mardi 19 avril 2016

Mon hérétique miracle

Je me souviens particulièrement du ciel de ma première fois, il était noir et aviné. Comme si une rose brûlait sous lui. Comme si l'orage qu'il préparait risquait de faire pleuvoir le sang d'un million d'êtres humains. L'image n'est pas de moi, elle de cette époque où, unanimement, le tragique nous côtoie. De cette époque où les histoires commencent, non plus dans la boue claire cerclant le nourrisson mais lors d'un enterrement.

Je n'avais pas assisté à celui-là mais c'était tout pareil. J'avais deviné les visages, les douleurs spectaculaires qui d'un seul coup les déforment lorsque l'on réalise que sous la terre bientôt se trouveront des rires, des caresses, des baisers. Ces mêmes rires, caresses et baisers qui nous sauvèrent la vie tant de fois sans qu'on s'en rende compte. Quand notre corps ou notre cerveau s'amuse à nous dicter sa loi et que celle-ci nous blesse. Quand on a l'impression d'être moins que le rien ou bien que nos beaux yeux sont en fait des fioles inspirant la pitié. Quand le miroir plaisante alors qu'on est sérieux et qu'il vient transpercer notre semblant de garde. Quand fond sur nous le temps dans toute son imprécision.

Nos nerfs tournent, les lignes qu'ils tracent habituellement deviennent des virages, des contre-sens et des sens contrés. Et la tristesse, perçue auparavant comme une alliée de circonstance qu'on peut abandonner dès qu'arrive l'éclaircie, paraît ne plus avoir de fin. Cancer sans thérapie et pianiste sans mains.

Et bien, dans ces moments, elle était là. Et, sans avoir à forcer quoi que ce soit, elle parvenait, d'un rire, d'une caresse, d'un baiser, à casser ce miroir qu'on imaginait vrai. Mais il n'y a de vraie que l'émotion. Les reflets sont tous faux. C'était ce qu'elle disait sans besoin de le dire. Et la vie revenait, avec dans ses bagages l'idée de l'avenir.

La probabilité que tout s'arrange et que tout soit gagné. Comme dans le fond, déjà, en l'embrassant, tout s'était arrangé.

Désormais, elle n'était plus et le miroir avait le champ libre.

Il fallait trouver un remède contre lui.

Il était tellement grand, tellement écrasant, cet écran qui diffusait le temps.

Il fallait le briser et faire de même du ciel et de la mer, parce qu'ils sont transparents...

Je. Enfin, un je adolescent, a été marqué par tout cela. Par la perte des gens aimés sur un claquement de doigts. Et d'autant plus durement que cette femme fut pour moi, l'ange manquant.

C'est-à-dire que, avant elle, jamais, je n'avais pensé à écrire. J'étais plutôt dessin précédemment et l'écriture pour le moment me ramenait sur ces bancs où je claquais des dents.

Je. Enfin, un je adulte, se demande pourquoi la rime s'impose à moi. Sans doute parce que j'ai peur d'entrer plus pesamment dans le récit d'une vie véritable. Sans doute pour me garder, dans le style, une part de fiction. Pourtant, tout est vrai. Du ciel de ma première fois jusqu'à la disparition de cette femme aimée.

C'était, c'était, ce fut terriblement ce qui suit.

Par le passé, j'allais au catéchisme toutes les semaines ou presque. Et de cette expérience, je n'en garde - comme pour mes cours d'allemand ou de latin - qu'une légère mémoire. Peut-être était-ce passionnant et que j'ai été idiot mais dans les faits, je n'ai rien retenu sinon que "so lange" ne veut pas dire "Solange", que le "supin" n'est pas un conifère et que Jésus, dans une de ses histoires, a donné de son sang à ces oiseaux que l'on nomme "rouge-gorges". En plus du catéchisme, j'allais évidemment à la messe et il était certain, au vu de ces activités, que je croyais en Dieu.

C'était avant que je le rencontre par deux fois sous sa forme réelle, celle d'un moustique.

Au-delà de ce quotidien de parfait petit chrétien, je voyais fréquemment mon kiné qui faisait tout, semaine après semaine, pour que mes jambes ne se changent pas en bois et que je puisse, éventuellement, un jour, après quatorze opérations, marcher correctement.

Comme il est rare de ne pas se lier avec ceux qui prennent soin de vous, je me suis pris d'affection pour cet homme qui, en plus de savoir son métier, était un bon vivant, pour ne pas dire très bon.

Bien sûr, j'étais alors encore quasiment un enfant et nos conversations avaient la valeur d'une brise. Cependant, un jour, la brise s'étoffa. Mon kiné venait de m'inviter chez lui, pour qu'il puisse me présenter sa femme et que je puisse profiter des jeux de sa maison.

