mardi 30 mars 2021

Diane

Des créatures terrestres aux visages à demi-défoncés, comme si des ados armés de feutres, au lieu de dessiner sur eux des boucles imitant l'apparence d'une verge, s'étaient appliqués à creuser, martyriser leur chair, avant, forfait fini, de rassembler vite fait bien fait les pièces du puzzle. 

Tout le monde connaît l'histoire du tueur à la petite cuillère, et comme elle est longue et laborieuse, alors imaginez le tueur au stylo-feutre ! C'était néanmoins l'impression que me faisaient ces gens, d'avoir été victime d'une torture infinie, comme celle d'essuyer un éclat d'obus emportant la mâchoire puis de travailler trente ans avec les meilleurs chirurgiens afin de la refaçonner pour finir par la reperdre en plein Paris à cause d'une balle allemande. De loin pourtant, on ne remarquait rien, à part peut-être que la joue droite était un poil plus gonflée que la gauche. 

Mais en se rapprochant assez près, disons au point de pouvoir apprécier la couleur de leurs yeux, il était impossible de ne pas deviner les cicatrices, les traces obscures de broches ou d'agrafes, et ces morceaux d'épaule déplacés au niveau du menton, quasi parfaite illusion de menton mais faisant malgré tout un tout petit épaule. Ce qui choquait cependant davantage n'était pas d'ordre graphique. Non, c'était plutôt une enfouissure, "un secret mystérieux" pour citer La Palice. Non c'était de voir, sous l'habile macramé fait à partir du tissu exfolié soigneusement regreffé, comme une sorte de cumulus, d'orage-même, de battement de cœur caché, qui vous marquait le regard jusqu'à fascination. Comme si quelqu'un d'autre vivait sous la première couche de chair présentée. 

Quel diable logeait là ? A l'abri dans la cloche de ces peaux malheureuses déjà maudites une fois. 

La physiognomonie et son dérivé proche qu'est la phrénologie firent énormément de mal avant qu'Hegel et, plus globalement, l'expérience de la vérité nous remontant des camps, ne destituent heureusement es théories Lavater, le jetant aux oubliettes malgré l'accrobranche féroce de successeurs miteux (Louis Corman le premier, des palanquées de russophones ensuite). Alors croyez-moi si je vous dis que mon désir le plus éloigné serait d'emboîter le pas à ces simplets à blouses blanches ayant cru bon de croire - et cela pendant si longtemps ! - dans la définition du faciès, celle potentielle de l'âme ou tout du moins une idée quant aux intentions et/où quant à l'état de la santé mentale. 

Néanmoins, il m'était difficile en face de ces créatures terrestres aux visages à demi-défoncés de ne pas ressentir, ne serait-ce qu'instinctivement, un micron d'adhésion en faveur de ces réflexions d'un autre âge. Car, pour y revenir, leurs fronts, leurs joues, leurs tempes, à ces gens-là bouillaient littéralement ou semblaient servir d'hôtes à une espèce de poisson fort vivace. Cela bougeait sous eux, sous l'os et au hasard. et dès lors, comme dit ci-dessus, il devint difficile pou moi de ne pas imaginer quelque lien tacite entre ce cumulus, cette grenouille, cette carpe koï, circulant librement dans leurs traits, et le possesseur - fut-il anciennement supplicié - de la gueule en question. 

Mais puis d'ailleurs d'où venaient-ils ces gens ? De quelles terres ou bateaux ? Je veux bien qu'on m'explique quel type d'autorités autorisèrent à débarquer ces faces de cauchemar...

*

L'explication ne viendra jamais. Autre chose à foutre. L'est pas dit de toute façon que vous la méritasses. C'est que j'ai vu moi, en guise d'archipels sidéraux, de ces soleils couchants sur la peau d'une femme et de ces femmes couchants sur la peau du soleil (elles y ont brûlé mais c'était beau comme d'apprendre à lire) et qu'il m'apparaît nettement plus utile à la pérennité de les narrer ces astres plutôt qu'une énième histoire vague. Alors je commence. 

