dimanche 31 janvier 2016

A dix mille lieux

Ce qu'il y a de plus triste dans le métier d'hôtesse, c'est qu'on ne voyage pas beaucoup. On passe des avions aux hôtels, des hôtels aux avions et le voyage à chaque vol s'éloigne un peu de nous. C'est assez injuste pour ça, de savoir qu'on est payé en fin de compte à perdre notre goût pour l'acte de partir.

Si revenir a du sens, partir n'en a plus quand on s'en va tout le temps. De même, l'idée d'atterrir à Tunis ou Tokyo n'a plus de valeur propre dès lors que l'on sait que toutes les chambres sont pareilles et que seule change la marque du savon. Non, être hôtesse n'a rien de bien exotique, au-delà de l'uniforme et de certaines, rares, rencontres.

Nous expérimentons simplement l'exacte opposée du travailleur lambda qui rêve devant sa machine à café d'une terre promise peuplée de cocotiers. 
Nous, nous rêvons de machines à café, et de sol sous nos pieds. 


Henri Edmond-Cross - The Golden Isles

lundi 25 janvier 2016

Dent 31 : Vrais semblables / La carte du Corail

Ils sont là. Je ne suis pas encore réveillé mais je sais qu'ils sont là. Alors que ma couette, décorée d'étoiles et de morceaux de galaxie, couvre encore mes froides guibolles et que le rideau reste fermé, ils sont là. Derrière le rideau clos, filant et cramoisi, je pressens l'irisé chaleureux du soleil et le bruit triomphant des hautes vagues. Chocolats en poudre, beurres en mottes et brioches en boules m'attendent gentiment sur la table de la salle à manger. Ils ont l'air merveilleusement pleins de goûts. Ils sont là eux aussi mais je les abandonne. Je mangerai plus tard, quand j'aurai le ventre vide, je veux dire vraiment vide. Je mangerai plus tard. Dans la maison, à côté des éléments principaux requis au petit-déjeuner, il n'y a que de l'espace et du dégagement. Mes parents ne sont pas là. Peut-être partis en vacances en me confiant les clefs, peut-être en route pour le marché. Quant à mes frères, sans doute fricotent-ils déjà avec des étudiantes qu'ils ne me présenteront pas. Maison vide, temps devant moi et nourriture offerte, je devrais être aux anges mais, comme je sais, comme je devine ce que je sais, c'est-à-dire qu'ils sont là, je ne me réjouis pas. En regardant les dorures gonflées mises en avant par une brioche à peine entamée, je me dis que tout de même, je n'ai pas de preuves comme quoi ils sont là. Je me dis que tout de même, je ne peux rien que manger un petit bout et après on verra.

Avant cela, sortant un pichet de lait du réfrigérateur, je tente de m'en servir un verre. Le pichet me tombe des mains. Littéralement. Ce n'est pas que j'ai pu, quelque part, être maladroit, avoir la main en bois ou je ne sais quoi, c'est le pichet qui me tombe. Comme s'il avait décidé, personnellement, de me tomber des mains, comme pour prévenir ou pour faire son intéressant. Mes pieds nus, glacés par le liquide blanc renversé de partout, ressemblent à des poissons perdus sous la montagne. J'envisage dans un premier temps de quêter une serviette - pour nettoyer - ou un torchon, en prenant garde de ne pas les mélanger. Mais ce premier temps s'estompe dans un miaulement. Un chat, le mien, celui de la famille, de la familiale maison, celui-là qui est noir et superbe, me lèche les orteils un à un à la fois pour le lait et pour la politesse. Qu'il est beau quand il lèche ce chat qui m'appartient ! Tellement que j'en rougis et qu'au lieu de le laisser finir, je fuis une deuxième fois.

