mercredi 26 septembre 2012

Gris pâle

" Confinés à l'extrême, les fruits de faible éclat moururent piteusement."  K-H. R.




C'est sous un éclairage assurément sommaire que la nouvelle tomba : Daniel Jarque était mort. Apprendre la disparition d'un être cher, c'est être confronté toujours à une part d'irréel, et cette part ce jour-là prit sans doute des airs de morceau comme Daniel était connu de tous pour sa jeunesse et sa santé de fer ; qualités essentielles à tout joueur de football devenu professionnel. Andrés connut Daniel - à qui l'on donnait habituellement le surnom de Dani - au cours de la campagne éliminatoire des championnats d'Europe des moins de dix-neuf ans. Ensemble ils obtinrent, en plus des succès sportifs, d'indéfectibles liens d'amitié renforcés mois après mois par leur étrange complémentarité de caractère. Là où Andrés brillait par son flegme et sa froideur d'esprit, Dani, lui, était de ceux sans cesse enjoués pour qui la vie semble être une chance infinie, ou d'amuser les autres, ou de rire de soi, en tous les cas de prendre du plaisir. En premier lieu agacé par cette attitude qui aurait pu facilement séduire notre bon Epicure, Andrès ne tarda pas à l'apprécier à son tour. Tout d'abord parce que sur le terrain, l'entente entre les deux jeunes hommes touchait à la fluidité-même, ensuite parce qu'en dehors, un bel évènement se produisit.

Nous étions à l'avant-veille d'une rencontre importante pour cette petite Espagne qu'ils représentaient alors. Au sortir de table, après un dîner d'une légèreté certaine, Dani - qui ne manquait jamais une occasion d'être ou de faire le larron - invita tous ses coéquipiers à le rejoindre sur la terrasse de l'hôtel, parce qu'il voulait, disait-il, "entonner un discours". Goûtant peu cette initiative mais néanmoins obligé de la suivre afin d'éviter l'installation de quelque hypocrisie dans le groupe, Andrés se rendit d'un mol pas, avec la gorge noire, sur la dite terrasse. Logiquement tendu par l'enjeu qui lui faisait de l'oeil - une finale de poule d'un championnat d'Europe dans les rangs de la Rojita, avec les retombées médiatiques et les propositions de grands clubs qui s'y supposent - il écouta sans attention et en se noircissant la tirade de Daniel. Celle-ci n'était en fait qu'une énumération de bons et mauvais mots dirigés à chaque fois vers un joueur différent, là il se moquait du visage de femme de Fernando, ici de l'accent trop prononcé d'Aritz et ainsi de suite. Tous riaient ou se plaignaient joyeusement sous les banderilles habiles distribuées par Daniel, tous sauf Andrés dont le teint, d'une pâleur impossible, trahissait un malaise des plus sérieux. Il songeait au rendez-vous d'après-demain et au temps perdu, par lui et tous les autres, dans ces enfantillages grossiers qui n'avaient qu'une seule source, un sacré gueulard davantage préoccupé par son sens de la plaisanterie que par son sens du but.

Enfin, après le mitraillage en règle des titulaires et remplaçants, Dani s'arrêta sur sa victime favorite, son petit chauve à face de lune, ce cher Andrés. Engaillardi par la bonne humeur générale et par tous les gros rires qu'il avait provoqué, Daniel ne se rendit pas compte de l'état d'infection dans lequel se trouvait sa toute dernière cible. Il y alla donc gaiement et même plus que ça, insistant grassement sur la calvitie naissante du jeune Andrés ainsi que sur la blancheur spectaculaire de sa peau, achevant son copieux vilipendage par ces mots, très précisément choisis : " Andrés, regarde-toi, tu ressembles à un bouddhiste albinos qui, en plus, serait nain ".