J'avais peu d'espoir ce soir-là, à quelques heures du début de cette nuit me conduisant dans un rêve éveillé. Je sortais il est vrai de nombreuses casquettes et d'un gros grand amour m'ayant mis à plat ventre. Mais quand même, ça n'excusait pas tout. Normalement l'espoir doit affluer toujours parce qu'enfin, c'est lui qui...Enfin sans lui nous ne sommes rien que des éviers bouchés dans lesquels on tente en vain de verser de la soude. Certes j'avais souffert mais l'espoir justement est bien cette substance qui perle au-dessus des gouttes de sang, qui les rendent lumineuses avant qu'elles ne noircissent. Sauf que l'espoir moi niet en ce temps-là. La faute à trop de rencontres avec cet enculé qui parle à l'intérieur. Avant, j'arrivais à le fuir, à lui glisser de temps en temps entre les pattes. Mais à cette époque-là, c'était tête-à-tête sur tête-à-tête avec cet enculé. Il me lâchait pas d'une semelle, et il parlait, parlait, parlait sans cesse. Et le problème, c'est qu'il parlait comme un père. Enfin, comme certains pères quand ils croient qu'ils n'aiment pas leur môme juste parce qu'ils n'aiment pas leur femme ou leur vie de l'instant, parce qu'en vrai, ça s'aime toujours un môme. Ou en tous cas ça devrait. Et donc l'enculé me parlait pareil à ces pères-là : "T'arriveras jamais à rien !" ; "T'es vraiment la pire des inventions." ; "Je parie que même les clochards ont de la peine pour toi." ; "Poule mouillée sans valeurs, comment peux-tu quérir encore les embrassades ?" * (c'était le printemps surtout qu'il me parlait comme ça avec un tel lyrisme). De quoi regretter de pas être né morceau de bois ou lézard ! D'autant que c'était tous les jours et les heures : je me baignais dans ses gueulantes, reniflais dans ses sermons, bandouillais dans sa haine. Quand je me faisais des pâtes, l'enculé arrivait à enrouler Dieu sait comment les tagliatelles dans mon assiette de telle sorte que j'y lise "Petite Merde". Il en était à ce niveau de compétence et à ce degré d'abnégation quand ce soir-là, à quelques heures du début de cette nuit me conduisant dans un rêve éveillé, je pris le métro comme en rasant les murs. 

La suite c'était un bar et l'apparition d'une femme plus grande que moi qui, parce que ce monde est bien fait quelquefois, ne savait rien du tout de mon enculé intérieur. Et mieux encore, elle n'en sut rien jusqu'au bout alors que généralement après une heure à faire des allers-retours dans mes yeux on le croise forcément. C'est une affaire de lueur, un peu comme pour celle du sang et de l'espoir. On devine une extinction signalant ma tristesse et depuis cette tristesse, la présence permanente de l'enculé hâbleur. Ou tout du moins on capte qu'un truc cloche sérieusement et que là où certains se tapent des coups de blues, chez moi, ça tiendrait plus du passage à tabac. KO par le malheur. Et bon, il y a des natures médecines, des essences abbesses, mais d'une peu me chaut que d'être un chat plus plus ou le sujet des ragots homéliques, de deux, c'est pas ici la norme. Ici, Paris, vingt-et-unième siècles, on se bouffe entre nous pour une omelette ratée (je le sais, je l'ai vécu !) alors...

Heureusement cette femme était plus grande et c'est sans doute, justement, à cause de sa hauteur, que son regard n'a pas pu pertinemment me voir. Sur ce malentendu, aidé aussi peut-être par la bière, nous nous sommes embrassés (et j'ai senti à ce moment-là mon enculé intérieur se renfrogner d'abord et puis se mettre en boule, fini et piétiné comme un hérisson mort). L'haleine de cette femme plus grande avait le goût mélangé de la bière et de la cigarette, soit, en temps normal, une décoction d'égout, un arôme de cimetière. Là c'était paradis. C'était aussi bon qu'un long café liégeois ou qu'une tarte au citron quand la crème est épaisse et le citron pas trop citron. C'était soleil couchant son corps dans mon palais, et moi, évidemment aussi que j'y brûlais ! 

Je n'en croyais pas mes yeux qu'un tel soleil abonde en une heure si tardive, d'autant que si je me souviens bien, aux saveurs de la fumée et de la céréale s'était jointe celle plus fraîche de la menthe. Oui, si je me souviens bien, cette plus grande femme devait fumer des mentholées. Et si je me souviens encore mieux, le tout avait un peu le goût de mon premier baiser, quand au lycée (si tard !) Anaïs m'avait donné à boire sa bouche après avoir mâché longuement un chewing-gum Hollywood. Ce n'était pas si mal ce baiser malgré les circonstances un peu forcées (ma cousine, amie d'Anaïs et me sachant en peine, avait arrangé l'affaire). Madeleine de paradis donc que cette nouvelle galoche inespérée. Madeleine bientôt devenue le paquet tout entier ! 

Le mieux dans les paradis, c'est quand ils continuent... et ce soir-là, cette nuit, d'une richesse imprévue, c'est peu dire qu'Edens continuèrent... En deux temps trois mouvements j'arrivai dans la chambre de Diane, juste de quoi traverser une rue et demi, devisant platitudes. Juste de quoi longer un parc vide de tous ses occupants. Et nous voilà dans sa ruelle, calme impasse italienne. Elle n'avait pas beaucoup d'argent mais du goût c'est certain en matière d'adresse. Pour ce qui était de la chambre, elle était réduite mais bon, vu qu'on ce comptait y faire, à peine cinq mètres auraient suffit. 

