et vit, dans l'immeuble voisin, un jeune couple en train de se griffer violemment au visage. Cet homme honnête qui fit sa toilette avec force attention afin de n'oublier aucune peau morte de la veille ou quelque mie de pain égarée sur ses lèvres. Cet homme honnête, trentenaire amoureux de la laine et des teintes criardes, qui répéta devant son miroir la phrase suivante pendant cinq bonnes minutes : "Je suis différent."

Une audition certes mais pour devenir quoi, ou qui ? Était-ce une histoire de théâtre ou de musique ? Était-ce un recrutement pour l'une de ses émissions destinées à la masse ouvrière ? Souhaitait-il le tester pour découvrir en lui toute sa débilité, toute sa faiblesse et toute cette bonne chair qu'il offrirait aux spectateurs pervers ? Ou était-ce tourné vers quelque chose de plus secret ? Il était difficile pour ne pas dire impossible de le déterminer tant les questions, qui sont restées de cet entretien, demeurent soit ésotériques, soit plates comme la Terre d'avant...Voyez :


Quarantenaire aux trois rides - Quels sont vos antécédents médicaux ?

Trentenaire ordinaire - Pas grand chose, j'ai attrapé mon lot d'angines et de rhumes fulgurants mais rien qui aille au-delà de l'ordre ou de la morale, pas d'anévrisme ni de souffle au cœur, pas même une petite apoplexie à me mettre sous la dent. Je fais un mauvais malade, sûrement.

Quarantenaire aux trois rides - Et parmi vos parents ?

Trentenaire ordinaire - Mon père a travaillé beaucoup dans le textile, dans la maille plus précisément mais il ne s'est jamais approché de ces machines dangereuses qui vous posent de la suie sur les entrailles, du coup, il est seulement mort d'un trop d'alcool. Quant à ma mère, c'était une petite maman, avec les cheveux bouclés et une infection à la vessie une fois tous les quatre ans mais rien de plus, et elle est toujours vivante, elle vit là-haut, près de l'église, je ne sais pas si vous situez...

Quarantenaire aux trois rides - Je ne suis pas d'ici. Et vous avez des sœurs, des frères ? 

Trentenaire ordinaire - Non, j'aurais pu avoir un frère mais la Mort en a décidé autrement et l'a pris alors qu'il avait même pas un an, triste histoire s'il en est. Sinon, j'ai des cousins dans le sud d'après ce que je sais mais je ne les ai jamais vu. 

Quarantenaire aux trois rides - Bien. Revenons à votre mère. L'aimez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Je l'aime comme une habitude...comme une étoile que l'on retrouve chaque nuit accroché dans le ciel ou comme une viennoiserie que l'on prend au goûter. Mais je ne l'aime pas plus que ça, si cette étoile venait à être là le jour ou si je finissais par me nourrir exclusivement de cette viennoiserie, j'en aurais vite marre. Avec tout le respect que j'ai pour elle, disons plutôt que je l'aime bien, comme on aime un chat par exemple.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois. Comme vous parlez de viennoiserie, dites-moi un peu, comment sont vos repas, de quoi se composent-ils ?

Trentenaire ordinaire - Enfant, je mangeais tellement que l'on m'appelait le bossu de devant. J'en ai souffert, tant et tant que ça a fini par me dégoûter des plaisirs nourriciers. Par conséquent, depuis que j'ai quinze ans, j'ingurgite uniquement des fruits frais, oranges, tomates et pommes, et quelques légumes verts. Je mange très peu de viande, parce que j'ai pas le sou bien sûr mais aussi parce que je trouve dommage ce qu'on fait à ces bêtes. J'ai vu de ces images vous savez, du veau que l'on emmène, avec ses yeux très tristes, loin de sa mère et qu'on découpe ensuite sans dire un mot, sans faire une messe. Je comprends qu'on s'en nourrisse parce que c'est excellent et important pour la santé mais on pourrait faire autrement, avec davantage d'étiquette.

