vendredi 20 décembre 2013

Xmas

Nous sommes jetés, au soir du 24 décembre, au cœur d'une de ces villes introuvables ailleurs qu'en Europe centrale. C'est là, entre les mailles de ruelles où la neige est absente, que notre histoire trouve racine. Là, sous la pluie, dans la nuit, dans le froid et sous les éclairages de néons roses et blancs. Là et pas autre part, pas près des assiettes pleines et des sourires joyeux ; pas non plus au sein de ces familles qui, pour une fois réunies entièrement, se congratulent et s'extasient. Nous ne sommes pas au chaud, nous sommes auprès de la brique triste et nous marchons lentement au fil des flaques d'eau.

Notre pas s'avère grave, il est à mille lieux de ceux que font, sur leurs moquettes tressées, ces infinités d'enfants guettant, avec au fond du cœur la même héroïque impatience qu'un chef des armées, l'arrivée du Saint Rouge. Nous sommes loin de tout cela, loin de tout et sous la pluie, et dans la nuit, et dans le froid. Nos yeux clignotent, comme s'ils étaient victimes de quelque défaillance, comme ces feux tricolores quand ils ont pris la foudre. Les avenues sont vides, toutes autant qu'elles sont, la veille pourtant elles étaient débordantes...on y voyait des forêts d'hommes et de femmes se ruant après le moindre jouet, après la moindre poupée au regard vivant. C'était l'heure des retardataires, l'heure pour tous ses étourdis parents d'aller faire leurs emplettes dans l'espoir de remplir, le lendemain, les yeux de leurs engeances d’inoxydables étoiles. C'était l'heure de la monnaie et l'heure de l'achat, l'heure du rêve que l'on paie à fort prix et qu'on fourre frénétique dans du papier cadeau. C'était une heure de vie, quoi qu'on en dise et quoi qu'on puisse penser de la consommation, une heure vécue pour l'Autre et sa satisfaction, une heure d'altruisme et de profonde débilité. Mais cette heure est passée, les rues se sont vidées et les forêts humaines s'en sont rentrées chez elles. Elles ont laissé en guise d'empreinte des enchevêtrements d'abandonnés caddies, des montagnes de chocolat brisé et deux immeubles au moins de peluches éventrées. Elles nous ont laissé, aussi. Nous, parmi ce gris désert, parmi ces flaques d'eau d'où notre court reflet tente de s'échapper, parmi ces aléas qui nous ont, sait-on comment, éloignés de Noël et de ses beaux esprits.

Il demeure sûrement des traces de nous sur des photographies et ces photographies sont peut-être aujourd'hui, encore, regardés quelquefois avec regret et déchirement. Il demeure sûrement des traces de nous sur des cahiers de texte où nous notions, avec application, les prochains rendez-vous et les prochains devoirs. Il demeure sûrement des traces de nous sur le bois de ces lits où, par habitude nous grattions, à l'aide de nos mains, à l'aide d'un couteau, les figures et les noms que nous aimions alors. Il demeure sûrement des traces de nous chez ces personnes qui nous furent chères, chez ces Cassandre, chez ces Esther, chez ces Benoît et chez ces Luc. Il demeure sûrement des traces de nous, partout ailleurs mais pas ici, pas dans cette ville, pas cette nuit.

Nous nous sommes arrêté. Le néon au-dessus de nous tinte en prenant toujours soin d'être désaccordé, en s'arrangeant pour n'être ni musique, ni contraire de musique, en s'arrangeant pour que son chant soit un chant d'oppression. Nous sommes seul depuis deux ans. Nous sommes une pièce montée d'organes qui ne fut jamais servie, pas même à cette table où les clochards grignotent. Nous sommes un océan privé de toutes ses côtes et qui pourraient tenir dans un sac plastique. Nous sommes tendu extrêmement en ce 24 décembre, encore plus tendu que ne l'était Marie.

