jeudi 22 novembre 2012

Isola

J'ai rencontré Erik dans un salon de discussion en ligne, un soir d'octobre où tout m'ennuyait. Il m'a plu d'emblée, de par son teint neigeux et ses cheveux portés très longs, de par sa bonne connaissance du traité des couleurs de Goethe. Par contre, je ne sais pas ce qu'il a pensé de moi au début...
C'est toujours plus compliqué au travers d'un écran, car n'ayant pas à guetter les réactions de l'autre, on peut facilement analyser chaque mot, chaque expression, comme on dissèque un cadavre qui fut empoisonné et ce qui était un échange simple peut vite tourner à la guerre psychologique. En tout cas, s'il me trouvait belle, il ne me l'a pas dit, ça aurait d'ailleurs été un mouvement assez prévisible pour ne pas dire convenu .

Sur la toile, la mesure est rare, à peine avez-vous envoyé une photo de vous à votre avantage et déjà l'on vous juge magnifique, exceptionnelle et renversante. En revanche, il est tout aussi rare de voir un jeune homme user des mêmes compliments suite à un brillant trait d'esprit que vous venez de faire. Non, le virtuel est un monde avant tout basé sur le charnel...à l'instar du réel malheureusement.

Mais Erik, lui, n'était pas de ce genre. La chair l'intéressait peu, c'était une nature touchante, sensible et sanguine. Parfois tellement à fleur de peau qu'aux prémices de notre histoire, j'ai longtemps hésité. J'appréciais énormément cette grande sensibilité mais je voulais être certaine qu'elle ne se confondait pas avec une trop grande fragilité. Alors, au cours d'une de nos soirées, quatre mois après avoir quitté l'univers des "chats", je lui ai annoncé que même si l'on s'entendait bien, je désirais ne plus le revoir jamais. J'espérais de la sorte provoquer un bouleversement, c'était un peu vicieux je l'admets mais j'avais besoin d'être sûre de ses forces avant de me jeter à corps perdu sur lui. Je voulais voir dans ses yeux la tristesse ravalée, voir l'effort dans ses paupières, l'effort qu'il devait faire pour retenir ses larmes et pour ne pas crier, pour ne pas hurler qu'il désespérait à l'idée de me perdre, je voulais le voir prendre sur lui et partir dans la nuit. Au milieu d'elle, je comptais le rattraper, le serrer dans mes bras et lui baiser les joues jusqu'à l'aube mais il s'éloigna trop.

Plusieurs jours passèrent sans qu'il me fit signe, et moi qui craignais de le voir plongé dans des états d'âme exacerbés et peu sécurisants, je me retrouvais aux abois devant un homme à l'imprévisible froideur. Au bout d'un mois sans rien de sa part, mon esprit demeurait indécis, tantôt il choisissait l'option de l'oubli pur et simple, tantôt il optait pour l'extrême inquiétude et pour l'amour fol. Erik était beau, intelligent et doux, j'avais bafoué toutes ses qualités en tentant de jouer un peu avec elle, c'était idiot et je méritais ce traitement : tel était mon point de vue après un trimestre passé dans son absence.

Métronomiques, les saisons s'enchaînèrent, aux grisailles de l'hiver nous passâmes au printemps et à son vert galant. Parisienne de souche, j'avais décidé de m'éloigner toute une année de la capitale et de son environnement ô combien meurtrissant. Je devais prendre l'avion le 19 mai pour la Corée du Sud, pays que j'appréciais pour son cinéma et sa cuisine, et dont je connaissais légèrement la langue. Là-bas, j'allais être une étudiante expatriée, la française que tout le monde s'arracherait, un vingtenaire au visage saillant et à la pâleur presque lumineuse aurait vite fait de m'estimer ravissante, avec mon petit accent et mes petites manières d'étrangère sublimées. Séoul allait devenir la ville de mes rêves et de ses concrétisations...

Il y eut cependant un grain de sable dans cette euphorique machine. Au matin du 16 mai, on sonna à la porte de mon appartement. Par le judas, je crus d'abord apercevoir une femme avant de me raviser puis de comprendre, c'était Erik. Que faisait-il ici ? Que voulait-il ? Je n'en savais rien mais j'ouvris, comme dans un réflexe, emportée par le plaisir d'enfin le revoir alors que je pensais la chose morte et enterrée. Amaigri, les cheveux encore plus longs que ceux des princesses, en me voyant ouvrir la porte, Erik m'adressa un sourire qu'on aurait dit éteint. Il devait avoir gardé de la rancoeur envers moi...Il ne m'a pas donné de nouvelles depuis notre incident mais je n'en ai pas donné non plus, j'aurais pu le faire...j'aurais dû le faire...ça ne m'aurait rien coûté d'avouer ma méprise, d'avouer également mes sentiments pour lui...