Après quoi nous le fîmes et ce différemment d'avec mes maigres habitudes, en cela qu'avec Diane, je n'eus aucun contrôle sur les opérations. J'étais, je fus sa chose, happé, râpé, frappé, bousculé sur les murs de sa gorge et contre les délicieuses ventouses de son sexe. Elle m'aspira rude, me roua de tendresse, comme affamée, comme se vengeant sur moi, via moi, de mille nuits solitaires. Un tel traitement m'effraya tout d'abord et puis... tant ébahi déjà par sa beauté que par les fracas mentholées de ses lèvres, j'ai fini par m'y mettre, par y être avec elle, quitte à sortir de cette étreinte comme sortent les corps, morts et suppliciés, d'une Vierge de Fer. Griffures, suçons (nous y reviendrons), étranglements et claques, tout y passa merveilleusement. Et dire que quelques heures plus tôt, nous bavassions sur Rilke ! Et dire qu'encore quelques heures plus tôt, je songeais à l'achat d'un nouveau shampoing maigre tout en me détestant ! Maintenant une main inconnue serrait ma pomme d'Adam tout en déboîtant son bassin à un rythme soutenu, maintenant, assise sur moi, elle dansait brusquement et ma queue, elle d'habitude si prude, presque engin d'abbaye, avait l'impression de goûter au galop d'un Centaure. Labouré petit homme, je me sentais ridicule mais heureux alors qu'auparavant, avec toutes les autres, aux moments les plus beaux, c'était l'inverse qui signait mon cerveau, je me sentais heureux mais ridicule. 

Ridicule mais heureux m'étant préférable, cette expérience avec Diane, la grande femme, me fit découvrir une appétence pour la soumission, ou plutôt pour le fait d'être dominé légèrement, mouchoir au gré du vent. Après cette nuit extrême, du moins pour moi, j'eus le désir de remettre ça. 

Voire, voire, voire, de lui écrire des joliesses. C'est qu'au-delà du sexe, et au-delà de la violence, il est qu'elle me supplantait intellectuellement aussi. Fait rare et magnifique. Alors famine vint vite, alors lui écrire, alors, alors, alors, construire. Oui, rapidement, d'un seul coup, j'eus l'envie, d'un simple crépuscule partagé plaisamment, de bâtir des pont-levis, des tours, des citadelles, des villes, rien que pour nous. 

Diane fut peu séduite. 

On se "quitta" au bout du deuxième rendez-vous, le temps pour moi d'avoir retenu le nom des plantes animant le balcon de sa petite chambre, on les appelait des succulentes. 

Sur quoi, outre un autre épisode que je raconterai, l'enculé intérieur sortit de son coma juste une semaine après le refus, poli, de la grande femme. Je le vis apparaître tandis que je lisais, en ceci qu'un paragraphe entier disparut de mon livre. J'étais distrait. Je pris le parti de le relire du début, lentement, avec application, d'un mot à l'autre sans me presser. Mais dès la deuxième phrase, le reste du paragraphe allait s'évanouissant. Je pensais à autre chose. 

Mais à quoi ? 

"A moi !" dit l'enculé intérieur armé de son plus beau sourire et dansant des claquettes sur la page. 

Sa punition fut lourde ! 

*

L'autre épisode eut lieu dans la foulée directe de ma nuit barbare avec Diane. Directe c'est-à-dire que je sortis de chez elle à midi douze et qu'à midi treize, j'étais déjà en route vers une autre ! J'étais pervers sans doute. Toujours est-il que je dus sprinter quasiment pour arriver à l'heure à la gare de Lyon, là où l'autre devait surgir, revenue de Marseille et de chez un ami. J'avais le corps vide et parfumé encore des effluves de la veille, j'avais des yeux que je m'imaginais d'un charme extraordinaire, mi-pupilles dilatées de fatigue, mi-frappés par la découverte (je veux qu'on me domine !). Passant comme un flocon dans les couloirs des différentes stations, je me pensais remarquable au point que les femmes devaient, c'est sûr, se retourner sur mon passage. Je me pensais Jean-Baptiste Grenouille laqué de sa lotion macabre, cadre sortant de chez son coiffeur favori, jeune femme avec dos-nu et une paire de tennis. Je me pensais irrésistible, Narcisse mais en mieux, comme s'il avait bu tout l'eau de son mirage histoire encore d'orgueil se remplir. Je me pensais Miracle et c'est miraculeusement que je trouvais Patience, en train de feuilleter, un Nothomb (le huitième dans l'année) à la Fnac. Je n'avais que cinq minutes de retard. 