Ce fut le coup de grâce, oubliant l'existence du salvateur second degré, Andrés invectiva son camarade d'une voix sombre où toute sa haine couvait : " Et toi Daniel ? (déjà une première estocade, puisque Dani détestait le côté trop français de son prénom d'origine) A quoi ressembles-tu ? Tu veux que je te réponde ? A rien tout simplement. Tu passes ta vie à gâcher ton talent en jouant au pitre plutôt qu'en t'entraînant, tu crois que les gens t'aiment bien mais s'ils t'aiment bien c'est parce qu'ils savent qu'en te comportant ainsi tu auras moins de chances qu'eux d'être un jour un joueur de haut niveau, ils font semblant d'être tes amis pour que tu continues à ne pas les concurrencer dans leurs carrières. Daniel, tu es un rigolo et c'est tout ce que tu seras jamais, Daniel le rigolo, un espoir de plus qui finira bien vite loin des terrains de football et qui à la fin travaillera, si bonne étoile il y a, en tant qu'animateur dans un camp de vacances. "

La drôlesse laissa place presque instantanément à un silence mortuaire. Tous étaient choqués par la violence de tels propos, surtout entre partenaires et surtout de la part du taciturne mais sympathique Andrés. Dani, quant à lui, ne savait plus sur quel pied danser et au macabre crescendo d'une réponse, préféra l'éclipse et partit sans dire mot. Les autres joueurs, restés sur la terrasse, commencèrent à s'en prendre avec tempérament à Andrés qui demeura lui aussi d'un mutisme intégral. Il avait honte, à peine avait-il ouvert la bouche qu'il avait eu honte mais il n'avait pas su s'arrêter, le tourbillon de sa méchanceté l'avait emporté et maintenant, il le regrettait amèrement. Mais, tout autant choqué que l'entourage de ce moment, il se sentait incapable de dire quoi que ce soit afin de se justifier ou de s'excuser. Il quitta finalement la terrasse après avoir murmuré un : "Laissez-moi tranquille..."

La scène était vidée de ses deux acteurs principaux et le public, passant du rire à l'offense, se demandait avec tremblement la signification de tout cela. Certains en voulaient fiévreusement à Andrés d'avoir pensé à leur place et d'être entré dans un tel déferlement biliaire, d'autres reconnaissaient que les plaisanteries de Dani avaient été, de bien nombreuses fois, des exemples de lourdeur passablement énervants. Un dernier groupe enfin, déserta la scène rapidement et entreprit de voir la véritable pièce : celle des coulisses.

Deux heures après son coup de sang, Andrés traversait mille morts. A froid, il reconnaissait trop bien la médiocrité de son action, il s'en blâmait, il était certes d'un égoïsme assumé mais il faisait tout pour ne pas l'afficher, tout pour ne pas blesser son prochain selon les principes de son éducation. Mais il avait blessé, de long en large et sans détail, et cette pensée le faisait affreusement frémir. Ce n'est que vers minuit qu'il sortit de sa chambre. Comme de coutume, tous les autres étaient couchés, ils avaient dû trouver d'autres sujets de distraction...pensa-t-il avant de rejoindre l'escalier de l'hôtel. Il l'emprunta le temps de deux étages, jusqu'à déboucher sur le couloir menant à la chambre de son ennemi du soir. Devant la porte, sa honte redoubla mais fut en soi un bon avertissement, car il imagina un quotidien avec cette même honte constamment sur son dos et il lui parût tout à fait invivable, il savait que sa seule échappatoire résidait dans l'absolution que Dani  et Dani uniquement était en mesure de lui offrir, ou non, après avoir reçu un bouquet d'intenses regrets de sa part. Il frappa donc à la porte, effrayé mais résolu.

Personne n'ouvrit, de sons dans le couloir il n'y avait que les siens.
"Où diable est-il allé ? Pourvu qu'il n'ait pas fait de bêtise..."
Par bêtise, Andrés voulait dire "suicide" et il y songeait à raison, tant dans ce milieu déraciné et souvent dépourvu de toute réalité, les comportements les plus extrêmes n'étaient pas rares. Il faut d'ailleurs savoir que depuis peu, dans la plupart des écoles de football européennes, des filets anti-suicide ont été installé autour des bâtiments. C'est à glacer le sang mais c'est ainsi, les sommes investies sur ces garçons extraordinaires sont folles au point d'en arriver là, aux suicides pour les joueurs, et à la mise en place d'après le voeu d'une poignée de mécènes de quelques filets pour les contrer. Mais Dani n'était pas à roupiller dans l'un d'entre-eux ni même à tenter de se pendre avec le fil de sa manette, c'est ce qu'Andrés apprit par un de ses condisciples, sans doute réveillé par l'incessant tambourinement résonnant dans le couloir depuis trois bonnes minutes. Ce condisciple lui dit que Dani était parti, il y a une heure de cela, sans rien dire d'autre que :
" Je pars...t'en fais pas je reviendrai..."

