mercredi 26 novembre 2014

Ressusciter 2007 : Pareille que Marie Trintignant

Le texte qui va suivre a été écrit et mis en ligne le 9 mai 2007 par une version plus jeune de moi-même.



Pareille que Marie Trintignant 

 

Chéri ce soir c'est sushi

Hmmm Miam Miam !

Je suis en train de finir ma maquette (bruits de poésies dissonantes et d'appel au calme derrière les grues)

Oh mais tu m'énerves j'aime pas les sushis en fait mon cœur cœur !

Ah mais que fais tu cheveux-gueule-poison ?

Je te fous dans les escaliers, je vais devenir une légende !

O K

C'est douloureux

Tu es morte ?

Oui oui je t'assure, maman va être très triste

On l'emmerde c'est rien qu'un mouchoir noir

Trop beau.


Les enfants sages, peignés et alignés en rang, regardaient les tables où les piles de dragées brillaient comme une Espagne. L'un d'eux, époustouflant d'empruntement, péta si fort que la chaise en fut percée en son centre. L'autre, le plus rouge, considéra la distance et cracha sur la toute nouvelle robe d'Eliette. Bien sûr, moi dans tout ça, je me tournais les pouces en projetant par imaginations tous les tiroirs et dessous de meuble susceptibles de détenir des piles LR6 pour ma Game Boy. Peut-être qu'un jour aux toilettes, j'aurais la fusée et que j'en serais pris d'une satisfaction diabolique. "Famille de ratés ! Vous n'êtes qu'une famille de ratés ! "

Tonton Hub' avait toujours eu le chic pour trouver les phrases chocs mais cette fois il était tellement imbibé qu'il radotait comme un pianiste répète ses gammes avant le concert de Moscou, -35° C, 2584 spectateurs dont deux Général. La plupart du temps les plats tombaient de la longue table en glissant sur la nappe blanche, la sauce, les abats et les vins se mélangeaient pour former une espèce d'épaisseur satinée. L'ombre de la jeune fille morte l'été précédent se tenait en équilibre sur l'antenne de télévision et mon père chassait les mouches blanches qui couraient sur l'écran. Je ne l'ai jamais vu chasser la neige autrement que maintenant, avec son journal plié en U, flagellant l'image sans vie dans un instinct primitif. Dire que des arcades sourcilières se sont décrochées sur des sols froids parce que des enfants casse-cous voulaient à tout prix foutre leurs doigts sales dans de la compote infecte.
Pendant que tous ses mômes finissaient dans des fauteuils roulants pour un peu de sucre, moi je contemplais la dictature en observant les rues se couvrir de cadavres. Chaque jour je les comptais, chaque jour on augmentait d'une dizaine de corps supplémentaires disposés grossièrement sur la chaussée, la plupart d'entre eux étaient nus et mangeaient la boue qui coulait des chaussures des militaires de carrière. Une fois je les vis même mettre à genoux mon cousin Petofif et Schproung le canon s'en alla ficher la mâchoire de mon cousin de l'autre côté de la rue. Mon carnet se remplissait et mon père un soir est revenu avec un bras en moins. Souvenir de l'usine qu'il disait.

J'ai sommeil, les orangs-outangs en gardent le cul garance mais j'ai sommeil comme un vélo que l'on quitte et qui chancelle doucement jusqu'à vriller sur le pavé dans un ballet aléatoire. Collection numéro 38 : Punchs d'acteurs trentenaires après tournage de l'épisode pilote d'une série télé jamais diffusée. Pourquoi le pipi des bébés serait-il plus joli que le pipi des pépés ? Parce que pépé sait ce que c'est que le pipi et alors...Rien ne nous dit que bébé ne soit pas qu'une excroissance osseuse fourrée de vices et d'assassinats. Le restaurant est désert, soudain BOUM la valise explose, le restaurant est désert. Lèvres, petit sourire, je bouge la tête comme un fou qui se rend compte que je la désire, lèvres, petit sourire, je m'accroche à autre chose, lèvres, petit sourire, yeux et cheveux impecs, lèvres, petit sourire, je fais semblant de dormir, j'éveille mes tactiques, lèvres, petit sourire, je me retourne discrètement, lèvres, petit sourire, elle m'a vu, lèvres, petit sourire, c'est cool.