Certes, par le passé, j'avais attendu des trains et des avions pour elle avec une heure d'avance afin de lui assurer l'ampleur de mon amour et de mon engagement. Mais, c'est le passé et cinq minutes de retard, c'est pas non plus de quoi décemment m'en vouloir. De fait, elle ne m'en voulut pas et parut même ravie de me revoir. 

Elle avait dans sa tête des images de soirées marseillaises (potentiellement torrides, probablement fort calmes). 

Moi j'avais dans ma tête les baisers coups de poing américain de Diane. 

Sachant cette dichotomie et qu'en aucun cas, Patience pouvait savoir, je prenais un pied vicieux considérable. 

Attention, je ne suis pas un monstre ! Patience n'était plus ma copine depuis presque six mois. Et Diane la première femme depuis notre séparation. Enfin la deuxième, mais faut-il faire mention de cette obscure branlette ? On peut, c'était bien après tout, et la main fut très douce...

J'étais donc plutôt un coquin qu'un monstre. Un connard OK mais pas un monstre. De toutes façons, les monstres s'en tirent tout le temps alors que pour moi, dans ce cas-ci, la délectation fut courte et la fuite impossible. Car alors que je me pourléchais les babines de mon crime légal - celui d'aller retrouver courtoisement mon ex à la gare avec encore sur moi l'éclat d'une autre femme - Patience me dit : "C'est quoi ça ?" désignant mon écharpe. 

Je lui dis que c'était mon écharpe...

Sur quoi, elle approcha son doigt (son si superbe doigt ! Perfection de douceur et fuselage !) du vêtement susnommé et toucha une part dévoilée de mon cou. Ce contact en réveilla mille autres d'avec elle. Mais aussi et plus malheureusement, un petit murmure de chaleur. Comme quand on touche une plaie minuscule, c'était la même réaction vaguement brûlante, le même picotement brut. 

"C'est un suçon ?" me demanda Patience avec des yeux plus stupéfaits qu'en colère. 

C'était ça ! Diane m'avait vampirisé quelque part dans la nuit et laissé sur moi sa marque. Marque que Patience voyait et qui détruisait d'un coup l'empire de fidélité préalablement érigé par nos soins. Oui, oui, il n'y avait pas d'infidélité dans les faits mais vous me comprenez. 

"C'est marrant, t'as toujours prétendu que tu serais le plus "sobre"  de nous deux après notre rupture, et c'est toi pourtant qui y regoûtes le premier... C'est marrant." quand Patience parlait avec refrain, ça voulait dire souvent qu'elle aurait volontiers écharpé son interlocuteur si les lois en vigueur avaient été plus tendres. 

L'heure qui suivit fut un festival d'obséquiosité de ma part, une marche triomphante pour elle (après, signalons que Patience marchait toujours triomphalement quel que soit le trottoir ou l'enjeu). 

Je tirais des cordages dans tous les sens pour ne pas avouer que placer ce rendez-vous avec Diane le veille de son retour à elle était une manigance conçue pour qu'elle puisse éventuellement souffrir. Je sous-estimais la qualité du rapport sexuel éprouvé récemment pour ne pas la blesser, pour ménager son piédestal, pour manager son âme. En somme, je manipulais d'énormes poulies de politesse afin de ne pas dire : 

C'était bon de le faire sans toi même si ça m'a déchiré. C'était bon de se dire que peut-être un jour je t'oublierai. 

Je l'ai raccompagné jusque devant chez elle, non loin du bois de Vincennes. En bon soumis doublement, à Diane et à Patience. 

De nouveau seul, je touchais à nouveau le suçon. 

Il brûlait toujours 

et cette sensation valait tout l'or du monde. 

*

Leonora Carrington - Arcane n°15 : Le Diable


vendredi 26 mars 2021

Feuerblume

Les souvenirs sont des cases toutes éloignées entre elles autant que les étoiles. 

Et pire encore, si les souvenirs sont des étoiles, celles-ci sont filantes ou souvent invisibles comme en ces nuits profondes cadenassées de nuages. 

