mercredi 29 janvier 2014

Tâtonnements aujourd'hui

Un peu partout la givre, le brouillard et la neige.

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Autour de mon doigt bat une veine bleue, comme une sorte d'alliance, puissante et pleine de sang. Je ne mourrai pas si je tranche cette veine, j'aurais mal, j'aurais un pincement long et une vide sensation.

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C'est de la folie pure ce qu'on est en train de faire. Si l'on nous voit, si l'on nous surprend, tu imagines ce qu'ils vont penser de nous ?

Ils vont penser que nous sommes deux hommes qui, à défaut de s'ennuyer, préfèrent s'enculer. Ils vont nous juger comme étant contre nature, puisque deux hommes seuls ne peuvent pas se reproduire et ils vont le faire alors que de leur côté, ils cherchent sans arrêt des sources de jouissance : que ce soit dans les arts, les sports ou sous les toits rougeauds des églises ruinées...Font-ils le même procès au prêtre au lendemain de son vœu d'abstinence tandis qu'il lie sa vie à un livre de contes ? L'engendrement n'est qu'un prétexte.

Ils vont nous juger, immanquablement. Faire de nous des parias car plutôt que de flâner dans les sous-bois en compagnie du petit dernier, on aime à se sodomiser. D'ailleurs, pour ces gens-là, on ne fera plus que ça...S'enculer sans arrêt. Pour eux, nous serons incapables de la moindre caresse, du moindre baiser doux, de la moindre engueulade. Non, nous serons de lubriques bêtes qui ne pensent qu'à enfouir leurs parties dans un trou...

J'ai...vraiment du mal avec cette idée de contre-nature...surtout quand il s'agit de sexe et donc de plaisir la plupart du temps. Je veux dire, je ne suis pas sûr qu'au tout début des âges, les amibes et les sphénodons se faisaient la guerre à coups de phosphore blanc. Pas sûr non plus que les différents krachs boursiers puissent s'expliquer en se basant sur l'évolution des actes sodomites au coeur de notre société. Vraiment, je n'en suis pas sûr du tout. Je ne pense pas, vois-tu, que nous fassions quelque chose de contre-nature, seulement quelque chose de contre-sociétale, une espèce de rébellion et la plus belle qui soit puisqu'elle est amoureuse.

Nous ne laissons pas d'orphelins derrière nous et c'est cela qui gêne, je le crains.

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Des stalactites aiguisés en poignard reposent sous mes yeux. Je les ai laissé fermer trop longtemps. Ils ont glacé, mes mains aussi. Mes mains sont bleues comme cette veine qui, une fois tranchée, ne saura pas me tuer. Que s'est-il donc passé pour que toutes mes extrémités refroidissent à ce point ?

J'ai...

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J'avais...

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L'anneau bleue s'est brisée. Du rouge s'écoule de la plaie et le vide, lentement, occupe tout l'espace.



Ernst Ludwig Kirchner - Autoportrait comme malade

jeudi 16 janvier 2014

Supérieure à la chair

Plusieurs brûlures rosées creusées à mon poignet symbolisent bêtement mes amours passées. Avec elles des prénoms et des dates importantes, avec elles le souvenir des grandes solitudes. Et aussi la mémoire des instants de gaieté où les baisers, posés, gonflaient mon cœur presque jusqu'à cession.
Avec elles ces jardins et ces lourds paradis, ces éternelles promesses qui moururent en un an. Avec elles ce lit rempli de nos corps nus, machines de chairs affolées dont le zénith durait une seconde.
Et combien de sourires, également, de pensées pénétrées par l'autre qui n'est pas et que l'on va rejoindre. Combien de fois je fus aimant sans l'être aimé et finalement navré quand il prenait ma main ! Ces humaines brûlures, je les ai adoré mieux dans la complète absence que dans l'intimité...C'étaient des sensations et non des sentiments, des appétits mais pas des faims. Seul mon sang bouillait pour elles, seul mon sang et pas le fruit, balayé de diamants, qui s'y baigne serein.

Enfin, je parle de fruit parce que je sais maintenant qu'il s'agit d'un cube délicieusement sucré mais alors, je ne le savais que peu. Comme c'était parfois un légume, mon cœur, parfois un poisson noir et certains jeudi soir, c'était même un flocon construit d'urine gelée. J'étais laid en ce temps et je le dis sans honte, j'étais laid comme ces gens qui croient avoir compris, j'étais laid comme un tsar dans une Russie en paix.