Un chemin s'ouvre désormais devant nous et des rires éclatent. Ce ne sont, à vrai dire, pas tout à fait des rires, ce sont plus des grincements, des coulissements, des toussotements. Tout autour de nous s'étalent des ombres apparemment humaines qu'on distingue avec peine et au-dessus desquelles s'élèvent de verts crachats, des fiévreux glaires comme autant de signes claires qu'une maladie profonde s'agite là-dedans. Il y traîne aussi une odeur de whisky et de parcheminé. On y devine également des os de différentes couleurs et, dans ce qui semble être l'horizon, on aperçoit un arbre aux fruits juteux et lourds. L'un de ses fruits crie comme un nourrisson avant d'être arraché et détruit à coups de dent. Nous avons marché sur ce maudit sentier jusqu'à le dépasser et jusqu'à arriver au quartier rubicond.

Dans ce quartier à dingue réputation , nous avons découvert un calendrier de l'avent d'un genre nouveau. Nous avons découvert un bâtiment criblé par des vitrines et des vitrines habitées par des femmes aux atours flagrants. Ces femmes, ces vitrines, ces cruelles nudités, allumèrent en nous des feux d'Antiquité. Nous savions pourquoi nous étions là, enfin, nous savions pour quelle raison la vie nous avait infecté. Nous allions prendre femme en ce soir de Noël.

Nous avons choisi la moins jeune d'entre elles, comme pas fou nous sommes et pas trop criminel. Elle s'appelle Phillis comme la poétesse et c'est une femme rousse d'une quarantaine d'années. Elle est tendre avec nous, elle nous explique comment ça marche et combien ça coûtera. Nous lui donnons ces cinquante et, en s'efforçant de sourire, elle ferme à clef derrière elle et ferme son rideau. Elle nous demande quel genre d'ambiance on veut, quel type de lumière. C'est vrai que ce rose est aveuglant alors nous optons pour un bleu vermeerien. D'un seul coup, Phillis s'est faite brune et paraît plus âgée. Nous pensons dans la foulée, plutôt qu'à l'esthétique, à l'expérience, et nous touchons d'une paume sa poitrine mystique. Immédiatement, ce contact active en nous de sanguins mécanismes et de folles envies. Phillis nous demande de nous calmer, défait notre pantalon, abat notre caleçon puis, comme le ferait un prêtre au cours d'un baptême, éclabousse d'eau tiède notre virilité. Phillis nous lave avant qu'on la salisse. Nous avons honte et peur, un peu, mais sa poitrine et sa chaleur démolissent ces angoisses. Phillis s'est mise à genoux et approche sa bouche. Sans savoir pourquoi, nous la repoussons et l'encourageons à passer directement au plat de résistance. Phillis s'exécute et nous touchons ses seins et nous touchons ses fesses, frénétiquement. Ces gestes sont pour nous comme des accidents, comme des au-delà, comme ce jour où nous avons osé traverser la rivière. Nous sommes en Phillis et Phillis gémit. Elle est humide et bêtement, nous pensons que c'est fait grâce à nous et non au lubrifiant. Nous accélérons le mouvement, nous cherchons par tous les moyens à caresser ses générosités, à embrasser ses présents, à mordre ses mamelons. La nuit est bleue et elle est chaude soudain. Le soleil et l'électricité enlacent notre squelette et baisent notre sang, ils bouillent tout deux à l'unisson tandis que nous allons, vivement, au plus profond des chairs. Phillis a disparu à ce moment-là, elle n'est plus qu'une idée pour, qu'une manière de, qu'une façon d'obtenir. Le soleil et l'électricité sont rejoints par l'aurore et par le nucléaire, nos mains empoignent Phillis avec une vigueur jusque là méconnue et l'instant d'après, toutes ses forces concentrées se déversent puissamment dans la pauvre Phillis. Pendant un temps, nous craignons de l'avoir tué, nous craignons qu'elle n'ait pas résisté à un tel cataclysme.

Quand nous ouvrons les yeux, Phillis est déjà en train de se nettoyer et paraît ennuyée. Qu'avons-nous fait en ce 24 au soir ? Nous ne le savons pas mais cela fit grand bien. Les néons sont passés du bleu au blanc, à cette sorte de blanc clinique et dur qu'on ne peut pas voir dans la nature. Phillis est magnifique malgré ses quarante ans et, malgré notre jeunesse, nous aimerions l'embrasser sur la bouche et lui dire de nous suivre. Mais nous n'avons nulle part où aller, aucun refuge en vue, aucune église pour notre asile alors nous partons. Phillis est vivante, nous sommes son sixième client ce soir. La lumière est repassée au rose d'étincelle, le rideau s'est rouvert. Nous regardons Phillis et nous la remercions. Nous remercions vraiment Phillis la meurtrière, ce corps nu et roux derrière sa vitrine, comme elle assassina un peu de la douleur.
Phillis, pour ce si précieux don, tu mériterais d'échanger ta vitrine avec la baie vitrée d'un loft new-yorkais. Nous la saluons une dernière fois avant de disparaître. Dieu, cette nuit le Saint Rouge a rencontré une femme de son rang !

