vendredi 21 octobre 2016

Jambe vide (in La tragédie du mouvement)

Sensation d'oubli de la chose immédiate
Grande faiblesse dans les membres
Veines apparentes
Vertiges
Peines à synthétiser
Volonté de faire du monde un jeu, une bonne blague
Désir d'obtenir par pilules, par sirops, le remède absolu
Vision d'un ciel plus jaune que la normale

*Ce noir monarque bectait le ciel comme si les vers et l'air étaient frères souverains.*

(je reste persuadé que la mort frappera seulement lorsque je serai incapable de sélectionner mes mots et donc de composer une phrase qui tienne)

*Commissure*

Point d'interrogation de chair et puis de sang

*

Ce qu'il y a d'intéressant avec la maladie, c'est qu'en plus de nous offrir des pupilles somptueuses car dilatées, elle nous mène facilement près de ce fauteuil vert, immense et aux accoudoirs terriblement usées, sur lequel la Mort aime à fumer sa pipe.

Jambe vide

La fièvre, flamme sans contact, soulève depuis mon sang les veines de mes doigts et celles-ci, ainsi changées, ressemblent à ces anneaux que quelque Roi des Arbres pourrait très bien porter.

Impression que l'effort du sourire convoque tout l'arrière de mon crâne, qu'il le détache de ma chevelure (ou que ma chevelure s'en détache), et que le monde entier des os de mon visage est comme fragilisé.

Alternance entre moments de dégoût total pour toute forme de réalité et passages soulageant voire excitants où l'adrénaline monte tandis que les montagnes s'aplatissent soudainement.

Oubli de certains mots et nécessité basse du dictionnaire en ligne.

Recherche perpétuelle, dans les étoiles, dans les avions de commerce, dans toutes les formes d'astres, d'une consolation concernant l'avenir.

Ici, l'avenir, n'a que les traits du crâne en train de dépérir.

Ici, l'avenir est une famille en deuil. Ma famille, privée d'un de ses jeunes. Le monde des regrets, des souvenirs et des discours d'adieu reviendra souvent sur mon âge léger. Comme pour revenir surtout sur ce que j'aurais pu faire plutôt que sur ce que j'ai fait. Parce que je n'ai rien fait. Ils diront, bien sûr, que j'ai fait. C'est-à-dire que j'ai été, c'est-à-dire que je fus le temps de trois ou quatre anecdotes bénignes dans un parc ou dans les allées d'un supermarché, le protagoniste de quelque chose de suffisamment marquant pour être justement évoqué au cours de funérailles. Oui, je fus la germe de rires conséquents chez un tel ou son autre ou bien la source de pleurs élaborés chez celle qui m'aima. Mais, enfin, tout de même, au-delà de ces trois quatre anecdotes, rien d'autre. Pas de lune à présenter à ces cousins qui m'avaient oublié, pas de lune ni d'or, rien pour leur permettre de savoir qu'ils avaient affaire là à un gars d'exception. Oh, évidemment, à un moment, un ou une s'hasardera à dire que oui, c'est vrai...j'écrivais. Et cet un ou cette une, peut-être, me lira.

(le texte choisi sera forcément pour moi une grande déception)

Les gens, écoutant ce texte, aux mots pleins d'un malheur taille réelle et d'araignées solides se diront que j'avais un semblant de talent. Et que bon, il faut le dire, ce n'est peut-être pas un hasard si je devins ainsi si précocement le locataire d'une barque immobile puisque vu le contenu noir ce que j'écrivais, et ce le plus souvent dans le mépris de toute vie sociale, c'était couru d'avance (je me demande ce qu'ils auraient trouvé à dire ces gens-là si mon destin avait été le même, le pareil foudroiement, le semblable anévrisme, et que j'avais été auteur résolument solaire ou amuseur public).

"La mort partout, la mort à chaque coin de rues et de virgules, faut pas trop qu'il s'étonne si elle lui tombe dessus."
Et voilà. Il y aura un peu d'émotion après flottant dans l'air, à égalité avec des parfums de qualité diverses - affreuses sont ces personnes qui vont aux enterrements tout aspergées de rose - et derrière, on fermera la malle et merci bien.

Jambe vide.

On gardera ensuite ce vague souvenir de moi, comme d'un morceau de bois timidement doré qui aurait pu devenir par travail une clef, comme d'un panier mis du milieu du terrain dans un gymnase fantôme, comme d'une éclipse manquée car on cacha nos yeux pour ne pas les brûler.