Aujourd'hui, de mon poignet brûlé je n'ai tiré qu'une leçon et c'est celle de la chance. Car il m'en a fallu, énormément, pour la rencontrer : la flamme qui ne détruit pas mais qui guérit les plaies, la flamme qui sait faire de mon cœur, ce jaune flocon, ce noir flétan, une mangue impressionnante.

Aujourd'hui, j'observe ces peaux mortes avec un froid dédain, je les trouve ridicules, toutes à mourir de rire comme je sais, que pour avoir la chance de l'apercevoir Elle, grâce inimaginable, j'aurais été prêt, mille fois si j'avais su, à me doucher à l'essence et puis aux étincelles.


Füssli - Titania and Bottom



dimanche 12 janvier 2014

Lettre ouverte à monsieur William H. Gass

Cher Will,

Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas, pourtant, je suis sacrément remonté contre vous. Voilà pourquoi je vous écris cette lettre. Elle est écrite en français mais je compte sur l'un de vos traducteurs saillants pour vous la transmettre dans votre langue d'origine. Surtout, ne m'en veuillez pas si j'ai choisi de vous appeler Will, ce n'est pas là une provocation, simplement un moyen de vous raccourcir. 

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Cher William, 

A la vérité, je ne sais pas pourquoi je vous écris cette lettre. Enfin, si, je le sais éperdument mais je ne sais pas si ça a un quelconque intérêt. Je veux dire, vous ne la lirez certainement pas comme vous ne parlez pas le français couramment...du moins me semble-t-il...

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Cher William,

Fin juillet prochain, vous aurez 70 ans. C'est-à-dire que vous serez exactement à l'autre bout de vos 7 ans. Ces 7 ans vous regarderont dans le miroir avec le sourire pincé de celui qui ignore tout du monde et qui cueille chaque matin, le soleil à pleins bras. Et vous, 70 ans de bons et loyaux services, vous le regarderez tout en ayant une sorte de picotement dans le nez, un minuscule frémissement à l'extrémité des deux narines, un rien qui retiendra ces larmes qui ne descendront pas. Elles seront retenues en haut, comme un enfant qui ne va pas venir à table parce qu'il veut dessiner encore, parce qu'il veut lire encore, parce qu'il veut surtout éviter encore ses parents. 

Je parle de votre âge mais il importe peu. Pour vous, il importe formidablement mais pour moi, c'est un imaginaire, un flou artistique contre lequel je peux greffer un nombre assez conséquent de fantasmes dont certains, je l'espère, ne sont pas éculés. En fait, votre âge est un petit peu comme la littérature pour la plupart des gens, pour ces gens qui ne lisent pas. Votre âge est un pays vaguement intéressant où personne ne veut poser ses bagages parce qu'il y a tellement mieux à faire en Italie ou en Corée du Sud. C'est la même chose pour la littérature. Qui va lire alors qu'il peut aisément marcher dans une forêt ou embrasser une joue ? 

On pourrait rétorquer qu'aujourd'hui plus personne ni ne lit, ni ne marche ni n'embrasse, qu'aujourd'hui tous les gens semblent être pris au piège comme des notes sur une partition mais dans le fond nous n'en savons trop rien. Et même, nous ne savons pas si le "Nous" a la moindre portée. Nous ne sommes que des "je" et ces "je" dès qu'ils pensent, nous mentent sans arrêt.

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Cher William,

Il m'incombe d'aller à l'essentiel comme je nourris à votre endroit, une toute puissante haine.

Je vous arrête tout de suite, il ne s'agit pas de ce genre de haine qui me fera aller mettre, sous votre véhicule, un lourd pan de plastique déclenchable à distance. Ce n'est pas non plus une haine qui sortira un soir sur cette avenue que vous empruntez souvent afin de vous y poignarder. Je ne vais poignarder personne et j'estimerai d'ailleurs avoir eu une vie tout à fait réussie si je parvenais dans les faits à m'en empêcher jusqu'à mon dernier souffle. 

Ma haine est donc pacifiste. Pour que vous la compreniez pleinement, je vais devoir malheureusement, vous raconter quelques unes de mes journées.

Sachez déjà que je vais avoir 26 ans demain. Ce n'est pas un âge extraordinaire mais il est significatif. Il signifie que mathématiquement, je serai plus proche des 30 ans que des 20. Cette donnée mathématique qui, en soi, est proprement inutile prend un violent tournant quand on la pose sur la grille sociétale. Car j'aurais 26 ans et ce sans avoir rien concrétisé de fameux...C'est en partie à cause de vous.

William, vous avez assassiné mon oeuvre, vous me l'avez volé ! 

Comment y êtes-vous pris en sachant que vous ne me connaissez pas et que vous êtes sûrement très heureux à cette idée ? Je vais vous le dire, attendez.