Les souvenirs sont en vérité, davantage que des étoiles, des fleurs blanches uniques dans un parterre de fleurs blanches sacrément similaires. La plupart du temps, nous passons devant ces fleurs blanches sans en extraire une seule du paquet brillant devant nos yeux. Et puis, à la huitième promenade, pour X ou Y raison, nous finissons par voir une fleur blanche à l'allure différente. Elle est pourtant, cette fleur blanche, exactement semblable à tout son entourage et dotée à la virgule près des mêmes qualités de couleur et de masse. Mais, cette fois-là, à la huitième promenade, cette fleur blanche proémine, attire notre regard. Alors on s'en rapproche, comme si d'un seul coup cette fleur prenait le dessus sur l'intégralité des désirs et corvées encore en cours à cet instant, quand bien même l'on sait qu'en s'en rapprochant de la sorte, on aura l'air bête et faussement inspiré, comme tout lecteur de Socrate à l'université. Mais on s'en rapproche et nous allons jusqu'à sortir de leur torpeur nos narines et leurs poils. Nous sentons ensuite la fleur blanche avec application, car il s'agit de la sentir elle seule et non pas l'ensemble du parterre. Et l'espace d'une seconde, contre toute attente compte tenu des limitations de notre organe nasal, largement rendu sourd par le phénol des villes, nous y parvenons, nous la sentons unique. Malheureusement, dès la seconde qui suit, son parfum nous échappe, est rattrapé par tous les autres, il nous fuit au final. 

Ainsi fonctionnent les souvenirs (et si le parfum reste, alors j'ai bien peur que vous ayez affaire avec un vieux regret qui lui, s'il tient de l'étoile, tend à tenir du soleil et s'il tient de la fleur, de la rose populaire).

Enfin je dis cela en prenant bravachement l'accent de vérité alors que je n'en sais rien, des souvenirs comme des fleurs. A peine ai-je vécu quelques déjà-vus et aperçus enfant, planqués derrière les planches de bois formant un terrain de pétanque, deux pieds vaguement fleuris... ah et aussi, ça me revient, dans la cour de l'école, il y avait un arbre cachant dans ses branches des grappes de salsepareilles... la légende racontait même qu'un gosse l'année d'avant en avait ingéré et qu'il avait fini, empoisonné, par dégueuler ses tripes sur un lit d'hôpital... mais à part ça, et ce saule pleureur dormant dans le jardin de mon grand-père et qu'on voyait depuis la gare (avant qu'elle ne soit reconstruite et qu'on bâtisse autour des murs comme des grillages obturant la vision)(mais pas le passage car en un jour même pas, un malin avait découpé un gros morceau de grillage, faisant gagner à tous une bonne minute de marche), plus rien à déclarer botaniquement parlant (exception faite peut-être de la pivoine, surnom pris par Julie pour qualifier sa tendance, mignonne, à rougir facilement)(je dis peut-être car si la pivoine est bien une fleur, il en va autrement de Julie et ses joues). A part ça donc, et ces tulipes nombreuses et caricaturales bordant de toutes teintes les édifices reproduits à l'échelle un vingt-cinq faisant le prix du ticket, et la fierté de son créateur, du méconnu Madurodam... Rien. Sauf s'il on considère que ces dizaines de pissenlits bien mûrs sur lesquels j'ai soufflé sont des fleurs méritant une mention (ce qui peut se débattre, tant universelle est, fut et sera cette petite activité comparable en plaisir à l'éclatement d'une feuille entière de papier bulle ou bien encore à l'ouverture d'une boîte à chaussures neuves, et tant traiter l'universel n'est pas le genre admis de la maison). 

...Il faut croire que cette nuit était vide de nuages. 

Les souvenirs sont des cases qu'on ouvre par hasard 

Et qui parfois en elles

Renferment des séries de serres 

Et des sourires qu'âge 

Affermit avec grâce. 

jeudi 25 mars 2021

Prochainement

Je me prends à rêver d'un écroulement prochain. Je marcherai dans cette rue que je connais dorénavant trop bien, passant devant les quelques restaurants livrant encore pour déboucher sur ce carrefour où quotidiennement des centaines de personnes se croisent sans se voir, et je m'effondrerai. Avec un peu de chance mon évanouissement serait suivi d'une hospitalisation et là, allongé dans ce lit autrefois lit d'un autre, je m'efforcerai de sourire et de donner le change. Mais mon visage aurait tellement blanchi, ressemblerait tellement à un masque mortuaire, qu'on serait bien obligé de me garder encore un jour ou deux. Puis trois. Puis quatre... Et un mois passerait. 

Durant cette période mes capacités physiques et mentales feront l'objet d'une attention constante. On cherchera l'origine de la chute. Des étudiants en quatrième année tenteront d'y voir clair. Et mes proches, circonspects, prodigueront des conseils. Enfin, comme mon évolution sera tout à fait nulle, il sera décidé de mon transfert vers une maison de repos. Là, ne quittant pas mon masque, je chérirai chaque journée m'éloignant de cette vie. Chaque heure fera ma victoire en poussant, dans des bras différents, mes amis les plus chers. Bientôt, à l'exception peut-être de ma mère, plus personne ne viendra. Puis j'apprendrai par elle que ma petite amie, gentille mais lassée de ne pas me voir revenir à la normale, s'est résolue à la séparation. J'en serai très heureux, regrettant malgré tout de l'apprendre car cela signifierait que ma mère toujours rôderait. Un an cependant suffirait à ce qu'elle me laisse, à son tour, tranquille. Après quoi je pourrais, dans le secret de ma nuit d'hôpital, me remettre à rêver d'un écroulement prochain. Cette fois depuis le toit de cet établissement où, quoi qu'on en dira ensuite, je fus traité par tous à l'égal d'un prince. 