Quarantenaire aux trois rides - Et le poisson ? Et les viennoiseries, en soi ?

Trentenaire ordinaire - Le poisson me déplaît. Pour moi, il y a un "s" en trop. Ce sont des animaux laids qui, outre leur formidable capacité à respirer sous l'eau, produisent peu d'émotions chez moi. Et pour les viennoiseries, j'en mange une seule par jour, c'est la seule chose qui me soit restée de ma gourmandise d'enfant, la seule chose sucrée, et puis peut-on honnêtement résister à la pâte d'amande et aux éclats de cacao ? Non, nous le pouvons pas.

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses. Passons à un autre sujet voulez-vous. J'aimerais que vous me parliez de votre corps, que vous me disiez si vous l'aimez ou non et que vous me parliez des quelques blessures qu'il a sans doute subi.

Trentenaire ordinaire - Je veux bien mais je ne sais pas trop quoi vous dire là-dessus. Mon corps, et bien mon corps est mince pour les pauvres et maigre pour les riches. Mon corps a une côte fêlée depuis tout gosse, mon corps a le dos en compote mais des jambes bien portantes, musclées je crois. Plusieurs femmes m'ont même dit que j'avais des jambes de sous-marinier, dans le sens où elles avaient l'air aussi pleines de sang que celles de ces derniers. Après, savoir si je l'aime ou non, mon corps. Cela dépend des jours et des miroirs, cela dépend des saisons et de mon hygiène, en soi, je l'aime quand il est nu et qu'il fait un effort. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire exactement.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois tout à fait rassurez-vous. Et votre visage, qu'en pensez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Mon visage sort d'un livre d'horreurs. J'ai le nez d'un étudiant en art et la bouche d'un zèbre, j'ai des joues, malgré ma maigreur, rondes et rouges et un front qui ressemble à ces briques mal peintes qu'on trouve dans les chapelles. Seuls me plaisent mes yeux, parce qu'ils sont d'un bleu qui tire sur l'infini et que parfois, quand je m'ennuie, je peux m'y plonger des heures et des heures encore. Mes cheveux aussi ne sont pas mal, j'aime leur longueur ainsi que leurs reflets, bordeaux et capucins. 

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses et pour cette honnêteté. Je vous rappellerai. 

Trentenaire ordinaire - Attendez, monsieur, attendez. Je ne vous ai pas montré mon numéro ni comment je danse ni comment je sais rire. 

Quarantenaire aux trois rides - Ce n'est pas grave, ce n'est pas ça qui m'intéresse chez vous.

Trentenaire ordinaire - Mais j'avais préparé tout un spectacle rien que pour vous, avec des acrobaties et des devinettes vraiment ardues. J'aimerais tant que vous me choisissiez savez-vous ?

Quarantenaire aux trois rides - Ne vous en faites pas. Je vous ai déjà dit que je vous rappellerai et je n'ai qu'une parole. Alors, soyez tranquille et disons-nous au revoir.

Trentenaire ordinaire - Mais, pardon, pardon, mais si ce ne sont pas mes talents d'acteur ou d'illusionniste qui vous intéressent chez moi, et bien qu'est-ce donc ?

Quarantenaire aux trois rides - Vous le saurez bientôt, n'ayez pas peur. En attendant, au revoir et merci.

Trentenaire ordinaire - Merci, oui, merci et au revoir...


L'homme s'était déjà levé et avait quitté le gymnase, laissant derrière lui, l'autre, interdit et enjoué. Interdit car ne sachant pas en quoi il était différent ni même s'il l'était réellement, et enjoué parce qu'il savait qu'un jour prochain son téléphone sonnerait, et qu'il attendrait cet appel comme on attend Noël : avec ferveur et les larmes aux yeux.


Adolfo Hohenstein - Illustration pour l'Iris de Mascagni