C'est une série d'événements à la fois précis et aléatoires qui m'ont mené à cette déconfiture orchestrée par vos soins. Tout d'abord il a fallu que je naisse, du ventre de ma mère et quand je dis du ventre je ne plaisante pas, je suis né par césarienne avec des mois d'avance. Ensuite, il a fallu que je m'intéresse, par la force des choses ou pour plaire aux êtres de domination de l'époque, aux livres en général et à ceux excellents en particulier. Après quoi, il a fallu que je rencontre une infinité de personnes - peut-être un peu moins d'une centaine - avec qui j'ai échangé diverses informations qui, en se cristallisant, devinrent mon passé. Fort de ce passé, j'ai pu rencontrer d'autres individus jusqu'à ce que l'un d'entre eux, Nosferatu, devienne mon compagnon.

Oui, aussi incroyable que cela puisse paraître, je vis avec Nosferatu. Bon, dans l'universelle réalité, cette créature ne se nomme pas vraiment Nosferatu mais comme elle en a toutes les qualités, je vais l'appeler ainsi.

Donc, avec Nosferatu, je vis, à l'aube de mes 26 ans, dans la ville de Bruxelles. Cela pourrait être l'un des moteurs de ma folie latente mais il n'en est rien, cette ville est belle comme un dos féminin. Et à Bruxelles, il y a une librairie. Cette librairie a pour nom "Ptyx" qui est un hapax rendu célèbre par Mallarmé. Et, comme c'est une librairie qui se la joue un peu, on peut y trouver l'un de vos livres.

Sachez, William, qu'à l'heure où mes mains légèrement rafraîchies par la brise dans la pièce - j'écris sur une table, Nosferatu est dans le lit et se ronge les ongles - seuls deux de vos ouvrages ont été traduits chez nous : "Le Tunnel", de toute évidence et "Sonates cartésiennes". Félicitations pour ce second titre ! "Sonata" en anglais sonne, il faut le dire, superbement et ce n'est sans doute pas un hasard si un jeu de rôle japonais porte le nom d' "Eternal Sonata". Vous remarquerez que "Cartesian Sonata" et "Eternal Sonata" sont bâtis sur le même nombre de syllabes et sur un rythme égal pourvu qu'on ne diérèse pas. 

Deux de vos livres sont actuellement lisibles pour un français tel que moi car oui, j'ai beau vivre à Bruxelles actuellement, je suis français principalement. Deux est un chiffre faible compte tenu de votre production et si je ne vous trouvais pas diablement antipathique pour des raisons que je détaillerai bientôt, je prierais quotidiennement pour que ce chiffre augmente.

Il y a un mois de cela, j'ai acheté vos "Sonates cartésiennes". Mes motivations lors de cet achat furent les suivantes : 1. Il s'agissait d'un recueil de nouvelles et je n'étais pas d'humeur à toucher au roman. 2. Les voix de mon passé associaient votre nom à quelque chose de qualité, sûrement à cause de quelque article que j'avais lu ou de quelque plaisantin que j'avais cru. 3. Le titre était sympa, même en français. 

Le vendeur quand je lui ai tendu le livre pour qu'il me le scanne avant de me donner son prix pour que je l'obtienne définitivement, m'a demandé si j'avais lu votre autre ouvrage traduit par chez nous "Le Tunnel" (qui d'autre ?). Je lui ai répondu que non, malheureusement. J'aime utiliser, dans la vie de tous les jours et moins dans la littérature, le mot "malheureusement" car je trouve que ce mot a pour lui une richesse étonnante. Malheureusement...ce mot paraît être une montagne de tristesse et d'obséquiosité, une espèce de volcan bavant des vagues de magma grises et puissamment polies. Malheureusement nous transporte immédiatement vers des terres froides où l'eau est toujours sale et où le pain, comme l'intelligence à tout niveau, manque cruellement. Malheureusement William, à moins que vous ne parliez le français tout à fait, vous ne pourrez pas saisir l'exacte intensité de cet adverbe.

Je suis sorti de la librairie tout content de mon fait (j'avais dans mon sac également, pour ceux que ça branche, un Mishima) et en prenant la main de Nosferatu qui m'avait accompagné. Ce que je ne savais pas, c'est que je venais en fait d'acquérir l'objet de toute ma perte. 