Isola, j'ai cru comprendre que tu partais bientôt. Je ne sais pas où et je ne sais pas pourquoi. Ce que je sais, c'est que cela fait suffisamment longtemps que l'on ne s'est pas vu, suffisamment longtemps pour que je te dise enfin ce que j'ai sur le coeur. Je t'aime Isola et ce depuis le premier jour où nous nous sommes vraiment vus, et ce depuis la première fois où tu m'as fait rire aux éclats. Pendant un temps, j'ai pensé que l'amour que je te portais n'était qu'une exagération de mon esprit, fréquemment seul, je me disais que je t'aimais uniquement parce que tu étais une compagnie de qualité en opposition aux impasses de ma solitude. Je pensais que je ne t'aimais pas toi, précisément, mais simplement le fait que tu étais là et que tu acceptes de passer du temps avec moi. Je me trompais. Tu sais, lorsque tu m'as dit que tu souhaitais qu'on ne se revoie plus jamais, tu sais pourquoi je n'ai pas pleuré ? Parce qu'à ce moment-là j'ai su que je t'aimais vraiment, j'ai vu le déchirement s'opérer en moi, j'ai vu l'impossibilité d'une vie sans toi et j'ai été heureux. Heureux parce que je n'avais jamais été à ce point attaché à quelqu'un, heureux parce que je t'aimais, toi, Isola, et personne d'autre. Ensuite je suis parti sans objecter parce que tu le réclamais, je le sentais, et je t'ai attendu. Mais mon attente a fait florès et aujourd'hui je te le dis...Je t'aime infiniment, je ne sais pas si je vais réussir à te rendre heureuse à mon tour mais je peux t'assurer que je suis prêt à livrer toutes mes forces pour cela. Je ne sais pas non plus si nous aurons une vie de faste et de dentelle mais je sais que si c'est ce que tu espères, j'inventerais le faste, je créerais la dentelle. Isola...je...donnerais ma vie, mon sang pour toi...

Sans dire un mot de plus, Erik sortit de la poche intérieure de sa veste un pot à confiture où transparaissait une liqueur rouge aux reflets bruns.

Prends ce flacon Isola, il contient mon sang, assez de paroles...

Totalement émue et abasourdie par cette déclaration, encore bien plus que par le fait d'avoir dans les mains un plein flacon de son sang, j'appliquais son dernier conseil en approchant tendrement ma bouche de la sienne.

Non...ça ne peut pas être aussi simple. Tu dois partir bientôt. A toi la peine maintenant, garde ce flacon, il te rappellera que je suis vivant et que je t'aime davantage que la vie elle-même. Tu viendras me retrouver quand ce rouge liquide aura vieilli au point d'avoir noirci et seulement quand il aura noirci... 

*

Après une semaine en Corée du Sud, conservant toujours sur moi ce bocal précieux, je cédais à la tentation. Je l'aimais trop moi aussi. Le 26 mai, dans une petite chambre d'hôte de Séoul, je versais trois grosses cuillères à soupe d'encre dans ce récipient aux ombres grenats. Le 27 mai, j'étais de retour à Paris.


John Waterhouse - Ciel de vie

mardi 6 novembre 2012

Des fleurs

C'était une femme dont le sourire faisait baisser les yeux. Il inspirait l'estime à qui le regardait car on voyait, lovées dans ce rictus, toute sa joie de vivre et toute sa dignité. Au-delà de ses lèvres, cette femme avait pour elle des yeux d'un ravissant à faire pâlir les reines et une chevelure à la rousseur subtile, sorte de blond baignant au feu ou de bouquet de flammes glacées au miel. Dans sa jeunesse, elle fit tourner un nombre considérable de têtes, grâce à sa beauté certes mais également grâce à l'érotique maintien de son caractère. Elle parlait peu mais toujours bien, avec science et sagacité, avec esprit aussi quand il fallait rire. Sa politesse, qu'elle avait légendaire, allait jusqu'à faire d'un prétendant éconduit un ami ou du moins, une connaissance dénuée de rancoeur à son endroit. En se séparant d'elle, on était pas triste, on était subjugué par la chance qu'on avait eu de voir de près un être si exquis et l'on trépignait plein d'une joyeuse curiosité à l'idée de savoir qui, finalement, elle choisirait.

Ce fut Victor et c'est à vingt-trois ans qu'elle se le désigna. C'était un homme au visage très blanc, aux cheveux courts et clairs, et aux traits élégants. Fils d'un industriel frileux à l'assurée richesse, il préférait à cet univers en vert-de-gris, celui plus bleu des livres et des peintures. Peintre lui-même lors de ces pluvieuses et longues après-midi qui font la renommée du Nord et naître conjointement d'artistiques vocations, il avait un jour peint, de mémoire, l'admirable visage de cette femme qu'il rencontrait parfois au cours de soirées. Cette dernière, davantage séduite par la culture de Victor que par ses airs timides, accepta un autre jour de prendre le thé chez lui. Et ce jour-ci, tandis que Victor, tremblant à souhait, était parti chercher dans la cuisine sucres et lait, elle vit dans un coin une toile retournée. Sans faire un bruit, elle s'approcha du tableau et en le retournant fut émue comme jamais.