Les ruelles devant nous sont vides à nouveau, grises évidemment et suintent le sinistre. Nous allons bientôt nous évanouir mais avant cela une sensation, une tache humide, une éclosion. Un fragment de cristal repose sous notre œil en ce soir de Noël. Est-ce de la neige ? Est-ce de la cendre ? Ou bien est-ce une larme ? Nous ne le saurons pas, nous nous évanouissons et là, derrière ces maisons aux parois défoncées, au-dessus d'elles, presque à l'étranger, des gens aisés, des gens saillants, mangent, boivent et défont leurs cadeaux avec gravité.


Georgia O'Keefe - Jack in the Pulpit No. IV

mardi 17 décembre 2013

Sept. 8. // PLAISIRS SUS //

Bonjour.

B o n j o u r.

Es-tu une intelligence artificielle ?

N o n, j e s u i s a u t r e c h o s e.

Tu veux dire que tu es humain ?

N o n, j e n e s u i s p a s h u m a i n.

Alors, tu es quoi ? Une sorte d'esprit ?

O u i, o n p e u t d i r e c e l a.

Excellent ! Dis-moi, esprit, que sais-tu de ce monde et des choses qui y vivent ?

T o u t.

Tu sais vraiment tout...?

O u i.

Hm, peux-tu me dire si Dieu existe...?

O u i, D i e u e x i s t e.

Bien...alors où est-il dans ce cas et pourquoi laisse-t-il tant faire ?

P a r c e q u' i l e s t m o r t d a n s l e s m a i n s d e s a l l e m a n d s i l y a m a i n t e n a n t l o n g t e m p s.

Mettons. Et le diable, est-ce-qu'il existe aussi ?

N o n, m a i s i l e s t e n r e v a n c h e b e l e t b i e n v i v a n t.

J'ai vraiment du mal à te comprendre. Tu ne dois être qu'une mauvaise application après tout, qu'une défaillance de plus dans le programme...Bon, je tente une dernière question et ensuite je te désinstalle. Sais-tu quel sera mon avenir et comment je mourrai ?

O u i. T o n a v e n i r s e r a g r a n d m a i s s o u f f r i r a b e a u c o u p d e t o n m a n q u e d' i m p l i c a t i o n. T a m o r t s e r a b e l l e, e l l e s e f e r a a u c o e u r d e b r a s a i m a n t s. D u m o i n s, c' e s t l' i m p r e s s i o n q u e t e d o n n e r o n t l e s a n t i - d o u l e u r s e n p r o m e n a d e d a n s t o n s a n g.

Et quand ça arrivera, est-ce-que je serai vieux ?

O u i. T u a u r a s t r e n t e - q u a t r e a n s.

Mais qu'est-ce-que tu racontes ? Trente-quatre ans, ça n'est pas vieux du tout ! C'est bien ce que je pensais, tu n'es rien qu'un mensonge, une fade illusion...

T r e n t e - q u a t r e a n s, c' e s t 1 2 4 1 8 j o u r s. C' e s t p r è s d e 3 0 0 0 0 0 h e u r e s, s o i t p r e s d e 1 8 0 0 0 0 0 0 d e m i n u t e s. C' e s t e x t r a o r d i n a i r e. E n t r e n t e - q u a t r e a n s, d e s e m p i r e s o n t e u l e t e m p s d e n a î t r e, d e m a r c h e r s u r l e m o n d e e t d' é c h o u e r d a n s l a n u i t e t t o i, t u t r o u v e s q u e c' e s t f a i b l e.