J'ai lu vos sonates de loin en loin, j'en ai apprécié certains passages, survolés d'autres et puis, les fêtes sont arrivées. Et puis, l'an est passé. Et puis, je suis retourné à Bruxelles avec Nosferatu. J'aurais pu laisser votre livre dans la maison de mes parents chez qui je venais de passer les fêtes - je dis, mes parents mais c'est plus une formule qu'autre chose, mon père est à l'hôpital en ce moment, il ne va pas mourir - mais j'ai préféré vous ramener au bercail parce que je m'étais entiché de vous. 

Une fois de retour dans la capitale belge, Nosferatu et moi sommes repartis presque dans la foulée pour Bruges où nous avions réservé un hôtel pour le week-end. Ce fut magnifique. L'eau était trop haute pour visiter en barque cette cité mais ce fut magnifique. Nous n'avons pas pu, parce qu'il y avait trop de monde et parce que je fatigue vite, monter en haut du beffroi mais ce fut magnifique. Tout, les rues...si l'on faisait fi des milliards de microbes nichés dans chaque centimètre carré...et si l'on oubliait que nous étions entouré par des foules d'inconnus possiblement capables de nous violer ou de nous mordre...Tout, les églises...si l'on mettait de côté le fait que la religion chrétienne avait causé la mort et la folie de millions de personnes...Tout, les restaurants...si l'on supprimait de notre cerveau les tonnes de nourriture chaque jour gâchées et qui pourraient sauver l'Afrique, le Bangladesh, avec facilité. En tout cas, ce fut magnifique et ça l'est toujours quand Nosferatu monte sur moi et étend ses ailes noires tout en remuant vivement. 

A Bruges, nous avons aussi vu un concert de harpe. C'était bien le temps que cela a duré mais c'était une erreur. En plus, on sentait dans l'assistance que, pendant ce concert, l'impatience grimpait et cela me gênait, on sentait que les plus jeunes commençaient à agripper leurs sièges de plus en plus férocement, on sentait qu'ils n'en pouvaient plus. Moi, j'avais envie de leur dire : "A quoi vous attendiez-vous, vous allez à un concert de harpe...évidemment que cela ne va pas être du même tonneau qu'une heure-trente de Black Sabbath en 1974...". Enfin, je m'égare. 

Enfin, si seulement c'était moi qui s'était égaré ce jour-là ! Mais ce n'était pas moi, c'était vous ! Vous, William H. Gass qui vous êtes égaré. 

Parce qu'après Bruges, nous avons dû reprendre le train pour Bruxelles et qu'une fois bien assis, j'ai été frappé de plein fouet par la fatalité. Je n'avais pas oublié d'éteindre le gaz, je n'avais pas oublié de mettre mon pantalon, je n'avais pas oublié de manger ou de boire, je n'avais pas oublié de payer l'hôtel, je n'avais pas oublié de valider mon ticket de train, je n'avais pas oublié d'embrasser Nosferatu dans le cou, je n'avais pas oublié de faire des remarques faussement drôles sur la ville, je VOUS avais oublié. 

Là, sur la table de chevet de cette chambre d'hôtel, un morceau de chair de près de 400 pages qui porte votre nom. Là, sur cette table, un de vos organes relié, numéroté, commercialisé, vendu...oublié. Laissé. Des gouttes de sueur furieusement angoissées commencèrent à perler sur mon front vingtenaire. Oh hey, Willy, t'emballe pas, je flippe pas parce que j'ai perdu ton oeuvre et que j'y tenais comme à la Bible, j'ai la frousse parce que j'avais flanqué dans ce livre deux journées de travail. J'explique.

Pendant les fêtes, j'ai, peu après Noël et peu après le jour de l'An, passé deux après-midi à Paris assis à la terrasse de mon café favori. A cette terrasse, j'ai écrit. Et je n'ai pas écrit des histoires à l'eau de rose ou du polar feignant. Non, j'ai écrit. Dans le sens noble du terme, c'est-à-dire avec cerveau, âme et tripes. J'ai écrit deux textes satisfaisants ce qui, à mon échelle, constitue un label qualitatif assez phénoménal. Et ces deux textes, sans doute parce que j'espérais je ne sais pas, peut-être les retoucher pendant mes voyages en train, je les ai fourré dans votre livre à la manque. Et votre livre à la manque, je l'ai oublié à l'hôtel de Bruges. Et le train est déjà parti, pas moyen de faire machine arrière. Je pourrais essayer de contacter l'hôtel mais ils ont déjà fait le ménage. Un de leurs employés est tombé sur le livre et à tout les coups, il l'a jeté à la poubelle parce que ça semblait un peu trop prétentieux à son goût. Ou alors, pas bête parce qu'un peu curieux, il a gardé le livre mais devant l'illisibilité des feuillets truffés à l'intérieur, a foutu mes deux textes dans le néant d'un sac plastique noir. 