Président - Malte - Bastille - Concorde - Bouteilles - Gaz - Inquiétudes - Ruées - Flammes - Démocratiquement - Fantoche - Jeunesse - Défroquée - Dézonée - Hallucinée - Bouffée - Clameur - Rock'n'roll - Fachos - Bisous - Charlot - Visières - Relève - Putain - Président.

Les gens dans vingt ans, quand on me lira au supermarché sur un écran incrusté au-dessus du rayon Surgelés, les gens diront : "Au mois de mai, il s'est détachée un peu de la beauté et est retournée à ses jeux pénibles, à ses marelles hiéroglyphiques qui nous pompent l'air en grand."
Et là, parce que je pousserai des chariots pas loin en ayant le cheveu gras et toujours peu de barbe je dirai : "Tout juste" et les gens se volatiliseront dans une distorsion sublime de l'oxygène.



c'est marqué dessus

mardi 25 novembre 2014

A l'avenir, espérons

En cette journée mondiale de lutte contre les violences faites aux femmes, j'ai décidé de me pencher sur les violences faites à l'homme...


Le train, au départ de Ricourt-Angieux, est arrivé à Paris à une heure convenable. En son sein, un être excellent aux joues rasées de près. Cet être est écrivain et il a même un petit carnet noir avec plein de ses travaux dedans pour en attester. Cet être est fatigué, aussi, parce qu'il dort mauvaisement. Alors fermant ses yeux pour se reposer un peu, il s'imagine qu'il dort tout en ne parvenant pas à lâcher pleinement prise (il entend des bruits de rhume, des conversations en langue étrangère et les éclats de rire d'une femme à grande gueule, même à sept heures du matin, même par haut brouillard). Il s'imagine qu'il rêve et dans ce rêve-ci, il met au point un homicide.

Il s'agit du meurtre de sang froid d'un polémiste aisé, survenant dans une rue déserte, après des mois d'observation et de filatures longues. Des semaines et des mois pour déduire que, ce jeudi-là, sa victime serait seule dans cette rue précise et qu'il pourrait à sa guise la poignarder au ventre.

Puis, le meurtre ne suffisant pas, il imagina l'après : la cavale, les poursuites et la peur pour sa peau à chaque nouvelle seconde. Il lui fallait impérativement un moyen de ne pas être repéré, de passer sous les radars, de s'en tirer sans mal. Sans doute parce qu'il n'était pas loin du sommeil véritable, il pensa qu'il pouvait utiliser ses cheveux...
Il en balancerait quelques mèches sur le corps encore chaud afin qu'on le soupçonne, qu'on l'interroge et qu'enfin l'on déduise que le tueur jamais ne serait bête au point de donner de la sorte son précieux ADN. Que c'était du suicide, de la pure folie dure là où leur tueur paraissait méthodique et serein. Elles devaient en conclure, ces forces policières, qu'un mystère plus grand planait au-dessus d'eux et que ces mèches de cheveux n'étaient qu'un fil d'Ariane menant vers Le coupable. Elles devaient l'innocenter ensuite - l'être excellent - peu de temps après avoir questionné la plupart de ses connaissances qui assurèrent à l'unisson que c'était une crème qui ne ferait même pas de mal à une bouche, fût-elle aigrie et mauve.

Une fois l'enquête terminée, il songea à la portée de son geste et au fait que, peut-être, il se révélerait vain voire, pire, qu'il ferait du polémiste jaune un martyr génial qu'on a souhaité faire taire parce qu'il avait Raison.

Le train fit un arrêt gare d'Antilly, une petite grand-mère tirée à quatre épingles monta et s'assit à côté de l'assoupi meurtrier. Elle avait à sa main un sac plastique blanc, elle le déplaça légèrement histoire d'être à l'aise une fois assise sur son siège. Ce mouvement eut pour effet de produire un bruit fort et caractéristique de plastique qu'on froisse, et ce assez logiquement. Ce bruit eut pour effet de réveiller celui qui ne l'était pas.