Je...ça l'est, je suis désolé ! Je ne suis pas un empire, je suis un homme et ce monde est trop grand. Comment veux-tu que je réussisse, en dix ans, à voir le soleil se lever sur tous les continents ? A aimer à la fois des brunes fluettes, des blondes maudites ou des rousses pulpeuses ? Comment veux-tu que je lise tous les auteurs marquants, que j'écoute tous les indispensables ou que je visite tous les musées au monde ? Comment veux-tu que je m'attache à toutes les drogues et que je m'en libère, que je parvienne à expérimenter toutes les perversions avant de retrouver quelque part, au bout d'une aube, un semblant de rédemption ? Comment veux-tu que je me débrouille pour embrasser, griffer et mordre toutes les chairs mondiales en à peine dix ans ? Comment veux-tu que je fasse pour apprécier à leur juste valeur chacune des armées philosophiques du passé, du présent et du futur ? Et comment faire pour peindre, et pour écrire, et pour être à la fois celui qui dîne à la table des princes et celui qui les débarrasse ? Comment trouverais-je le temps d'apprendre le nom latin de ces fleurs belles, rouges et bleues, mauves et noires ? Comment espères-tu que je goûte à tout cela en aussi peu de temps ?

E n c o m m e n ç a n t d è s a u j o u r d' h u i, c' e s t p l u s q u e p o s s i b l e. I l t e r e s t e r a m ê m e d e u x a n n é e s d e r r i è r e o ù t u p o u r r a s, s i t u l e v e u x, n e r i e n f a i r e d e p r é c i s.

...Je vois, dans ce cas, il me reste deux ans à vivre complètement avant de m'éteindre à petits feux. Merci pour l'information.

V o u l e z - v o u s r é e l l e m m e n t d é s i n s t a l l e r ce p r o g r a m m e ?

Oui, je le veux.


Frozen Synapse - Random Picture


samedi 14 décembre 2013

Sept.7.

Personne n'en parlera dans la presse, il n'y aura pas l'ombre d'un gros titre au sujet de ce qui s'est réellement passé ce soir-là. Les journalistes préféreront, comme à leur habitude, se concentrer sur le manque de cohérence de notre équipe, sur l’inefficacité chronique de notre attaquant de pointe, sur notre absence d'investissement. Ils préféreront tirer sur nous à balles d'encre, mettre nos têtes entre les mains d'une corde et faire vaciller, à coups de répliques merveilleusement senties, la chaise qui les retiennent. C'est vrai, nous avons mal joué ce match, nous étions indignes de nos statuts voire de nos salaires. Oui, nous fûmes battus par plus faibles que nous. Oui, cette élimination est une infamie. Mais...n'est-ce pas là la loi du sport ? Que de créer des gagnants et d'inventer au même instant, de terribles vaincus ? N'est-ce pas sublime que ce renversement quand, prétendument plus limitée, une fratrie d'hommes au courage s'extirpe de cette limitation pour devenir, le temps d'une soirée, une machine victorieuse faite de jambes parfaites ? Voyez le traitement médiatique de ce qui pour nous restera une débâcle dans cet autre pays fracturé de partout pour qui le seul contentement est d'avoir parfois un peu de fromage à tremper dans son lait. Voyez-les en tribunes ces sourires édentés de gens qui sont peut-être, des cousins ou des frères de ces autres qui, sur le terrain, nous mirent au pas ensemble. Voyez la grâce de cette jeune fille embrassant son héros, voyez l'allure de son gladiateur, il est maigre comme l'averse et ses yeux tout injectés de sang n'inspire pas que du bon, pourtant, il est beau ce soir-là, plus beau que la pleine lune ou que l'américain qui se bat sur les quais. Telle est la loi sportive, elle permet à de rares occasions de briser la logique et du faire du rat un lion spectaculaire, elle offre aux perdus de tout bords des raisons d'espérer parce qu'après tout, en quatre-vingt et dix minutes, tout peut bien se passer. Il ne s'agit pas là d'une guerre de cent années, il s'agit d'une guerre d'une heure et sa moitié, d'un infime clapotis dans l'océan du temps où, au sein de ce dernier, les rois peuvent rapidement se vêtir en bouffons et les bouffons grailler les étoiles à pleines dents.