*


Une entreprise me réclamait. J'aurai voulu leur dire non mais, faute d'aide financière, ça m'était interdit. Je devais travailler, remplir de mes soixante et quelques kilos une chaise de bureau et dédier mes deux mains à des opérations qu'un singe ou qu'une machine aurait réalisé à peine avec une seule. Je devais travailler, échanger le juteux de mon temps contre des heures décolorées tandis qu'à l'extérieur le soleil, le vent et la poussière formeraient un trident chassant délicieusement les restes de l'hiver. Je devais travailler, fournir une prestation suffisamment sérieuse pour que mon employeur condescende à me conserver et à m'attribuer un chèque tous les trente. Je devais travailler, c'est-à-dire imiter avec précision l'acte attendu du labeur, c'est-à-dire taper à mon clavier, déplacer ma souris, répondre à des questions, me rendre poliment à la cafétéria sans me mettre à pleurer ou vomir. Je devais travailler, travailler et cela tous les jours de la semaine, à l'exception des congés et week-ends. Je devais travailler, me soumettre à la règle alors que des années durant j'estime avoir offert au monde des occasions de se réjouir.

Je devais travailler, alors qu'en une minute - comparable à celle-ci - je pouvais reverdir des landes qu'aucun croyait perdues. Je devais travailler, alors que sur ce corps contraint à cette épreuve digne d'un singe ou d'une machine trônait une boîte crânienne ayant pour elle un bijou sans pareil capable de bâtir, en quelques lignes à peine, une ville nouvelle...

"Des tours partout s'élevaient, épées plantées au dos d'une tortue mollassonne qu'était l'île de Brey. Sergeï avait mis deux bons mois avant de se défaire de la tentation, somme toute naturelle, de lever les yeux au ciel histoire de mieux les voir. Et deux mois de plus pour réaliser qu'aux pieds de ces immenses constructions exhibant en façade des écrans gigantesques où passait sans arrêt de la publicité, se tenaient de brillants espaces verts où, pour peu que l'on demeure le nez fixé sur l'herbe, un mince sentiment de nature résistait malgré tout."

Je devais travailler alors qu'au fond, vous le savez comme moi, j'avais mille autres choses à faire faire à mes doigts. Je devais...

Mais...

Est-ce vraiment si certain, écrit que je le dois ? 

Je ne serai pas le premier des romanciers célèbres à mourir en misère. Ni le dernier d'ailleurs. 

Ne valait-il mieux pas la rencontre avec tout mon être, plutôt que la rancœur ? 

Ceci dit, il y eut aussi, des auteurs salariés, des ouvriers poètes, des gens s'échinant doublement sans perdre leurs repères. 

J'en fais peut-être trop, peut-être j'exagère... Il y a des bons côtés après tout dans chaque expérience, même les plus amères, même les dénuées de sens...

Non...

Je sais déjà qu'ici je mens et que je ne tiendrai pas davantage qu'une semaine, avant, le beau lundi d'après, de prendre le métro en direction de mon travail mais ce sans m'arrêter à la station requise... 

Oui !

Je sais déjà que je resterai, souriant, heureux et libre

Jusqu'au bout de la ligne. 

mercredi 24 mars 2021

Une affaire de reflets

Après réflexion, il semblerait acquis que le passé soit devenu pour moi le temps préférentiel. 

Le présent, le futur, l'éventuel, lac de Côme portatif toujours à ma poitrine alors que des rues nouvelles s'ouvragaient sous mes yeux et que je décidai, au hasard de l'une d'elles, la pause pour l'écriture, allant jusqu'à passer des heures dans une Fnac madrilène pour composer des vers que j'estimais promis à la postérité, allant jusqu'à me couvrir d'engelures, faute de terrasse chauffée, sur la chaise métallique d'un parc new-yorkais ou sur le mauvais banc d'une place nancéenne... Ce lac et tous ces longs poèmes sont, maintenant que j'y repense, rien que des rêves secs. 

Un jour un de mes textes avait conquis une certaine Agathe qui, parce que séduite, m'invita à la voir. Mais je ne l'ai jamais vue au final, la faute à nos emplois du temps. Qui sait quel sud nous aurions pu détricoter ensemble ? écartant de nos mains les montagnes pour que la mer vienne plus vite à nous. Qui sait si aujourd'hui, au lieu de ce terrain vague, où certes j'aime mais sans avoir d'énergie pour quoi que ce soit d'autre, ne brillerait pas une colline sur laquelle heureusement j'écrirai des histoires ?