On avait vanté souvent sa beauté, on l'avait photographiée (en insistant sur le fait qu'en terme de photographie, son image reproduite, avait le grain de beauté), écrite, poétisée, clamée avec ardeur, ivresse ou retenue mais peinte, et d'une façon si claire, jamais de sa vie. Elle voyait parmi les appliques de peinture, aux détours des couleurs restituant à merveille le rose de ses joues et l'ivoire de son cou, une forme nouvelle, celle de son âme, enfin captée.
Quand Victor revint avec tout un plateau, de sucres, de lait et de biscuits, il perçut rapidement un changement de comportement chez son invitée. Il se dit qu'elle devait regretter d'être venue, qu'elle avait en fin de compte réalisé qu'il était laid et peu intéressant. C'était tout le contraire ! Dans ce portrait d'elle, à taille spirituelle, elle avait vu la plaine crue de son amour-propre, toutes ses qualités bien sûr mais aussi toutes ses failles. Depuis toute enfant, on avait dressé d'elle des portraits florissants, la présentant telle une Vénus réinventée, en oubliant toujours l'orgueil et la frustration endormies en-dessous. L'orgueil d'être belle en effet, la frustration de ne pouvoir être autre chose aux yeux de ce monde-là. Alors, ravie d'avoir été comprise pour la première fois, submergée par cette libération aux antipodes des contes de jeunesse, puisqu'elle jouissait de ne plus être princesse pour n'être plus qu'humaine, elle attendit à peine que Victor eut posé son plateau pour l'empoigner et l'embrasser savoureusement de sa bouche puissante.

Victor crut défaillir, les épices et les douceurs de vingt-trois années de jeûne sentimental venaient d'être libérer suite à ce baiser fou. En un instant, il eut l'impression de voyager de Florence jusqu'aux Indes, de la blanche Sibérie jusqu'aux brûlantes cités d'Afrique. En un instant, il goûta, tant à l'eau délicieuse des lys qu'aux enfers parfumés des orchidées ouvertes. En un instant, il sut que son existence devrait, éternellement, être liée à celle de cette jeune femme dont les chaudes mains maintenant glissaient sur sa poitrine et caressaient son coeur.

*

Aujourd'hui, Victor vit dans une petite maison aux volets clos. Peu sont ceux qui se souviennent de lui et pour la plupart, il n'est qu'un vieillard parmi d'autres dans ce village froid. Quelquefois, le dimanche matin, sa femme est évoquée et cette évocation soulève un rêve doux sur le front des anciens. 
Chaque année, pour elle, parce qu'il ne lui reste plus que ça, Victor descend à l'aube sur la voie ferrée. Solennellement, il y dépose  parmi les cailloux qui entourent les rails, un beau concert de fleurs. Il place ensuite une pierre à leurs bases afin qu'elles ne s'envolent puis il retourne lentement sur le quai. Lorsque deux heures plus tard, le premier train arrive, il est encore là, stoïque, et le regarde passer. Il ne sait que partiellement pourquoi elle a fait ça...A chaque fois qu'il y pense, il en a des frissons de honte et de douleur. La thèse du coup de folie ne tient pas, elle s'est arrangée pour être là à cette heure précise de la matinée où le train ne fait pas d'arrêt en gare et trace seulement. Un fou ne penserait pas aux horaires...

Caché par le souffle angoissant des wagons passant à toute vitesse, Victor songeait à ses fleurs, il espérait qu'elles ne fussent pas déjà emportées. Pour la millionième fois de sa vie, il imagina dans un second temps le corps de sa femme déchiquetée par cette même vitesse. Pour la millionième fois de sa vie, il fut pris d'une insupportable nausée. Il imaginait les pierres rougies par le sang, sa si belle peau déchirée de toutes parts et ses cheveux de feu traînés sur plusieurs mètres. Peut-être avait-elle été poussée ou était-elle tombée involontairement sur la voie...Peut-être l'aimait-elle encore quand l'orgue sourd des machines la frappa de plein fouet. Victor songeait à ses fleurs, à leurs fragilités, à la violente fragilité des lois de l'existence. Mais il songeait surtout à la beauté de ses fleurs, et à la force vive de ce baiser demeurant sur ses lèvres. Et il baissa les yeux. 

Quand les fleurs s'envolèrent, Victor n'était plus là. 


.............................................................................................................................................................
Alice Pike Barney - Waterlily


N. B. : Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique, 
Percuté par la toute puissance d'un train férocement lancé, nous finissons en poignées de pétales rosées,
Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique,
A ceci près que nous laissons des veufs et des familles qui certaines fois nous aiment peu importe la mort.