Jardin. Température inexacte. Couleurs du ciel : cruelles. L'herbe heureusement ravive un peu ces sensations poussives. Marcher dans l'herbe, pieds nus un dimanche matin, c'est pas tout à fait la lune mais c'est au moins satellitaire. Ils sont là. J'ai beau avoir recouvert une forme de décontraction en pénétrant le vert au sortir du blanc, je ne peux oublier mon liminaire sursaut. Cela fait combien de temps d'ailleurs que j'ai quitté mon lit ? Est-il de nouveau froid ? Ou bien tiède comme le blé une heure après la pluie ? Et le rideau cramoisi, et l'âme en celui-ci, cette âme qui repose dans ce rideau parce qu'il a été créé à un moment par des mains, et que ces mains forcément possèdent en elles une âme. Cette âme-là que fait-elle pendant que je sèche dans le jardin mes pieds ? Est-ce qu'elle pense ? Est-ce qu'elle propose ? Est-ce qu'elle exige ? Ou bien est-elle une âme comme vingt billions d'autres, victime autant du vent que de l'économie ?

Le mystère de l'âme du rideau cramoisi m'occupe pendant bien cinq minutes. Ensuite, j'accepte de ne plus me défiler. Puisque bon, je sais qu'ils sont là alors puisqu'ils sont là, il faut bien d'une manière ou d'une autre aller à leur rencontre. Et tant pis si ça suggère de dévaler nu-pieds la colline familiale. Et tant pis si cela sous-entend que la brioche pendant ce temps risque fort de durcir. Il y a des gens qui ont des destins et je suis de ces gens. Je quitte donc le jardin, mon chat, ma maison, ma brioche et file vers la plage. Parce que, je n'ai pas tous les éléments en tête mais s'ils sont là, s'ils sont véritablement là et que je ne peux pas y couper, ils ont dû arriver par la plage. C'est le plus pratique et le plus vraisemblable.

J'aurais pu mettre des chaussures, pensais-je en manquant de m'esquinter les pieds à chaque mètre de colline battu. Mais si on va par là on s'en sort pas, puisque j'aurais très bien pu, également, si mon but ultime dans la vie avait été de m'assurer une descente tout confort, devenir incollable sur la topographie des environs et savoir précisément où chaque trou et/ou caillou se trouvait afin de les contourner grâce à la loi du sage. De même, j'aurais pu consacrer une belle partie de mon temps à concevoir une sorte de cape sophistiquée qui, sous l'impulsion du vent, m'aurait permis de me retrouver sur la plage en une minute chrono et sans aucun effort. Mais si on va par là on s'en sort pas. Alors n'allons pas par là et continuons.

Soudain la plage. C'est bizarre. La colline, gros oeil herbeux, pierreux, laiteux et fougéreant me paraissait plus longue à dévaler. Un paragraphe pour dévaler une colline...Soit c'est un grand paragraphe, soit c'est une mince colline. Enfin...Soudain, la plage. Mes pieds, désormais défaits de toute éclaboussure blanche, s'enfoncent à présent dans de la matière beige. La mer, que mon pressentiment annonçait bruyante et forte en vagues, s'avère finalement assez calme. Peut-être qu'au fond, ils ne sont pas là et que tout n'est qu'un rêve. Ma gorge, penthotal organique, me suggère malgré tout d'avancer...d'après elle, ça n'est pas encore fini et ça n'est pas un rêve. Je décide de lui faire confiance même si l'idée de m'infliger une centaine de pas supplémentaire dans cette matière pesante ne m'enchante pas du tout.

Sont-ils là ? Mes pieds, mes petits pieds d'enfant sortis du lit trop tôt, gravissent la surface plane de cette plage du Nord avec difficulté. Mon pied gauche, en silence, tente de s'échapper, il n'a plus envie de continuer, il veut rentrer chez lui, se mettre au chaud, dans le lit ou devant la télé. Je lui désobéis. Ils sont peut-être là, et s'ils sont là et bien c'est mon destin que de. Que de. Que puis-je faire s'ils sont là ? Je n'y ai pas pensé. Que vais-je faire s'ils sont là ? Je ne suis pas assez grand. Je. Ma prodigieuse auto-dépréciation n'est pas vraiment un atout-maître dans ces cas-là. Je...