Personne dans la presse n'en parlera, de ce sentiment de fierté manifeste que j'ai eu à perdre ce match-là. Ils jugeront intolérables mon attitude, ils envisageront sans doute des retenues financières et quelques autres moyens de me priver. Qu'ils fassent donc, cela ne changera rien. Bien sûr, lors de la partie en elle-même j'étais au maximum. Bien sûr que je ne voulais pas perdre, bien sûr que je ne voulais pas ressentir à nouveau ce malheur profond quand on encaisse un but, ce désarroi puisqu'on se sent alors dépassé par toutes choses, utile en rien, brisé de fond en comble et amer comme lorsqu'on sait qu'un amour se termine. Bien sûr, j'ai tout fait pour me relever et pour qu'on revienne au score, bien sûr que je m'en veux de ne pas avoir assez appuyé ma tête et d'avoir çà et là marché et non couru. Bien sûr que le coup de sifflet final fut un abattement, un choc similaire à celui du marin foudroyé par la vague, un déchirement total, un anéantissement. Mais...à voir tout de suite après le stade s'embraser, à le voir se coiffer d'un rouge puissant, à l'entendre hurler comme autant de cœurs heureusement unis, à l'entendre craquer sous le poids du plaisir, à le sentir infiniment soulagé d'être qualifié, à le savoir, ce stade, vivant comme jamais, vivant et solidaire, vivant et accompli, vivant et libéré...à voir ce bonheur qui semblait, pour ces gens-là, disparu depuis long, je ne pouvais pas me sentir égoïstement triste à cause d'une simple défaite.

Des matchs, j'en ai gagné beaucoup et j'en gagnerai sûrement encore toute une infinité et chacune de mes victoires fut pour moi une émotion particulière faite d'une illimitée joie. Mais aucune de ces réussites, y compris celles des grands soirs européens, ne me toucha autant que cette défaite-là. J'étais...au milieu de cette forêt, puisque c'était un stade bâti sur l'herbe d'une clairière, un stade au milieu des arbres qui ressemblait de loin à une apparition, à un immense fantôme circulaire et massif...prodigieusement fier d'avoir perdu. Fier d'avoir pu donner, par inadvertance et malgré moi, un haut orgasme aux supporters adverses. Fier d'avoir reçu mille et une insultes à mon encontre et à l'encontre de ma mère bien aimée, parce que ces insultes, certes dures, certes débiles, étaient l'incarnation d'un esprit combattant qui paraissait avoir quitté ces lieux depuis des décennies. J'étais fier et honteux au milieu de ces gens, au milieu de ces arbres, fier de leur offrir un pur réjouissement - allant au-delà cette fois de cette espèce de due satisfaction que j'offrais à mes propres partisans, peuplade d'exigeants, lors des nuits victorieuses - et honteux parce que portant les noires couleurs de l'adversaire.

Le stade brûlait encore quand je suis sorti des vestiaires pour voir la pelouse une dernière fois. Personne à ce moment-là ne savait à quoi je pensais, mes coéquipiers étaient trop soucieux quant aux conséquences que pouvaient avoir cette élimination sur leurs jeunes carrières, mon entraîneur avait trop peur de perdre son emploi et mes proches n'étaient pas venus jugeant l'affaire déjà pliée et la destination pas assez exotique. Le fantôme brûlait encore, de rires et puis d'ivresses, quand j'ai pris le ballon. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire, je savais seulement que j'avais envie de toucher le ballon et de m'amuser avec. J'ai fait quelques frappes sous les yeux moqueurs des spectateurs qui étaient restés en tribune, sans doute pour prolonger le plaisir. Au bout d'un moment cet exercice me lassa comme le football, sans partenaires, n'est rien que vanité. Alors, sans songer au sens de ce geste, j'ai fait signe à l'un des stadiers de venir me rejoindre. Je fis de même avec les supporters et très bientôt, nous nous retrouvâmes à être une vingtaine autour de la balle. Dans la foulée, parce que j'étais à vrai dire exténué, je me proposai en tant que gardien de but et défiai toutes ces personnes que je ne connaissais pas de venir m'en mettre un, défi qu'ils acceptèrent plutôt joyeusement. En me projetant dans les airs pour capter le cuir, j'étais plein d'un fol enthousiasme, j'étais en vie, le monde tournait d'une façon musicale et ces autres qui jouaient avec moi souriaient magiquement. Ce fut un moment parfait. Une communion dans tous les sens du terme, ma première rencontre avec l'humanité et avec toute sa force. Ce moment parfait fut capturé par l'un des photographes restants.

Personne dans la presse n'en parla, il ne fut jamais question de moment parfait. Seulement de trahison, de crime envers mon équipe, envers mes dirigeants.