Dans la foulée de son installation sonore, la grand-mère sortit un livre de son plastique blanc. Il s'agissait de l'essai "Le Suicide français" de monsieur E. Zemmour...et à sa vue, notre écrivain pensa :

"Et si c'était un rêve du genre prémonitoire ?"


The Dakota Building - 1890



samedi 22 novembre 2014

One Hundred Voodoo Dolls / 5. Les coupées russes

Elles venaient toutes du même cercle, d'amies on ne peut pas dire, disons de connaissances. Certaines étaient mêmes cousines. Elles venaient toutes de la même barre d'immeubles, en fait, du même puits d'amertume. Elles n'avaient pas d'avenir dans ce lieu sans lumière, du moins le pensaient-elles. Elles fixaient chaque soir le long ciel de gaz en quête d'un courant favorable, d'une tape amicale, d'une main faite d'étoiles. 

Elles vivaient de ravins et de mélancolie, de l'argent de poche parental et d'un job d'été qui, même en hiver, tristement continuait. Elles n'avaient que les os sur la peau et qu'une moitié de robe à mettre pour les bals où, résignées, elles priaient pour qu'un homme les remarque et leur dise :

" Je veux bien te marier mais tu dois être sage, accepter la raclée, t'occuper du ménage, et ne pas trop te plaindre quand je rentrerai mort."

Elles ne priaient pas le beau chevalier mais le sale enfoiré pourvu qu'il ne soit pas le plus sale d'entre eux.
Elles buvaient puis tombaient ivres en un claquement de doigts, car trop maigres pour tenir sous l'alcool et ses lois. Elles se retrouvaient vite devant la bande de gaz, patraques, à se demander si derrière elle quelque astre y respirait encore. Elles vomissaient et devenaient plus blanches à chaque boyau vidé. Elles avaient manqué d'enfance et de nuits sans dispute, sans baffe sur la joue, sans crachat dans la menthe.

Elles s'adonnaient parfois aux plaisirs de la main, pour ne pas devenir folle et pour moins avoir faim.
Mais c'était tout pour elles.
Avant, bien sûr, qu'un homme les interpelle.

*

Il était du genre superbe, anachronique, plein de délicatesse. Il les invita toutes au soir de la rencontre dans un beau restaurant couchée dans la vieille ville. Il leur paya des verres, des bouteilles et des jarres. Il les fit rire jusque très tard. Il faut dire qu'il avait le verbe pour lui seul, en cette région du monde où le langage meugle.

Il les fit monter chez lui, sous prétexte d'avoir à leur montrer quelques photographies. En vérité, il ne mentait pas, il y avait en effet dans son trop vaste appartement divers clichés punaisés sur les murs. Ils représentaient tous des femmes épuisées, aux yeux jaunes et au teint balafré. Il ne désirait pas leur faire peur en affichant ainsi de si tristes portraits, simplement les mettre en garde.

Il avait vu tant d'âmes tomber dans le canal sans un seul sous en poche. Il ne voulait plus voir ça. Il se proposa, par conséquent, à la protection de ces jeunes femmes pauvres. Il s'engagea à leur offrir gîte et couverts en échange du fait qu'elles prennent des cours du soir et donnent chaque jour leurs corps de midi à seize heures. Il promit que les clients seraient proprets et respectueux et que leurs seuls caprices seraient de passer parfois par là où l'on ne passe pas. Il reçut des claques, des larmes et des menaces de mort. Il n'échoua pourtant pas complètement.

Deux femmes étaient restées. Une blonde et une brune aux yeux d'un vert constant.

Marianne von Werefkin - On the Bridge


*

à suivre...

mercredi 19 novembre 2014

Le ciel s'éclaircissa quand tu soudain vers moi

Néron quand il laissa Rome à la merci des flammes, des viols et des pillages, ignorait que l'hiver serait incompétent.
Il pensait comme un singe que les nuits floconneuses suffiraient à faire taire son fleuve rougissant,
Que la pluie et le froid feraient l'affaire et blanchiraient bientôt ces rues pavées de sang.