Ils sont là.
Ils sont plus que là.
La mer s'est rapprochée et donc je les vois. Ils sont nombreux, d'un nombre dur à distinguer. Je penche pour la centaine mais le millier serait également juste. Que font-ils là ? Pourquoi sont-ils là ? Non...je sais pourquoi ils sont là, ça je le sais, non, pourquoi suis-je là ? Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à nous de les compter...ni de les découvrir.
L'écume des rares vagues forme au-dessus de leurs cheveux trempés comme de douces couronnes.
La mer semble s'être rapprochée encore, et eux avec. Je les vois de plus en plus distinctement.
Il n'y a plus de doute, ils sont là, et ils sont un nombre horrible, un nombre aveugle et sourd.
Les...je...la brioche doit durcir à cet instant...je pourrais avoir un morceau de brioche dans la bouche à cet instant-là de ma vie...mâcher de la brioche sucrée...plutôt que...Les corps des plus jeunes paraissent greffés aux corps des plus vieux, comme des bosses, comme des excroissances d'eux-mêmes, capables d'aimer et d'écrire un poème.

Mes pieds sont partis. Je suis à genoux sur le sable, ils sont là devant moi et ils se rapprochent inexorablement. Les vagues quant à elles tendent à se raréfier. La mer, pareillement. Il n'y a bientôt plus que le sable, eux...et moi. Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas ainsi que marche le réel. J'étais dans mon lit, au chaud, j'avais une famille, un chat, du lait et des brioches. J'avais une couette, décorée d'étoiles...mais ces étoiles ont disparu. J'avais un rideau doté d'une âme...mais cette âme a brûlé. Et mon chat ? Dévoré. Et le lait, et ma famille, et les brioches aux cent dorures ?

Bu, morte, éventrée.
Mes pieds reviennent. Ils sont poisseux. Je suis maintenant dans la mer et cette dernière est rouge.
Le sang de mes semblables la recouvre entièrement. Je. Je suis un migrateur. Je n'ai été que ça dans l'histoire du monde. Je ne serai que ça. Tant pis pour le reste, le rêve et l'amour fou.

Avant de mourir - parmi des millions d'autres, dans un anonymat de corps décolorés par l'eau grassement salée - j'ai pu goûter toutefois à la brioche que j'avais fantasmé. Et c'était bon. Quand bien même je n'avais ni œufs ni levure, quand bien même je dus faire avec tout ce que j'avais :

Une pierre et de l'imagination. Avec la première, je fis éclater une de mes canines. Avec la seconde, je me persuadai, luttant de toute mes forces contre la mort prochaine et l'envie de vomir, que cette dent prochainement avalée était une joie sucrée.


Turner - Fusées et lumières bleues (version reconstruite)




lundi 18 janvier 2016

Entraînement

Vous
Ignorez
Tout
De la forme du coeur
De l'absence de l'âme
Et du goût
De la faim.


mercredi 13 janvier 2016

Vertèbre Cervicale 3 : Quelques heures pénibles un jeudi 12 novembre / La carte de la Femme Seule

L'hiver se moque éperdument des prévisions faites à son sujet. Il vient quand il le veut et ce ne sont pas les chorégraphies thermométriques d'une trentenaire pepsi devant une bâche verte qui changeront cela. Non plus la présence toujours plus attestable de satellites très performants d'un côté ou de l'autre des hémisphères verdies. Idem pour les études chaque fois plus justes et scientifiques qu'effectuent sur l'eau, la glace et la buée des centaines de laborantins aux gencives excellentes. Les prélèvements de plusieurs strates de mousses dans les bois, de roches dans les monts et de grêle dans le ciel, pareillement échoueront à décider l'hiver. Car seul l'hiver décide et il est capricieux. Il se loge où il veut, quand il l'entend et sans laisser de mot sur la table de chevet.

Ainsi l'hiver mène le jeu et peut, de par cet état de fait, apparaître parfois à des périodes étranges et dans des lieux réputés chauds sinon ouvertement solaires.