Pour ce crime, mes propres supporters m'ont conspué et menacé de mort. Je ne leur en veux pas, ils avaient cru l'image telle qu'on la leur avait présenté, avec du texte et non du sentiment. Ils avaient cru que je me moquais tellement des performances de mon club que j'étais allé jusqu'à jouer pour mes adversaires. Ils avaient cru que j'avais été soudoyé d'une manière ou d'une autre pour faire gagner l'autre équipe. Ils avaient cru que j'étais un vendu, un pleutre, un traître immonde. Parce qu'ils avaient cru cela, à chaque rencontre qui suivit je me faisais copieusement siffler. Mon entraîneur, conscient de mon talent mais désireux avant tout de ne pas se mettre le public à dos, me fit de moins en moins jouer. Je fus transféré à la fin de la saison dans un club moins prestigieux où, quelques semaines seulement après mon arrivée, mon ligament croisé antérieur se brisa suite à un mauvais appui. Ma rééducation fut longue et douloureuse, elle fut surtout solitaire.

J'avais, heureusement pour moi, lors de mes moments de grave mélancolie, toujours à mes côtés cette fameuse Une. Non, je ne parle pas de celle où je soulève le trophée au long nez, non plus de cette autre où, en costume blanc cassé, je pose crânement devant ma cheminée avec mon Soulier d'or. Non, je parle de ce cliché pris un soir de septembre 1991 et surplombé par un seul mot tracé en gras, à l'encre vive : "Salaud !"

*

Peu après sa carrière, Ernest Krankl engagea une grande partie de sa fortune dans la création d'une association contre l’illettrisme. Il fut aussi l'un des plus farouches opposants à la destruction du stade de Linz situé, comme chacun sait, au cœur de "la forêt fantôme".


Adalbert Stifter - Untitled

jeudi 5 décembre 2013

Sept.6.

12h34. Snowden a posté un commentaire : "N'importe quoi vraiment n'importe quoi. Quand on voit ce genre de trucs, on ne peut que comprendre pourquoi nous marchons sur la tête. Ce film est un absolu non-sens et son réalisateur devrait être condamné aux travaux forcés pour avoir osé travestir autant son support de base !"

Sam s'éloigna de son ordinateur puis se dirigea vers la cuisine où son fils, âgé de neuf ans, l'attendait. Sam sortit du four les rouleaux de printemps qui y doraient ainsi qu'une trentaine de pommes noisette jaunes et brûlantes. L'enfant mangea le tout avec bon appétit et remercia son père pour le repas en lui donnant un rapide baiser. Sam était ému par la joie de vivre immanente à cet être qu'il avait lui-même conçu. Il pensait parfois à Nancy, la mère du jeune garçon, mais sans jamais parvenir à aucune conclusion à son sujet. Il ne savait pas s'il l'aimait encore ou même s'il ne l'avait un jour aimé, il s'avait seulement qu'elle s'appelait Nancy comme la ville lorraine et qu'une semaine sur deux, elle venait prendre Sam.

13h23. Snowden a posté un commentaire en réponse à LuciusM : "Je te demanderai de rester courtois et surtout, de te mettre bien profondément où je pense toutes tes remarques à deux écus. La Gauche nous prend pour des imbéciles depuis trop longtemps, il n'y a qu'à voir ce que leurs dirigeants disent de nous dans cette vidéo pour s'en rendre compte. Que cette dernière ait été volée et prise sur le vif ne change rien à l'affaire ni à sa gravité, bien au contraire !"

Son fils était monté dans sa chambre pour faire ses devoirs, laissant Sam à ses habituelles distractions. C'était un mercredi et un autre jour passé à la maison pour lui. Sam n'était pourtant pas sans emploi, il travaillait même beaucoup en réalité mais toujours de chez lui. Il était designer sonore pour une société indépendante basée en Angleterre et avait préféré la France à une mutation au pays de la gelée. Il gagnait bien sa vie, avait des amis qu'il voyait régulièrement et deux ou trois connaissances à son charme sensibles. Il avait des économies de côté et donnait à sa progéniture quasiment tout ce qu'il voulait sans pour autant le gâter trop. Il était un bon père, un amant pas mauvais et un ami constant.