Combien d'occasions similaires furent à portée de main ? Combien en repoussais-je, par paresse ou peur du chagrin ?

Un de mes bons amis a donné de son sang, il y a longtemps, pour que naisse des machines possédées par son père, mon recueil de nouvelles. Qui sait si, aidée d'une meilleure lettre, celui-ci aurait pu tranquillement trancher mon foutu nœud gordien... maudite ficelle épaisse que je me traîne depuis mes dix-sept ans et qui, malgré un investissement temporel tout à fait sans pareil, ne s'est déliée au mieux que d'un demi-centimètre ou bien s'est, au pire, avec ma maladresse quant à l'accomplissement du moindre geste simple, fort resserrée je crains. 

Ah ces romans, ces peaux d'ours vendues été après été... ah mes parents, fiers par avance des effets sur leurs vies de ma publication. Ils se voyaient déjà parader au café et pérorer au bureau de tabac, vantant partout les mérites de mon œuvre, laquelle logiquement, était un peu la leur. Ces petits fils de papier n'ont jamais vu le jour et mes parents n'ont jamais pu frimer auprès des habitués. Pourtant, ils ne m'en veulent pas. 

Est-ce parce qu'ils croient à ma réussite tardive ou parce que leur croyance était fausse du début ? J'imagine que seule leur mort, prochaine, bientôt me répondra.

Je ne veux pas vivre dans un monde où, après avoir été bien malades, ils casseront leurs cannes et seront enterrés. Je ne veux pas de ça sans leur avoir offert leur idiote fierté, sans qu'une bibliothèque ne propose au quidam un bouquin de mon fait. Je ne le veux pas notamment car je vois très bien mes frères me demander à moi, le benjamin lettré, de déclamer le discours d'usage, l'allocution finale. Et je me refuse absolument à la faire en ayant tout raté, en étant de ces âmes peuplant les cours d'école et les cœurs de maîtresse, parce qu'à cet âge on est pour beaucoup étincelles et que ces dames ne peuvent pas s'empêcher d'espérer voir plus tard surgir de là des flammes. 

Comme tant d'entre nous, je ne fus pas une flamme. 

Mais si certains s'en accommodent et vont chercher ailleurs le bonheur du foyer, moi...

Après réflexion, il semblerait acquis que je parle au passé. 

(bien que... à y voir de plus près, tandis que sur mes joues coulent des habitudes, il y ait derrière mes yeux et sous la carte de mon torse, un bout de lac encore... 

Un bout de lac non pas sec mais gelé, gardé par une barrière de mots cristallisés, par un barrage d'encre formé dans les Fnacs madrilènes autant que dans les parcs américains frisquets...

Il suffirait d'un rien, de silex frottés, pour que ce lac s'anime d'une nouvelle vie

Et qu'il coule et qu'il jouisse, qu'il enfouisse l'ennui. Il suffirait d'un rien vraiment, pour que je sois

Et me remette enfin à parler du printemps

A temps plein

Tout en joie. 

Il suffirait...

Il suffit ! Je serai dès demain... non dès tout de suite aujourd'hui, je serai et je suis. 

Ce ne sont pas des milliers d'échecs successifs qui doivent me réduire à l'état dépressif au sein duquel je me complais, passif, lucide et donc très loin du compte. 

L'illusion est mon chemin unique et le seul connu depuis que j'ai pris la plume et que je communique. L'illusion ! La vision par-dessus les immeubles et les villes, dépassant toute création humaine pour se jeter entièrement dans le ciel et dans tout ce qu'il cache de nuit fondamentale. 

Oui, j'ai échoué, manqué souvent mon tir, et déçu plus d'une fois quiconque ayant misé sur mon doux devenir

Mais je m'en contrefiche 

Car je suis là pour plonger, en déchirant l'atmosphère de mes doigts finalement très agiles, dans les profondeurs théoriques. Là pour voir les astres tels qu'ils sont. Là pour nager parmi les songes et là pour y cueillir cette météorite qui fit grand bruit jadis à la Miskatonic. Là pour flotter au beau milieu du vide, seul et tranquille, tranquille et seul,

Tandis qu'enfin j'écris 

Et qu'un peu moins je meurs.)

   

Zdzisław Beksiński - Sans titre


lundi 22 mars 2021

Titre

Cette vie autrefois fruit grouillant de saveurs éventuelles 

M'apparaissait maintenant comme un caillou, perdu parmi mille autres, dans les remblais d'une voie ferrée. Grise et ridicule comme lui, cette vie battait dans ma poitrine sans que le cerveau, véritable metteur en scène du sang, n'y réponde en désirs. Même mes larmes avaient perdu leur prétendu goût d'huître, alors du désir pensez-y...