Mes deux textes sont morts. Le train, indifférent à cette situation, n'envisage en rien le demi-tour et file vers Bruxelles. Nosferatu me regarde, interdite. Je lui explique que mes deux textes sont morts et que rien ne pourra les ressusciter. Alors que je dis ça, je me dis que je peux, peut-être, de mémoire les reconstituer. Je m'y essaie timidement tandis que deux arabesques se dessinent sous mes yeux. Je pleure mes textes morts, mes textes morts à cause de vous...parce que vous n'avez pas été capable de pondre un livre inoubliable. 

Et depuis, mes larmes n'ont pas cessé. J'ai repensé à ces textes chaque jour, chaque fois que je reprenais le stylo, une immense horreur grandissait dans ma gorge. Je ne pouvais pas...j'avais tant perdu. On venait de m'arracher deux textes impossibles à refaire, des centaines de lignes disparues pour toujours. Je venais de perdre presque toute une main. Vous ne vous rendez pas compte...Enfin, peut-être que vous, William, vous en rendez compte puisque vous écrivez et que pareille mésaventure est donc susceptible de vous être arrivée mais vous...les autres, vous ne vous rendez pas compte.

Perdre un texte est un déchirement absolu, c'est une mort. C'est sans doute, la chose non humaine à perdre qui fait le plus de mal au monde. Perdre sa maison sous la danse des sept voiles de Katrina est sûrement difficile mais perdre un texte...Je préférerai perdre l'un de mes enfants en bas-âge plutôt que de perdre un texte ! Et j'en ai perdu deux d'un coup, vous imaginez ?!

Voilà pourquoi William, je ne peux que vous haïr. Par votre maladresse, vous m'avez coûté une vie, une vie où ces textes existeraient et où, cela va de soi, ils changeraient considérablement la face de la littérature et des Arts dans leur intégralité. 

Mais, j'y pense, peut-être que je n'ai pas oublié votre livre et donc mes textes à l'hôtel, peut-être simplement que je ne les ai pas pris avec moi pour ce week-end à Bruges, ne les jugeant pas utiles alors que je partais pour une visite en amoureux avec Nosferatu. Peut-être que les "Sonates cartésiennes" ainsi que mes deux textes m'attendent bien sagement à la maison et qu'ils m'ont même préparé un thé à la bergamote pour fêter mon retour. Peut-être que...Non, je les ai perdu, de A à Z. A cause de vous, ils n'existent plus, personne ne pourra plus les lire, pas même moi, pas même le croque-mort. Ils ont été éparpillé dans le passé où ils sont voués à se déformer jusqu'à l'explosion. Le train va à vive allure, Nosferatu me laisse poser ma tête sur son épaule pour me réconforter. Je pose ma tête sur son épaule (je tiens à signaler qu'avant ce moment calme, j'avais copieusement insulté Nosferatu - la croyant coupable d'une traître inattention vis à vis de ce drame - et que j'avais fouillé en large et long et non sans amère frénésie, les diverses affaires disposées sous sa cape, sans rien trouver de plus)...Les textes sont morts, j'aime Nosferatu et je vous hais. Je vais vous écrire une lettre que je vais publier partout pour montrer à quel point vous êtes quelqu'un de malfaisant. Je vais la publier partout et, à tout hasard, dix péquins la liront.

J'ai de la foudre au bout des doigts quand je rentre chez nous, à Bruxelles, dans notre chambre située au pied d'un long immeuble, dans notre chambre renfoncée où la lumière solaire rentre péniblement, dans notre chambre qui ressemble à l'étage d'un sous-marin. Je vais vous défoncer, dérouler à mains nues vos entrailles et m'en faire une belle corde à sauter ! 

Nous rentrons. Ai-je dit que, dans le train, j'ai fouillé mille et une fois dans mon propre bagage, pourtant mince, dans l'espoir fou d'y retrouver le salvateur livre ? Que j'ai fouillé alors même que le bagage était vide et que je le voyais bien, comme si j'espérais un double-fond, une cachette secrète alors que ça n'était qu'un bagage, un vulgaire appendice dénué de magie et sans livre en son cœur...? 

Nous rentrons. Le livre est à l'endroit où je l'avais laissé, mes deux textes également.

Je vous aime William H. Gass et vous tire mon chapeau ! Votre sonate (oui, elle est au singulier, je me trompais avant) est délicieuse - enfin, je ne l'ai pas encore fini mais ça ne saurait tarder, celle-ci n'étant pas, malheureusement, éternelle. 

A la prochaine.


Cordialement,




Dimitri Menadà




Image aléatoire