*

Danielle face au miroir transportait ses pensées dans une façon semblable :

La lumière a disparu elle aussi des radars humains.
Une trêve avec soi-même semble être le bon moyen de finir un roman.
Décrocher son cerveau de la table et de ses cervicales.
Clore ses yeux une bonne fois, à la recherche de sensations horribles...
Genre
Bon
Tu sais
Tu vas quitter la Terre à un moment
Tu vas, tout ça, Danielle, l'hiver, tout ça, tu vas devoir le poser au sol et le laisser
Parce que ton corps va se déchirer, parce qu'il va tomber mort
Et tout ça, flip flap flop, les projets, tous ces superbes édifices mal débutés
Tous ces plans, sur la comète et toutes ces comètes sans plan...

Et bien, ça terminera.
Flip, flap, flop, écran gris. Ecran gris pour tout le monde.
Tu vas à peine avoir le temps de sentir passer au travers de ta gorge toutes les heures perdues.
Tu vas cracher tes dents, là, comme ça, comme un chien ayant mordu dans une boule de pétanque.
Tes petits pieds, tes petits bras, tes longs cheveux et toutes tes saloperies d'interrogations dominées par la paranoïa et ta haine, larvée, de l'autre...
Tout ça va comme qui dirait s'évanouir. Aussi sûrement que ce sont évanouis des millions d'hommes et de femmes avant toi.
La nappe de ta vie va t'être retirée d'un seul coup par un magicien extrêmement maladroit et toute ta vaisselle, tous tes vases, toutes tes assiettes, vont finir en morceaux sur le carrelage froid.

Roman ou pas roman, romance ou pas romance, tu ne seras qu'un bout de bois supplémentaire à jeter sous les os.
Il ne faut pas s'attendre, derrière, à ce que la lune soudain s'ouvre et t'accueille dans sa bouche
Ni du soleil qu'il pleure ton très écrit décès
Puis que ses larmes, touchant ta joue, te réveillent au loin.

Tu ne te réveilleras pas quelque part dans du foin.
Tu ne te réveilleras pas.
Tes tétons, paumes et maxillaires entreront dans l'attente d'une complète (entendre verte) dissolution.
Le sang, à défaut de pouvoir circuler, séchera en noircissant.
Ton coeur, qui te maintenait si bien, à la piscine ou sur les routes, ne sera pas même une pierre, pas même une viande, ce sera un objet malséant, odorant et surgras.

Flip, flap, flop. Les milliards d'images - de mots, de goûts, de pertes et de parenthèses - présentes continuellement au cœur des nombreuses chambres de ta courte mémoire, s'éteindront toutes ensemble. Les fenêtres seront brisées et les murs abattus. Et on tranchera la gorge à tes frames de ménage.

L'horreur de la guerre
Les joies et vomissements de la maternité
Sienne
Les multiples conquêtes
Les yeux qu'on rase pour soutirer une information
Les pluies de doigts des pianos d'là-bas Vienne

La compacte totalité de ces actes manqués ou à venir
S'effaceront devant toi.
Il n'y aura que tes quarante années qui auront survécus.
Le temps de tes quarante années et pas un pas de plus.
L'univers pliera, râlera et se cassera au même rythme que ton genou
Du même glas que ton foie.

Tu vas mourir
Pas forcément aujourd'hui
Pas spécialement aujourd'hui
Et tu n'auras rien fait
Sinon tenter de l'empêcher pendant quarante années.

L'hiver te choisira un jour prochain.
Alors, arrange-toi d'ici-là pour faire tout ton possible
Pour oublier
Et le calendrier
Et l'ordre des saisons
Et la peur d'embraser.

*

Danielle quitta le miroir.
Dans sa salle de bain, dans l'évier, sous l'eau, les réseaux interminables des canalisations dont les différentes branches rappelent un Menorah mutant, menaçaient de geler.
L'Incendie du lendemain, les dissuada toutefois de toute glaciation et sauva par la même la nuque, les sourcils et les droits de Danielle, au moins jusqu'à ses quarante ans.

Après quoi
Miroir
Cancer
Et gel du temps.

Georges Braque - La Patience