Contre ses dents les fruits explosaient des saveurs, des goûts de profondeur,
Des fièvres dont on ne veut pas guérir chahutaient ses viscères alors que lentement
Il pénétrait les chairs de ses jeunes servantes.

Néron allait mourir mais pas sans avoir joui
Dans le plus de conduits à sa disposition.
Néron allait mourir mais pas dans l'incendie
Mais dans son lit, dans sa maison.

Sous ses draps, il allait rêver comme au temps de la sieste obligée.
Il allait rêver des rêves d'une Rome renaissante
Lavée par le feu, toute nue, éblouissante.

Ensuite, un homme viendrait recoudre ses paupières et lui couper la gorge.
Ensuite il coulerait, perdu sur les eaux blanches,
Serein comme un enfant et sage comme un mort.

*
La vie devait reprendre son cours normal, 
Avec ses rebellions, avec ses esclavages, 
Avec ses gladiateurs face à des lions en nage.

La vie devait tuer d'un coup sec l'Image
De ces grises parois concassées ardemment,
Ce symbole émouvant d'un monde qui s'achève et de l'Art revenant.

La vie devait tout ça et même plus :
Construire des usines et des places pour les bus. 
Mais la vie elle aussi ignorait l'essentiel ;

Cachée, là, dans la pierre, à deux cheveux du ciel
La flamme avait survécu bizarrement.

*

Et comment et pourquoi on ne le savait pas 
Mais elle était bien là cette légendaire fournaise...
Quelques siècles plus tard...en banlieue parisienne...
Elle était là.

Tableau qu'on ne peut pas peindre
Musique sans oreille
Impossible à éteindre 
Étendue dans mes bras. 

Je prends, chaque jour à cause d'elle, 
Des bains d'onguents et de pommade.
Je prends, chaque soir grâce à elle, 
De puissants bains de lave espérant la noyade. 


Arnold Böcklin - L’Île des morts

vendredi 14 novembre 2014

Ce miracle qu'est l'homme pour la femme moderne

Tu sors sans protection puis tu rencontres un mauvais homme.
C'est pas qu'il est violent, c'est qu'il est plein de promesses : de mondes sans montagnes et d'univers sans pluie, de couchers de soleil trempés dans le café et de nuits délicieuses à renverser la vie.
Tu sais qu'il ment, que profonde est la nuit et qu'elle est dans ses yeux.
Tu sais bien, toi, qu'il finira par s'obscurcir comme l'ont fait tous les autres.
Qu'il finira par préférer le pain au jeu, le vin au jeu, le vain au jeu.

Qu'il te frappera.

D'abord sur le coeur en fuyant ton regard, en refusant ta main
Puis sur la gueule un soir de match piège.
Tu sais qu'il fera partie de ceux qui rêvent que la jeunesse ne vieillisse jamais, que les seins ne tombent pas
Et que le désir apparaît sur commande.
Tu sais qu'il vous ruinera en pariant tout l'argent sur un cheval malade comme tu sais aussi que de feux d'artifice il n'y aura jamais, pas plus de lac de Côme.

Tu sais que son sommeil sera des plus bruyants et qu'il te rabaissera s'il a trop mal dormi.

Tu sais que ton sexe sera mis de côté, ton clitoris de même
Et ainsi de suite jusqu'à ton âme...mais qu'il n'y aura pas la paix tant qu'il n'aura pas joui
Dans ta bouche si possible.

Tu sais tout cela et pourtant, tu sors, sans protection
Tu te dis que peut-être...
Tous les hommes ne sont pas...

Et dix-huit mois plus tard
Derrière tes lunettes noires
Tu n'espères rien d'autre qu'une dernière rencontre.

Avec une balle, avec une lame,
Avec un trente-six tonnes t'emmenant sous ses phares.