J'avais envie de refuser.
Il n'y avait rien de plus embêtant pour moi que de dormir chez les autres lorsque j'avais cet âge.
Rien de plus embêtant que cet inconnu quant à la propreté des lieux et des installations sanitaires. Quant à comment j'allais faire pour prendre ma douche sans oublier de demander une serviette. Quant à comment le petit-déjeuner allait bien pouvoir se passer sans ma marque de chocolat en poudre préférée.

J'ai tout de même accepté...il faut dire que j'étais assez tête brûlée à cette époque.

Chez lui, le ciel était noir mais aussi aviné. Noir. Comme l'encre à venir. Aviné comme mes joues parce que c'est là-bas qu'on me proposa du vin pour la première fois. Je ne l'ai pas refusé. Le sang du Christ, quand même, cela ne se refuse pas.

Et c'était vraiment le sang du Christ comme je l'ai tué ce soir-là.

C'est que mon kiné ne croyait en rien sinon en lui et en sa femme. Alors quand une grenouille de bénitier débarquait chez lui, il avait l'habitude de la faire cuire au four et d'en manger les cuisses.

Ce sont justement ces dernières qui précipitèrent Dieu vers son funeste sort. Parce que mon kiné, après avoir débouché la bouteille, me demanda si j'étais croyant. Je lui ai répondu que oui et ce selon les accords de la belle foi chrétienne. Il me répondit que dans ce cas si Dieu, l'Immanent, l’Éternel et l'Indéboulonnable nous surveille de là-haut en chatouillant sa barbe et en nous aimant tous, si ce Dieu-là existe pourquoi m'a-t-il fait naître ainsi

Avec deux esquisses de jambe en guise de bipédie ?

Je...je fus tenté de lui répondre qu'il agissait selon sa propre justice et que si je la suivais et si je la respectais, je finirais par comprendre pourquoi et par en être, d'une certaine façon, récompensé. Mais le vin avait l'air bon et le catéchisme m'ennuyait carrément alors j'ai bu Dieu jusqu'à ce que mort s'en suive.

Sa femme, me voyant dévorer le vin comme on le fait d'un steak, avait les yeux rieurs.
Et moi je rougissais, tantôt à cause du vin, tantôt à cause d'elle.
Il faut dire que, d'aussi loin que je m'en souvienne, les femmes m'ont fait cet effet-là.
Ce n'est pas que je les voyais différentes de moi, c'est que je les pressentais supérieures.
Sans entrer dans la dimension sexuelle de la chose, j'ai toujours ressenti cela.
Que chaque femme était en vérité une reine et que chaque regard posé sur moi, était comme une flèche qu'on m'enlevait du bras.

Avec le temps bien sûr, les choses ont évolué et je sais voir les rois autant que les souillonnes mais malgré tout...il suffit encore quelquefois d'un regard pour que les flèches s'ôtent.

Sa femme aux yeux rieurs m'invita ensuite dans son bureau pour me faire voir leur tout nouvel ordinateur, objet rare et source de fantasme pour un garçon de l'époque.
En fait, elle avait tout autre idée en tête.
Une idée magnifique, une idée scandaleuse.
Elle me demanda d'écrire.
Elle me posa devant l'écran, me montra le clavier, m'ouvrit le logiciel de traitement de texte, et me demanda d'écrire.
Je. Enfin, un je devant sa destinée demanda ce que je pouvais bien écrire...je n'avais écrit jusqu'à lors que des phrases énoncées par un tiers. Je n'avais jamais écrit.

Elle me répondit : "Tout ce que tu veux, écris tout ce que tu veux".

Et j'ai écrit ce que je voulais et cela me parût génial bien que ce ne fut, en fin de compte, qu'un fort honteux plagiat du scénario d'un très mauvais Disney que j'avais vu la veille.

Me relisant, elle était contente et je l'étais aussi.
Dieu était mort, vivante était ma vie.

Et puis.

Elle est partie.

Comme ça.

Et son mari, mon kiné, me l'a annoncé, également

Comme ça.

Et dans ses larmes j'ai tout vu. La fin comme le début.

Le ciel aviné et noir. Ses yeux. La beauté de ses yeux. La rose éclose sous la nuit.
Et l'écrivain qui, en espérant que vous puissiez me lire depuis ces lieux où les âmes, belles, voyagent

Vous dit merci.


James McNeill Whistler - Nocturne en Noir et Or


P-S : et merci, évidemment, à toi J-Louis, comme tu soignas mon corps et elle mon esprit. Sache en tout cas que j'ai toujours suivi son conseil, j'écris ce que je veux. Alors voilà, je veux que tu ailles bien et que ton miroir ne prenne pas trop de place.