mardi 8 décembre 2015

Etudiante en esthétique

La nuit tombait sur Marina. C'était une nuit de gare aux quais inoccupés et de forêt profonde traversée par des loups. Un genre de nuit sans pluie bien que tout soit réuni pour que celle-ci s'empare des rues des villes lorraines. Les lampadaires donnaient au dos de Marina de faux airs d'horloge. Quant à la croix verte de la pharmacie, elle fit à son visage des traits de magicienne. Marina avait besoin de sirop, au miel de préférence, car elle était terriblement enrouée. Le pharmacien adressa un sourire de circonstance à la jeune femme. Malheureusement, son sourire n'était en fait pas de circonstance et il ne reçut pas de réponse. Marina demande dix flacons de sirop au pharmacien qui, bien qu'étonné, s'exécuta. Marina, ensuite, s'en alla. La croix verte de la pharmacie en se posant sur sa joue gauche remarqua cette fois un creux impressionnant.

Une fois rentrée chez elle, Marina pleura puisque apparemment le ciel n'en était pas capable. Puis, elle prit une cuillère à soupe, la remplit de sirop et l'enfourna en bouche. Le goût était ferreux, sucré et faussement caramel. Comme une sorte d'endive cuite à la poêle avant distillation. Marina pleurait encore. Grosses et transparentes, ses larmes avaient l'apparence des billes japonaises. Et c'est un gros sac de billes qui coula cette nuit-là des yeux de Marina. 

Il faut dire qu'elle avait ses raisons. Qu'elle ne prenait pas ce sirop pour rien, ni qu'elle pleurait pour faire des histoires. On ne pleure jamais pour faire des histoires, on pleure suite aux histoires. Et celle de Marina justifiait mille larmes...

Tout débuta dans une position. Tout débuta debout. Tout débuta debout avec une Marina qui observait madame Tüchel en train de se faire faire le maillot. Marina était stagiaire dans le salon de madame Evergreen et c'était la première fois qu'elle assistait à telle opération. Elle était impressionnée. D'autant qu'elle connaissait madame Tüchel, et assez bien, comme cette dernière avait été sa professeure d'arts plastiques pendant toute la période du lycée. De fait Marina oscillait entre la gêne et le fou rire et dût plusieurs fois se mastiquer les lèvres pour retenir le tout. 

Marina n'avait pas pour ambition, enfant, de nager parmi la cire et les poils qu'on arrache avec sévérité. Non, enfant Marina rêvait d'être aviatrice. Mais son rêve diminua à mesure que les avions grossissaient et devenaient aussi charismatiques que le bord d'une baignoire. Et, comme Marina n'aimait pas les mathématiques et demeurait méfiante vis à vis des lettres et de l'éducation, elle se retrouve vite, sans trop savoir, inscrite en esthétique. 

Elle avait toujours aimé les corps sauf le sien. Cela avait donc un peu de sens pour elle et tant pis si son job lui fermait quelques portes et lui valait des regards chez les intellectuels. 

"Il n'y a que les Crockett qui ne changent pas d'avis !"

Telle était la première phrase entendue par Marina que Nasser prononça. Au départ, elle ne la comprit pas mais la trouva drôle tout de même. C'est qu'elle pensait aux croquettes pour chat. Ce n'est qu'au moment où elle en reparla avec Nasser en personne qu'elle comprit sa méprise tout en éclatant dans un rire capital. 

Nasser était marié mais voyait Marina, pas tellement pour tromper sa femme qu'il appréciait, mais pour tromper sa vie de petit bonhomme rangé dont les hauts faits paraissaient derrière lui et pouvaient se résumer en une après-midi passée à Montmartre à se prendre pour Picasso (elle était si bonne cette après-midi là !) et à deux ou trois nouvelles parues dans des revues moyennes (avec une préférence pour "Hallucination au sucre", son faux polar saccharosé !). Ensemble ils forniquaient, certes et c'était magnifique, mais pas seulement. Ils leur arrivaient également de marcher en forêt ou de jouer au Kamoulox. En somme, ils coulaient des jours heureux et amoureux, fussent-ils ombragés par la mariée flouée. 

Marina avait de la peine pour cette femme plus que du mépris ou de la jalousie, c'est pourquoi elle n'envisageait pas du tout de s'accaparer son mari et désirait rester le plus longtemps possible dans le secret, choix évidemment plus lâche mais aussi plus passionné. 

Nasser, même si travaillé par des envies d'ailleurs, était du même avis. Comme, outre ses nuits blanches qu'il passait terrassé par la honte, la situation lui allait plus que bien. 

Elle continua de lui convenir jusqu'au moment - 1 an et demi plus tard - où un cancer fut dépisté chez lui. 

Tout s'acheva dans une position. Tout s'acheva allongé. Allongé dans son lit, d'hôpital et de mort bientôt, Nasser convoqua Marina. Elle était belle ce jour-là, plus que les autres jours, parce que griffée de toutes parts par la peur, on voyait sortir d'elle sa lumineuse force ainsi que son désir de briser toutes ces griffes. Les néons de l'hôpital faisaient de son visage un trouble flocon blanc. 

Nasser demanda à Marina de devenir sa nouvelle femme. 
La maladie avait enseigné à cet homme que l'entre-deux n'existait pas, qu'il n'y avait que la vie ou la mort et qu'il voulait la vie, entièrement, avec Marina - et non avec son épouse donc, comme entre-temps et sans attendre de savoir pour la tromperie, elle avait divorcé de son mauvais mari.
Marina refusa. 
Elle avait une intégrale à faire le lendemain sur madame Piquetis et cette histoire de lien terminal avec l'homme qu'elle aimait chamboulait son programme. 
Marina voulut accepter mais vraiment, elle ne le pouvait pas. 

Nasser prit cet échec avec le sourire de celui qui a trop pleuré ces derniers temps pour le refaire encore. Avant que Marina s'en aille, il lui dit tout de même : 

"Il n'y a que le cancer qui ne change pas d'avis !"

Cette fois, elle avait compris du premier coup. 
Cependant, elle n'y pouvait rien, sa vie...libre était à peine à ses balbutiements et il lui fallait déjà l'abandonner. Parce qu'elle connaissait la suite de l'histoire.

Elle accompagnerait Nasser pendant plusieurs mois ou années, le couvrirait de roses et d'encouragements. Les médecins parleraient même de rémission, à un moment. Après quoi, la nuit arrivant toujours autant que le soleil se lève, il y aurait une rechute. Et là, même tous les baisers, toutes les fleurs et tous les chants du monde n'y pourraient rien, Nasser mourrait.
Alors, Marina serait veuve. Une veuve adultère qui, comme toutes les titulaires de ce triste statut, aurait été sommée par son mari de continuer à vivre et à aimer. 
Mais les veufs et veuves aiment et vivent difficilement, car il traîne sans cesse l'idée de l'autre, comme son oeil ou une partie de sa main qui nous regarderait ou pincerait nos seins. 

Alors, la vie passerait. 
Marina serait une esthéticienne, veuve d'un amour éclair et sans grande destinée. 

Voilà pourquoi Marina refusa. 

Et voilà pourquoi chaque année, le 16 mai au soir, elle est obligée de se blinder de sirop au miel. 
Parce que Nasser est mort un 16 mai et qu'à chaque fois, Marina passe cette journée à crier qu'elle regrette. 

*

Marina ne termina pas ses études d'esthétique
Et se tourna vers une carrière de trampoliniste.
Faute de pouvoir être aviatrice, au moins elle serait dans le ciel
Un peu avec Nasser, beaucoup avec elle-même. 


Sébastien Leclerc - Ad Vivum

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