Maria Helena Vieira Da Silva - Les Grandes Constructions




lundi 10 novembre 2014

One Hundred Voodoo Dolls / 4. En revenant

D'abord, des cercles colorés puis de rouges rayons, puis des méduses, puis comme des pulsations d'énergies enflammées...comme des cylindres creusés dans la lave...Un enchaînement vertigineux d'images et d'émotions, un déferlement, une longue et délirante vague portant vers une plage froide, vers du sable neigeux, vers là où la buée sort par la bouche et où l'urine gèle. Aussi des écrans verts, d'énormes récepteurs d'amazonite ainsi que quelques postes de radio visiblement cassés. Des mouvements, des murmures fomentant, des prières répétées à voix basse pour ne pas se faire prendre. De l'agressivité, des pensées autodestructrices, une douleur tenace au niveau de la poitrine, pas un cancer mais presque, une tumeur d'abandon.

Nous nous sommes supprimés en même temps elle et moi. Nous avons choisi la mort faute de mieux. Nous aurions préféré continuer à nourrir nos bas-ventres en mélodies superbes plutôt que de s'achever en flaques noircissantes. Mais le temps nous manquait.

A vrai dire, il a toujours manqué mais nous faisions comme s'il était infini. Nous nous accordions des trimestres sans se voir, juste pour cultiver un peu la frustration. Juste pour se persuader qu'individuellement la vie gardait son charme. Nous étions d'insouciants jeunes humains qui s'aimaient avec humour et légèreté. Ce n'est qu'à partir du moment où l'épidémie toucha l'Europe que nous comprîmes l'ampleur de notre idiotie. L'horloge venait de se figer et d'emporter sous elle les futurs espérés. 

Il n'y aurait pas de gloire ni pour elle ni pour moi, pas de voyage autour du monde ni de verres sur les toits. Nous étions condamnés et nous regrettions, tout en nous embrassant, ces jours nombreux où par orgueil nous fûmes séparés. Les combinaisons n'étaient pas efficaces, on les avait payé à prix d'or pourtant. Les combinaisons n'étaient pas efficaces, elles fondaient sous le gaz et bientôt notre peau commença à bouillir. Elle n'hésita pas à appuyer sur la tête de la seringue. Moi non plus, même si c'était comme mourir deux fois. 

L'équipe de nettoyage en découvrant nos corps ne vit dans les faits qu'une flaque de chair noire, qu'un lac uni d'épidermes. 

Une série d'éclairs. La peur, la force, la terrifiante envie de subsister ici. Des flocons qu'on jette au feu et qui soudain deviennent des nerfs et des visages. Un estomac vide qui a toujours faim. Des dents apparaissent, des dents apparaissent et mordent le squelette. Ces dents seraient capables d'arracher jusqu'à Dieu. Enfin, une contraction, l'univers qui se replie sur lui-même et ensuite s'étire projetant les étoiles à l'autre bout de lui. Le silence comme seul son audible. Et les dents se réveillent. Et Dieu qui s'endort et ne veut pas voir ça.

Avec ou sans ce mal, je crois que j'aurais tué. Je veux dire, passer toute sa vie à n'avoir aucune prise sur rien, à craindre pour sa peau, pour ses jambes, pour son dos, pour son foie, pour sa vessie et pour son sexe. Craindre aussi de perdre son travail et de ne pas rencontrer de gens suffisamment plaisants. De ne pas lire les bons livres, de ne pas avoir les références qu'il faut, le profil adéquat. Craindre que le bus soit en retard, qu'il fasse mauvais temps, que la crise économique se fasse ressentir sur notre fiche de paie ou que l'eau du bain pour une fois soit trop chaude. Craindre les guerres, qu'un chef d'état d'un pays pauvre ait un accès de folie et appuie sur le gros bouton rouge. Craindre d'être quitté ou de ne pas être aimé vraiment. Craindre que ses parents meurent ou qu'ils vieillissent trop vite. Passer toute sa vie comme ça, entre deux eaux, sans jamais avoir un coup d'avance...Je n'aurais décidément pas pu. Alors j'ai profité de l'effondrement d'une partie de la civilisation. J'ai profité du massacre ambiant pour massacrer de même. J'aurais pu me contenter de briser les vitrines ou de voler l'argent de riches gérontiques. J'aurais pu trouver une satisfaction dans ce besoin désespéré qu'avaient les autres à tout faire pour que tout redevienne normal...