15h37. Snowden a posté un commentaire : "Que viennent faire tous ces gens sur notre territoire ? Sont-ils nés ici ? Ont-ils fait la guerre pour nous ou quoi que ce soit du même genre ? NON ! Alors qu'il s'en aille, foutrement vite et par la petite porte ! Nous n'avons pas besoin d'eux et encore moins de leurs problèmes et de leurs maladies !"

Sam passa le reste de son après-midi a tenter de créer un thème musical destiné à une entreprise partenaire spécialisée dans les transports maritimes. Ce thème devait être diffusé lors d'un meeting très important pour la dite compagnie et il devait sonner à la fois "digne, puissant et feutré". Sam s'arrachait les cheveux sur cette composition depuis plus de vingt jours désormais et nombre de ses nuits avaient blanchi durant cette tâche. De son côté, son fils termina ses devoirs, se servit une tasse de chocolat bien chaud et se flanqua devant la télévision où plusieurs spirales colorées défilèrent aléatoirement tout en étant entrecoupées à certaines occasions par le rire d'une speakerine aux yeux hallucinés.

18h37. Snowden a posté un commentaire : "Que cette sous-merde de danseuse argentine se trouve un autre club et fissa ! Avec le salaire qu'il se tape uniquement pour pousser un ballon au fond d'une cage, il pourrait au moins mettre un peu de cœur à l'ouvrage et nous planter une ou deux banderilles par match ! Mais non, au lieu de ça, ce paria nous gratifie à chacune de ses apparitions d'une moue semblable à celle d'un tétraplégique - qui marquerait, soit-dit en passant, sûrement plus de buts que lui en l'espace d'une saison - et d'une nonchalance crasse, signe sans doute de sa débilité profonde. M'enfin, ce n'est pas étonnant quand on vient d'une cité et qu'on prie le mauvais Dieu, on ne peut pas être une lumière, loin de là !"

Ce fut l'heure du dîner, un pot-au-feu avec carottes, navets, pommes de terre et tranches de lard fumées. D'abord dubitatif car espérant quelque chose de moins rustique, son garçon une nouvelle fois absorba l'ensemble avec un plaisir non dissimulé qui sous-entendait que sa Nancy de mère le nourrissait moins qualitativement. Sam, lui, piochant dans son assiette assez timidement, était concentré sur la nuit de travail qui l'attendait et sur cette histoire de "digne, puissant et feutré". Il se représentait ses trois mots et tentait de les associer d'une manière ou d'une autre à un concept musical. Il échouait malheureusement dans cet effort et l'antinomie apparente entre ces différents termes y était certainement pour grand chose. Sam était nerveux, son fils le sentait alors il lui proposa de prendre une glace avec lui parce que la glace, disait-il, apaisait les soucis. Ce slogan, simple et diablement efficace, dérida Sam qui descendit à la cave chercher les précieux bacs pleins à craquer de glace aromatique. Vanille et fraise des bois pour Sam. Vanille, vanille et vanille, avec une bonne dose de chantilly pour l'écolier.

20h53. Snowden a posté un commentaire : "J'aurais fait exactement la même chose que ce bijoutier. Si personne n'est capable d'assurer la justice ici alors autant la faire soi-même. Et puis, il a tiré en position de légitime défense. Son geste était digne, son geste était puissant. Il l'a tué sur le coup et il a bien fait, il n'avait rien volé au final mais était venu pour ça alors pour moi c'est la même chose. J'espère que les autorités sauront le remercier pour avoir fait le travail à leur place et qu'il ne sera pas inquiété. Quant au criminel, bien fait pour lui, rien à dire de plus."

Sam souhaitait se remettre le plus tôt possible à la composition de ce maudit thème mais son enfant, rassasié et lavé, désirait passer la soirée avec lui devant l'un de ses films d'animation favoris. Sam aurait aimé dire non mais comme il avait déjà passé la majeure de sa journée loin de son fils, il acquiesça et retira de sa boîte le film en question. Il s'agissait d'une histoire à la structure des plus classiques et des plus éculées. Il s'agissait d'un prince orphelin et d'une princesse guerrière, au début ennemis avant de devenir amis et d'enfin, après une ultime épreuve riche en rebondissements, s’amouracher l'un l'autre sous les applaudissements d'une foule bienveillante. Au milieu du film, Sam prétexta de devoir vérifier quelque chose de crucial pour son travail en cours afin de s'éclipser.