Et (mes) les textes, diasporas de feuilles, de pochettes, de classeurs, de carnets, de journaux et de livres, peuples passants d'une armoire l'autre, d'une cave l'autre, d'un "Cloud" l'autre, finiront sûrement par s'épuiser par trop d'expéditions. Parce que nous ne sommes plus au temps de la découverte mais du stockage, et donc, stockés un peu partout, passionnément nulle part, mes textes s'épuiseront. Ils seront pareils à ces génies qui peuplèrent les charniers, à ces Mozart des camps, à ces Bacon du goulag, à ces Mirbeau de l'AVC cruel. Là, mes textes, carottes givrées que même les chiens ignorent. Millions et millions de mots renvoyés chez eux sans aucune sommation. Infinités de connexions nerveuses plus ou moins acrobatiques, plus ou moins stratégiques, excommuniées vite fait. Vos phrases, vos verbes, votre éloquence n'est plus la bienvenue...Elle.
Elle

Mais jambe vide
Elle...
Elle est résumée maintenant que vous êtes mort
Elle est résumée en deux trois liens qui traînent sur la toile
Sur la toile, ils traînent, elle traîne
Jambe vide.
Si on cherche bien, on peut trouver des petites choses à lire de vous.
Des restes de textes.
Des morceaux pas encore balayés par la pluie
Le temps et le personnel autorisé.

Votre caveau produit encore de la boue.
Vous n'avez pas encore été remplacé.
Vous êtes toujours au fond de votre boîte.
Et donc, on peut toujours vous voir (certes, le nez est du genre grosse creusure désormais mais vous avez un nez, du moins une sorte de parodie de profil).
On peut toujours vous lire, grâce aux pourrissements que vous faites naître au fond de votre malle.
Grâce à tout cela.

Jambe vide, je te vois.
Je te sens.
Tu es sous mes hanches, en permanence.
Tu es là.
Quand je manque de tomber c'est parce que tu es là
Et quand je me relève c'est parce que tu es là.

Jambe vide. Tu sais, toi, de toute éternité que bientôt, je serai comme toi.
Que, succès ou insuccès, réussite ou non de mes longues ambitions, je deviendrai, bientôt,
Ce qui ne peut devenir.
Et tu es là pour ça, jambe vide. Pour me prévenir.
Pour me rappeler constamment que cela existe, ça, le vide, l'absence de sensation.
Et qu'il faut lutter pour rallonger le temps, assouplir son tendon.
Qu'il n'y a que ça à faire, de toutes les façons.
Parce que mourir, après tout, à quoi bon.
Mourir, c'est pour les cons.
Et je n'en suis pas un, ni deux, ni trois.
Jambe vide, bientôt, je serai comme toi.

*

Il est probable, que dis-je sûr, que je fasse un pitoyable cadavre.
C'est pourquoi je vous propose, une fois le moment venu, de m'enterrer en vous bandant les yeux.
Ainsi, je garderai pour vous toujours ma peau d'enfant et mes cheveux d'été d'éternel rêvant
(...et puis cette cécité compliquera bien vos allées, vos venues et vos cérémoniades et ça, ça me fait déjà, jubiler férocement)

*

Difficulté dans la concordance des temps.
Impressions que les jours se multiplient parfois et parfois se divisent.

Impossibilité à terminer alors que tout indique qu'il est l'heure d'achever.
Désir brutal de faire venir au monde une phrase capable de sauver tout ensemble.

Démangeaisons ininterrompues, parmi la plupart des capillarités, à l'intérieur des chairs, des cicatrices et des comédons, comme pour rechercher du bout des doigts cette phrase ailleurs que par hasard.

Défaite à venir.
Petites funérailles de campagne, une dizaine aux visages rouges pas plus.
Pas vraiment de grand discours, pas même un beau cercueil.
Pas de Père-Lachaise, le cimetière de Ricourt, à côté du grand-père et tant mieux pour le deuil.

"Ce n'est pas possible que ça lui soit arrivé à lui" (c'est-à-dire moi).

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas possible que ça lui soit arrivé"

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas possible"

Quelques semaines de temps

"Ce n'est pas."

Tout le village, de son isolée voix, le soir de la nouvelle dira : "Ah oui, lui, il était jeune. Oui, c'était celui qui marchait mal. Que faisait-il dans la vie ? Je ne sais pas."

Et ils se tairont là, reprenant leur tricot, leur écran, leur bol de soupe au beurre fondu.

Et.
Du haut de mon ciel inexistant, du haut de mon bas en quelque sorte,
Comme une carotte givrée, j'enragerai parce que comme d'habitude, ils comprennent tout dans le désordre.

Car je suis celui qui ne sait pas et ce que je fais dans la vie, c'est que je marche mal.

*

Je suis écrivain.
Dimitri Möllet voire Dimitri Menadà.

Définition de l'écrivain : enjambe-vide.


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