Seul un ragoûtant magot, tombé du ciel comme ça, et apte à dévisser toute la pression sociale, pourrait recolorer ma pierre et lui greffer - tant qu'à faire - des épices mises à mal par trente années d'échec.

Quand je pense à mes amis, tous publiés ou presque... tandis que je me déperds, 

je me dis qu'y compris affublé de lingots hasardeux, je ferai éternellement pitié en comparaison de ces vainqueurs réels. J'aurais beau avoir l'or, 

je ne serai rien sinon la promesse d'un mort. 

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Je me souviens pas exactement de quand la chaîne a sauté.

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Cette crise est terrible et oblitère depuis bientôt six mois, tout esprit créatif. 

Oh, vous pouvez faire vos résidences, vos romans et vos pièces. Ils ne valent rien à cette période. 

Les mots sont différents ces temps-ci et quiconque ne l'a pas saisi et continue naturellement d'écrire est un aveugle aux yeux bandés marchant en pleine nuit.

Cette crise, cette crise...

Le maître du Temps, démiurge des horloges, caciques des coucous, n'est ni le président, ni le virus

No, il solo maestro è ce fruit qui grouillait autrefois de miels et de piments. 

Le cœur = le cœur humain, ne l'oublions jamais sous peine d'avoir bientôt, plus de solitudes que de courtoises mains. 


Konstantin Somov - Arlequin et une Dame - Alamy Photo Stock



lundi 1 mars 2021

Tuer la poésie est mon rêve le plus cher. 

Mais la tuer bien hein, définitivement sans laisser d'os, jusqu'aux racines des racines ! 

Pourquoi un tel désir de meurtre ? 

Parce qu'il est temps, grand temps, pour elle de dire au revoir. Elle a trop paradé, trop défilé à la façon des chars un jour de Mardi Gras. La poésie n'est pas un char.

Au mieux, elle est ces confettis qui les suivent...

Pas un char en tout cas. 

Si elle s'était contentée de son existence ridicule de grêlon, du genre qui fendille un pare-brise hyper rarement, initiant par la même un tout début de brèche pouvant vite devenir, à condition qu'on l'aide, une ouverture vers

Si elle s'était contentée de ça, je n'aurais pas eu ce rêve de lui briser, de mes mains nues, et la nuque et les doigts. Je l'aurais laissé tranquille continuer son commerce jusqu'à ce que toutes les averses soient devenues trop chaudes pour produire le moindre échantillon de grêle.

Mais elle a paradé, adressé des éclats à la foule etc.

Au point que chacun a pu s'en faire une image précise, un poster, une photo, une affiche. 

Hérésie isn't it ? I agree mais c't ainsi, la poésie est désormais une icône publique, un outil marketing, une figure de proue du sacro-saint steam-boat info-merchandising.

La poésie s'est définie en entrant, hautement maquillée et étoiles de plastique collées sur les deux joues, dans le hall du réel, c'est-à-dire à Wall Street. 

Tous les jours son cours grimpe, pour la joie stalinienne de traders rimbaldiens connaissant sur le bout des doigts - en plus de leurs ongles élimés everyday par l'action régulière de gencives ultrasaines - "Le bateau ivre" et "je crois un truc d'Apollinaire", et peut-être du Yeats, du Keats ou du Quetches.

Tous les jours la poésie fait des émules immenses tentant de la reproduire dans des laboratoires d'une extrême récence où tout est soigneusement disposé et poli, des béchers à la fulgurance. Et c'est de ces labos-là que sont quotidiennement déjectés d'adorables rectangles à l'odeur de fourniture scolaire emplissant les bassins déjà bien infectés des revendeurs et des libraires. 

Certaines et certains s'obstinent à qualifier ces pollueurs de "sensation" voire de "nouvelle sensation" voire de "poète / poétesse" (mais cela est plus rare parce que le mot fait peur)(et le mot fait peur parce que là où la poésie, de par sa belle pénétration sur le marché mental, fait figure d'emblème libre permettant toutes les pitreries possibles, le mot poète / poétesse oblige son récepteur à posséder beaux yeux, bel œil et connaissance profonde des variétés de fleurs. Il ou elle doivent de surcroît s'intéresser toujours à cet autre phénomène par le passé vagabondant en pagne et désormais flottant constamment dans les cervelles caféinés des boursicoteurs les plus graves : le dénommé Amour)  mais de mon côté, le mot pollueur me paraît mince compte tenu de l'impact désastreux de tous ces livres-livarots sur le devenir de notre espèce. 

...

Tuer la poésie est mon rêve le plus cher.