Je me demande pourquoi d'ailleurs ils voulaient à ce point que les choses rentrent dans l'ordre...Eux qui étaient les premiers à se plaindre de tout en temps normal et qui même en plein orgasme ne paraissaient jamais satisfaits. Et voilà que les mêmes se serrent les coudes pour pouvoir, s'il vous plaît mon Seigneur, retourner dans les bouchons, se lever au milieu de la nuit à cause de leur fils qui fait ses dents, imprimer de nouveau trois cents photocopies par jour de factures inutiles. Quel comportement barbare et dénué d'ambition ! Les catastrophes ne sont pas faites pour revaloriser le banal quotidien, elles sont faites pour permettre de le dépasser et de participer à quelque chose d'extrême. 

Pour ma part, l'extrême c'est poignarder. Je vais dans les villes avec mon petit sac, tout heureux de vivre, et je poignarde au hasard les passants souffreteux. Je les vois s'effondrer comme l'ont fait les tours et les supermarchés et je suis fier de moi. Je goûte à la vie-même et partage mon repas avec ces gens qui meurent de ma main. Je sens qu'ils me remercient au fond quand ils s'écroulent, parce qu'après tout, il vaut mieux crever sans prévenir qu'au bout de trois mois d'agonie à cracher tous ses os un par un. Je suis une sorte de bon samaritain, en fait. Un tueur hors pair et un bon gars. Si ce monde survit, peut-être que j'aurais droit à ma statue ou à une rue à mon nom. Et peut-être que les automobilistes, ruminants leurs inassouvissements tout en maudissant la lenteur du trafic, verront tous les matins ma plaque en se demandant qui est-ce que j'ai pu être. 

Féroce volonté d'étriper, de démembrer, de piocher dans les côtes les fluides et les organes.


L'école venait à peine de se terminer. Je traînais les pieds comme jamais. J'avais reçu un avertissement à cause de mon comportement et je craignais la réaction de mes parents, surtout celle de mon père. J'avais peur de prendre une raclée et de me sentir honteux pour le reste de la semaine et par conséquent, dans un cercle vicieux, que mes camarades de classe, reniflant cette honte, me flanquent une raclée à leur tour. 

Je ne le savais pas à ce moment-là mais c'était la toute dernière fois que j'allais avoir peur. 

A reculons, j'ouvris la porte avant de poser mon sac dans l'entrée et de sortir mon carnet de correspondance sur lequel figurait ma pénible sanction. Mon professeur principal avait griffé deux courtes phrases qui insistaient sur mon côté turbulent et sur ma roublardise. Ces phrases étaient écrites avec une morgue et une gravité que Staline aurait certainement applaudi des deux mains. Je connaissais par cœur chaque mot de ce commentaire et j'appréhendais l'impact de chacun d'eux d'abord sur le cerveau de mon père puis sur mes joues d'enfant. 

J'avançai jusqu'au salon comme un pirate sur sa planche tendue au-dessus des squales. Mais il n'y avait personne dans le salon pas plus que dans la cuisine qui était restée malgré tout allumée. Mes parents étaient peut-être à l'étage en train de batifoler, de faire du "remuement" comme ils aimaient à le dire dès qu'ils avaient bu trop. Je trouvais cela dégradant mais quelque part, s'ils étaient effectivement en train de jouer à "mets-toi là où il y a de la place", cela m'offrait peut-être une chance considérable. Car après avoir "emmené le serpent dans la cage", mon père était toujours des plus guillerets et il se pouvait bien qu'il prenne mon avertissement à la légère et se contente de me rabrouer mollement. 

Mais le lit ne grinçait pas, mais ma mère ne criait pas exagérément. J'entendais seulement le silence et le soleil couchant. Curieux, je montai les escaliers doucement afin de ne pas les déranger si jamais ils étaient effectivement en train de "peindre la petite chambre en blanc". Mais toujours rien, seulement la disparition du jour et comme un bruit liquide. Pas un bruit d'écoulement ni de clapotement, un bruit d'absorption, de succion perpétuelle. 