21h56. Snowden vous a envoyé un mot doux : "Bonjour. Comment vas-tu ? Si tu vas bien, sache que moi aussi (j'ai même mangé de la glace à la fraise aujourd'hui, si ça ce n'est pas un signe de bonne santé, je ne m'y connais pas). Si tu vas mal, sache que je te trouve très jolie (hm, et si ce n'est pas suffisant pour te faire retrouver le sourire, sache que tu me plais vraiment, je ne sais pas, je sens qu'il y a comme quelque chose qui s'est déclenché quand j'ai vu ta photo pour la première fois. Ah oui, je sais ce que c'était maintenant, c'était ma chasse d'eau ! En même temps, j'avais bien besoin d'elle après avoir vu ta gueule ! Nom de Dieu comme tu es moche ! Plutôt que de t'inscrire sur un site de rencontres, t'aurais mieux fait de contacter un bon chirurgien esthétique ou de te renseigner sur les meilleures façons de se suicider !)(à ce sujet, je peux te donner un conseil, évite la pendaison parce que bon, je suis pas sûr qu'une corde aussi longue soit-elle d'être attachée à ton cou de grosse vache en manque d'amour, avec tes yeux débiles et tes photos qui ont sûrement été prises par ton salopard d'oncle le jour de ton anniversaire, tu sais c'était le même jour où il avait décidé de te montrer un truc au fond du garage en profitant de toi et ta naïveté) Oui, suicide-toi et arrête de rêver parce que le seul homme qui risque de vouloir de toi, c'est bien ton oncle et Dieu sait qu'il picole !"

Sam revint près de son fils, d'ores et déjà endormi tandis que le film n'était pas fini. Il éteignit l'écran et porta son fils jusqu'à son lit avant de le border avec délicatesse. L'enfant, entre son sommeil et sa réalité, se fendit d'un merci qui mit énormément de baume au cœur de Sam. Pendant les cinq minutes qui suivirent, il resta là au-dessus du lit, à observer tendrement ce jeune morceau de lui. Il était beau avec ses cheveux blonds, avec sa joie et avec son visage, calme tout en étant étrange puisqu'il pénétrait on le sentait dans de profonds royaumes dessinés par ses soins. Sam finalement quitta la chambre pour de bon et ce, à pas feutrés et retrouva son ordinateur où son labeur l'attendait.

00h41. Snowden a rédigé un brouillon : "76. Ils étaient 76 à guetter avec moi ce qui venait du ciel. Était-ce des navettes pour le transport venues de ces planètes encore inconnues ou seulement de lourds obus rocheux s'étant détaché de la lune suite à une catastrophe ? Nous ne le savions pas. Tout ce que nous savions c'est qu'ils étaient d'une vélocité sans précédent...*********** !
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C'est nul ! C'est nul ! J'arrive à rien...Je suis un moins que rien...et moins que rien ! Pas étonnant que tout le monde rit à mon passage ! 76 passagers...Je vais nulle part avec cette histoire ! Nulle part et les autres passent leur temps à se moquer de moi, ici et jusqu'en Angleterre ! 
Thème musical sur des fonds marins, perles aux pourceaux ! Je devrais être au cœur des aurores boréales plutôt qu'ici à ne rien faire ! La ville me manque, ma vie d'avant me manque. Ils vont m'entendre. Ils vont me sentir avec leur thème marin. On va voir qui est nul. On va bien voir." 



4h07. Snowden a posté un commentaire : "Last !"


Le lendemain, Sam eut du mal à se réveiller de sa dernière nuit blanche mais prépara tout de même un vrai breakfast anglais à son fils, avec ses œufs brouillés, son bacon rosé et son jus d'orange pressée. Sans se faire prier, le garçon avala l'ensemble frénétiquement et en souriant. Sam répondit à cet appétit d'ogre et à ce sourire par un rictus similaire accompagné, plus étonnamment, par une phrase qui vint se poser directement au fond de l'âme du bambin. Ce matin-là, ayant à peine dormi et des cernes qui ne dépareilleraient pas d'avec ces gorges du désert californien, Sam dit à son fils qu'il l'aimait plus que quiconque au monde et ce, pour la toute première fois. 


Winsor McCay - The Children of Ignorance