jeudi 17 décembre 2015

Appendice 1 (ou petit appendice) : La Carte de pierre

"Elle avait, vis à vis de la nuit, de forts pressentiments. Et ceux-ci agissaient sur elle de différentes manières. Par exemple, elle pouvait prévoir l'apparition d'une étoile filante dans les noirceurs du ciel presque à la seconde près. Elle savait aussi deviner d'où étaient tirés exactement les feux d'artifice quand ils brillaient au loin. Elle avait toujours eu cela en elle, la nuit. Enfant, elle s'amusait déjà à se plonger dans le noir complet afin de s'habituer à cette purée de pois, à ce brouillard épais fait de minces points sombres qui pointent alors devant nos jeunes yeux. Adolescente, elle passa logiquement plus de nuits blanches qu'il n'y a jamais eu de personnes sur Terre. Logiquement aussi, elle préférait l'hiver. Avec ses longues nuits qu'aucune main au monde ne peut escalader sans avoir un peu peur. Et bien, ta sœur, elle, n'avait pas peur. Elle prenait les nuits d'hiver comme des jours d'été et n'étaient jamais plus comblée qu'au cœur de la ténèbre.

C'était le contraire de beaucoup de choses, ma Laure chérie. Elles n'étaient pas de celles qui craignent des démons sous leurs lits mais de celles qui les cherchent, ces démons-là, pour leur mettre une raclée ou partager le thé. Elle était comme ça, bien plus fragile en pleine lumière qu'en pleine ombre parce qu'elle savait, peut-être déjà, que le soleil était un misérable. Toujours est-il que jamais je n'ai regretté d'avoir gâché une partie de ma vie pour la faire naître et l'élever. J'aurais pu perdre mes deux bras dans l'affaire que l'équation serait restée juste, tant Laure rayonnait, justement, grâce à l'obscurité.

C'était une fille des nuits, ça en était, mieux que ça, le chef-d'oeuvre. Parce qu'il fallait la voir, gamine à sa fenêtre, chercher dans les étoiles un sens, une dynamique, dans ce qu'elle appelait "le braille des Dieux". Parce qu'il fallait la voir, plus âgée, la tête et les jambes totalement lessivées par la danse, avec des yeux comme brûlés par vingt orgasmes sans que personne ne l'ait pourtant touchée. Parce qu'il aurait fallu, vraiment, que tu la vois ta soeur. Avant qu'elle ne tombe malade et que la nuit devienne, à la finale, une crainte pour elle. Il aurait fallu que tu la vois, elle avait le pouvoir de rendre heureux, pour plusieurs heures, rien que par un regard ou par un mot d'esprit.

Je...je l'ai aimé. Et les hommes et les femmes pareils, même si peu connaissaient son attirance pour la pleine ombre. Sa grande soif de crépuscules et de soirées. Son goût pour l'extinction. Parce que peu discutèrent avec elle ou du moins peu eurent accès à ses vraies confessions. Heureusement, je fais partie de ces privilégiés, alors, écoute bien mon garçon.

Un soir, une nuit, en tout cas lors d'un moment d'une non-pâleur certaine, je lui ai posé cette question, ne tenant plus :

Ma chérie, pourquoi aimes-tu tant la nuit ?

Et je reçus, comme une épée, cette réponse : Parce que trop peu d'entre-nous l'aiment alors qu'elle est très belle.

Je mis un temps avant de comprendre. Je crus tout d'abord qu'elle prenait la pose. Puis, le sens profond de sa déclaration éclata, comme si l'épée venait, d'un seul coup, de m'être retirée du ventre. Ma fille ne posait pas. Ma fille aimait, véritablement, ce qui ne pouvait pas être aimé parce qu'elle sentait qu'il était essentiel que tout, ici-bas, soit un peu cajolé.

// Mais maman, moi aussi, j'aime la nuit, moi aussi j'aime la fête et nous sommes des milliers, sans doute même des millions comme ça //

Tu ne comprends pas, Lionel, de quoi je parle au fond. Je ne te dis pas que ta sœur aimait la nuit, cette nuit qu'on connait tous, sans cesse bercée par telle ou telle armée de lampadaires ou par tels ou tels feux. Je te parle de la Nuit Réelle. De celle qui n'offre point d'issue pour le cœur ou la vue. De ce bloc noir qui tue. De cet enchaînement d'heures dures et sans une main tendue. De dix-sept heures du soir jusqu'à neuf heures du matin, cette machine nommée nuit qui nous coiffe tous et toutes et que tout le monde désactive à l'aide de son briquet ou d'une lampe de chevet. Je te parle, de cette machine nommée nuit, la même qui distribue dans les prisons la rage et les envies de corde. Pas de la nuit facile qui n'est qu'un jour aux traits légèrement tirés. Et si je t'ai parlé de la danse, tout à l'heure, c'était pour que tu ne penses pas à ta sœur comme à une sorte de névrosée clinique, parce qu'elle ne l'était pas, elle savait rire, rêver, goûter. Elle savait adorer...

"Aimer même la nuit puisqu'il n'y a qu'elle au monde"

Tu sais, Lionel, qui a dit ça ? C'est Paul Eluard, pendant la guerre, alors qu'il était séparée de sa petite-fille et très anxieux à son sujet. Et sais-tu comment elle s'appelait, cette petite-fille ?

Non...

Aube."

Ci-dessus se trouvent des propos rapportés de ma mère, un jour, à propos de ma soeur, morte à ce moment-là depuis quatorze ans.

Ces propos ont été très largement remanié par ma mémoire faillible et mon goût du roman. Néanmoins, ils traduisent selon moi ce que ma mère a voulu me dire ce jour-là et que je commence seulement à comprendre.

Au premier coup, bien sûr, je pensais que le point d'accroche de son éloge était de dire dans le fond que Laure était sa préférée et que je ferai bien de m'en inspirer si je ne voulais pas finir dans la déchetterie de ses grâces. Mais c'était là une lecture terriblement simpliste.

Ou non, pas assez simpliste. Car il n'y avait pas de lecture supérieure à avoir, ma mère avait dit cela car elle le pensait, elle aimait sa fille et elle la regrettait. Point. Son acharnement sur l'amour de la nuit n'était qu'un élément justifiant son amour, parce qu'elle était unique, sa fille unique. Peut-être même que dans la réalité que fut la vie de ma feue soeur, la nuit n'occupait pas une part si importante. Peut-être même qu'elle était, en fin de compte, une fille du jour naissant.

Enfin, je n'en sais rien, tout ce que je sais, c'est que ma mère a réussi
Car chaque nuit je pense à ma soeur,
Et car sans la connaître, du fond du coeur,
Je l'aime aussi.


Inès de la Torre - Partout où se posait son regard


N.d.A. : Aube est évidemment la fille d'André Breton et non de Paul Eluard mais pour le bien de l'histoire, je les ai confondu.



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