Pour justifier la suite des événements, sachez qu'à cette époque quand on atteignait mon âge, il était tout à fait fréquent d'être obsédé par la chose sexuelle. Alors, même quand c'était vos parents...quand vous entendiez des bruits bizarres, vous aviez envie de savoir...quelle pratique cela pouvait cacher, quel enchantement ou quel charivari ! Voilà pourquoi je ne suis pas redescendu et ai préféré regarder par le trou de la serrure. 

Mes parents étaient bel et bien nus mais ma mère plus que lui. En ceci qu'elle avait le crâne largement entrouvert et que mon père y buvait, son sang, assez avidement.



Nature morte au Hasard




jeudi 6 novembre 2014

Transition

Garry n'aimait rien de mieux que de se masturber deux à trois fois par jour. Cela libérait chez lui suffisamment d'endorphine pour calmer tous ses instincts vicieux et rehausser aussi, d'une perverse façon, son ego suspendu au bord du précipice. De fait, ses envies assassines ou suicidaires diminuaient de moitié dès lors qu'il pouvait se purger à son rythme habituel. Les yeux absorbés par ces reconstitutions éclatantes d'actes de copulation tous plus sauvages les uns que les autres, Garry ne se rendait pas compte qu'il se sauvait la vie à mesure qu'il jouissait.

Bien sûr, il se la détruisait d'égale manière, bien sûr, il aurait été plus sage de sortir, de rencontrer des gens, d'aller à la bibliothèque se cultiver ou de faire du vélo tout terrain. Bien sûr que c'eût été plus sain de collectionner fleurs et arômes en s'adonnant à de longues promenades en forêt, et plus épanouissant de se passionner par exemple pour la mythologie - nordique tant qu'à faire - et de devenir incollable sur le Codex Regius tout en ayant régulièrement des cours de piano avec une professeure aux lèvres permanentes. Mais Garry n'aimait pas ça, Garry aimait voir de jeunes asiatiques se faire chausser par d'illimités membres tout en ayant la main dans son caleçon.

Garry était un produit d'une génération privée d'intelligence réelle. Il était l'un de ses adolescents chez qui l'écran a remplacé le miroir, le livre et le chemin de terre. Un organisme d'à peine vingt ans déjà sur le point de rompre à force d'exister sans grande occupation. Un homoncule qui ne verrait jamais le soleil se lever à l'autre bout du monde parce qu'en quelques manipulations sur son ordinateur, il croyait pouvoir déjà le voir. Une mémoire qui faisait tout pour ne pas se souvenir.

Alors qu'elle en a vu des choses en vingt ans d'existence : des rousses qui boivent dans une coupe la semence de trente messieurs masqués, des noires aux reins de diable fou qui feignent l'apothéose tandis qu'un vieux gaillard s'échine en elles, des centaines de filles aux airs enfantins qui ne tournèrent qu'une fois, un nain monté comme Lautrec, un homme équipé d'une prothèse à la jambe droite faire l'amour à une lycéenne coiffée d'une perruque bleue, des tonnes de sexes énormes et de seins illogiques parce que siliconés, des seins posés et comme morts, des fesses magnifiques qu'on force à s'entrouvrir pour le plaisir de quelques yeux maniaques, des gorges profondes qui se perdent dans la bave ou bien dans le vomi, des humiliations, des crucifixions avec du scotch, de l'ennui, de l'urine, des jours entiers de gros plans inutiles sur les parties intimes des acteurs principaux, de l'amusement, des moments de comédie réussis car mal joués, de la merde, du sang, du sang de première fois, du sang menstruel, du sperme par hectolitres, des femmes enceintes, des filles en uniformes qui ont l'air d'aimer ça, des hommes qui geignent comme s'ils venaient de se faire décapiter un bras alors qu'en fait ils jouissent quatre gouttes compactes, des éjaculations féminines qui mouillent jusqu'à la caméra, des corps bodybuildés, des corps rasés, des corps unis pour de l'argent, parfois même un peu plus...de la gloire, du tapis rouge et de l'estime de soi.

