jeudi 27 septembre 2018

Le passage

Nous fîmes l'amour régulièrement, et l'ensemble accoucha d'une grande mélancolie.

Elle et moi c'était cristallin aux prémices, ce fut si jaune après. On s'était promis de pas s'intéresser mais quand le soleil s'emmêle dans les doigts, quand il glutine et colle violemment aux cheveux, aux fesses voire au sas parfois, ça force le mystère donc l'élucidation. On dût par conséquent se résoudre à s'aimer, non plus qu'à la perpendiculaire mais aussi parallèles, c'est-à-dire avec des absences, des manques, des trucs magistralement cruels. Quand elle n'était pas là, c'était pareil pour moi tellement je cogitais. Et quand elle était là mon sexe se mettait désormais à penser...à la prochaine fois...à quelle intensité après coup restera, à tout ce qu'elle ferait.

A un moment, j'ai souhaité qu'on se pose parce que j'en avais marre de me les poser, justement et brutalement, toutes ces questions-là. Elle en parut ravie et puis, une touche de suie frappa la rose. Elle m'avoua qu'au passé, aux agiles années, elle s'était essayée à l'idée populaire de vivre et nidifier. Qu'au début ce fut beau, des tremplins aux chevilles et des aubes au front...qu'à la moitié ça se gâta, elle ne savait pas pourquoi mais compara son coeur à la bonite séchée : au chaud vibrant, invinciblement, dansant comme un jouet, avant de révéler sa nature de peau morte, de chair arrachée de force, au moindre vent glacé...et que la fin dura deux ans sans qu'elle sache comment faire pour l'acter : ça prend du temps d'abandonner. Alors depuis ses relations rythmaient une escarcelle et non plus la margelle d'une de ces fontaines amenées à sécher.

Je ne lui en voulais pas d'agir précisément et pour sa liberté, je m'en voulais seulement de la savoir dans le vrai. Les amours sont éternelles mais selon une durée, et le nôtre touchait, qu'importe les sommets que nos corps gravissaient, à son val le plus frais, nos esprits l'attestaient. Restèrent quelques nuits chaudes bordées de larmes suaves, quelques accents d'été, quelques notes de lave, en attendant que l'hiver, naturel, nous sépare. Ensuite nous serions des souvenirs, tendres, l'un pour l'autre, des envies de s'appeler, de remonter la côte, et d'éteints combinés. Nous serions injoignables, chacun au bout d'un monde où l'espoir subsistait mais sans qu'il nous rattrape, sans qu'il puisse nous trouver.

Je pense encore souvent aujourd'hui à cette femme, arrivée dans ma vie comme un éclair calme, et repartie pareil, en tonnerre tranquille. Je me dis que si plus jeunes alors, ou si vieillis plus tard, nous aurions pu nous sublimer, remporter la bagarre qu'est ce délire d'errer, face à face, devant une même portée composée pour la grâce, de tout jouer sur les quais, d'enfoncer les barrières, de soudoyer les contrôleurs pour un dernier baiser avant qu'elles se referment, de se faire le cadeau de promesses exemplaires : "on se reverra bientôt", "tu seras mon totem et je serai ton serf, nous défierons le ciel et les seigneurs locaux, nous serons beaux et clairs y compris dans la peste !".
Nous serons ces départs qui disent en secret que malgré la distance, c'est ensemble qu'on reste. Nous serons le couple, la paire, le carré d'as.

Et puis je vois la neige et dans mon lit la place.
Non le vide cependant car le soleil je sais me prépare un tourment.
J'espère aussi qu'il t'en prépare.

Nous serons donc autrement, et merci du passage.


Alfred Kubin - La Mage et le serpent d'eau