Pétrifiés, fossilisés, semblables aux habitants balayés par la Bombe, les spermatozoïdes s'éteignent au fond de mouchoirs blancs. Avec eux disparaissent des Mozart et des Napoléon, des Véronèse et des Claude Rutilon. Garry ne le sait pas lorsqu'il s'essuie piteusement l'entrejambe mais il a peut-être empêché la pire des dictatures, car peut-être que s'il avait joui au sein de parois vaginales, son amante et lui-même auraient enfanté le démon terminal. Ou bien leur bel enfant aurait été musique, poème et rêve puissant. Il aurait su réenchanter ce monde et tisser de ses doigts la toile des plénitudes...

Garry n'en saurait rien, il n'aurait pas d'enfant.
Ce n'est pas pour autant qu'il n'aurait pas de femme. Encore que, la question se pose.
Cette histoire qui ne commence pas vraiment est, figurez-vous, une vraie histoire d'amour.
De ce genre d'histoire qui change tout et montre, à l'animal, à quel point l'Homme est plus foutu que lui.

Garry était aux abords de sa deuxième masturbation quotidienne et comme souvent, il peinait à trouver la vidéo parfaite. Il lui fallait une fille jolie, naturelle, presque encore innocente bien qu'ayant un regard noir et péripatétique. Il lui fallait un homme bien bâti sans qu'il donne l'impression d'être sous stéroïdes, et il fallait qu'il ait un sexe lourd non circoncis. Ces deux conditions physiques réunies, il fallait que la scène nous offre une belle qualité d'images, des positions variées, de l'intensité et, surtout, une pointe de réalisme au moment où les deux corps céderaient l'un à l'autre. Il fallait des baisers et des mordillements, de la mouille et des halètements. Du réel dans tout ce que cet univers pouvait offrir de plus superficiel, soit l'obéissance de deux êtres humains à leurs instincts procréatifs contre une faible somme d'argent.

Garry était aux abords de sa deuxième masturbation quotidienne et comme souvent, il peinait à trouver la vidéo parfaite. Il aurait pu fouiller dans ses souvenirs afin de palier à ce manque mais il n'en avait pas. Il aurait pu lire plutôt une bande-dessinée d'un des maîtres italiens mais il n'en avait pas. Au bout de vingt et une minutes de recherches infructueuses, il tomba malgré tout sur son clair objet de désir. La vidéo avait pour titre : "Candy Surprise". Son postulat de départ était simple : une jeune étudiante afro-américaine avait un cours particulier avec son professeur, un blanc bec trentenaire aux traits paramilitaires, et ce cours qui restait tout à fait courtois pendant quarante secondes dérivait rapidement vers une scène de sexe extrême. Sur l'aperçu qu'il avait de la vidéo, sur ces quelques vignettes qui défilaient quand il passait sa souris, Garry vit que l'homme avait l'air admirablement doté et que la femme avait l'air d'aimer ça. Il lança donc la vidéo.
Une fois celle-ci achevée, Garry n'avait pas joui mais avait eu, excusez-le, un profond coup de foudre.

La surprise de Candy était qu'en vérité Candy était un homme avec des implants. Un homme avec des implants qui initiait aux plaisirs du derrière notre professeur du dimanche qui n'avait jamais été aussi beau et viril qu'avec un sexe vif enfoncé dans sa chair. Un homme avec des implants et un visage sublime, concentré archangélique de douceurs et de démolitions. Garry était tombé amoureux de Candy. Lui qui n'avait pas pour habitude de fantasmer tellement sur les hommes se retrouvait foudroyé par cet homme modifié.

Garry ne savait rien sinon qu'il désirait voir Candy pour de vrai. Connaître son vrai nom, son vrai goût, savoir d'où elle venait et si elle comptait faire du porno son métier pour de bon. Il avait envie de caresser sa poitrine et puis de la branler, il avait envie de boire du thé en sa compagnie ou d'aller au cinéma voir la dernière adaptation sortie. Heureusement pour Garry, ses connaissances acquises sur Internet et le recoupage des données lui permirent de connaître l'identité de Candy en une heure même pas...

Garry éteignit son ordinateur et respira avec soulagement. Enfin, il savait.
Et pour fêter cela, ce soir-là, il sortit sans penser à quand il rentrerait.


William Blake - Jérusalem