"Il part...mais où ? Et quand reviendrait-il ?"
Soudain, Andrés eut une sorte d'illumination, il se souvint de l'un de ses propos et tout en souhaitant une bonne fin de nuit à son condisciple, se hâta de vérifier son intuition. Il descendit à toutes jambes l'escalier, traversa comme un éclair le hall principal et se dirigea hors de l'hôtel. Ceci fait, il s'engagea sur la route, longue de deux kilomètres, qui devait l'amener sur le terrain d'entraînement. C'était une route surélevée par rapport au terrain et dans cette nuit noire il vit, là en dessous de lui et après un quart d'heure de marche, Dani en train de s'entraîner avec acharnement. Il s'essayait aux frappes lointaines, aux courses dans la surface et à divers crochets intérieurs-extérieurs. Andrés l'observa un moment, caché par l'obscurité et son élévation, avec un sourire de soulagement. Car Dani dégageait quelque chose d'exceptionnel à courir balle au pied ou à la propulser rageusement dans le fond des filets, il était beau, de la beauté d'un homme évoluant tendrement dans son monde, de la beauté d'un homme dont on rêve l'estime. Andrés était surtout profondément ému de voir qu'en lieu et place de la douleur et de l'enfermement, Dani avait opté pour la remise en question, pour la reprise en main, pour la force et non pour la faiblesse. Andrés enviait cet état d'esprit irréprochable et sentait une immense fierté à l'idée d'avoir rencontré quelqu'un comme Daniel Jarque, un être rarissime à la pure bonté.

Mourant d'envie de partager le noble sentiment qu'il portait désormais, Andrés enjamba la mince série de marches le séparant du frais rectangle vert. A cet endroit, en cet instant, Dani l'aperçut et plutôt que de se lancer dans d'interminables remontrances ou dans de vains débats, il lui passa simplement le ballon.

Ils jouèrent jusqu'à quatre heures du matin, heure à laquelle toute l'équipe et tous les entraîneurs les rejoignirent au comble de l'inquiétude. Andrés s'excusa dans la foulée auprès de ses camarades pour sa colère noire et complimenta Dani pour son abnégation et pour sa gentillesse. En rougissant, ce dernier répondit timidement : " Tu avais un peu raison, je suis trop flemmard et je fais trop l'idiot par moment. Ça m'a fait plaisir que tu me dises que j'ai du talent, ça m'a touché dans mon orgueil...et puis, du reste, t'es pas tout à fait chauve ni tout à fait nain, enfin pas encore !"
Cette fois-ci la joie était sur toutes les têtes, le groupe venait de se trouver une âme et les deux jeunes hommes, une amitié.

*

Le lendemain, après une brève consultation du médecin, Daniel Jarque fut mis en quarantaine pour un état grippal consécutif à sa séance nocturne et manqua donc le reste de la compétition. A la nouvelle de ce diagnostic, Andrés se précipita par solidarité en zone de quarantaine et dût, lui aussi, être écarté du groupe. Malgré l'absence de deux de leurs meilleurs joueurs, l'Espagne des moins de dix-neuf ans remporta le championnat d'Europe, avec la réputation d'être l'équipe la plus soudée jamais vue dans cette catégorie d'âge, où les egos sont souvent rois.

*

C'est sous un éclairage assurément sommaire que la nouvelle tomba : Daniel Jarque était mort. Bouleversé au plus haut point par cette disparition, Andrés, prostré en pleurs dans le vestiaire bleu et grenat de son club de toujours, envisagea quelques instants d'arrêter sa carrière...
Mais ces instants furent comme une brise pour lui, une brise comparable à l'air de cette nuit-là, une brise comparable au souffle de Dani, toujours partant pour toutes les facéties, pour toutes les drôleries ou pour tous les beaux gestes.

Alors Andrés, - à présent bel et bien chauve - rasséréné par cette brise et par la pensée de cette "vie totale" qu'illustra merveilleusement son ami, délaissa rapidement le port de la lamentation et parmi ses larmes qui coulaient malgré lui, serra le poing en pensant fermement à l'été prochain, à ce grand rendez-vous, à ce qu'il ferait pour Dani et ses proches, à tout ce qu'il ferait pour être aussi bon que lui, sur le terrain mais surtout en dehors.

" Dani Jarque siempre con nosotros."





mercredi 12 septembre 2012

D'une crépusculaire jalousie

Comme enveloppée dans la brume londonienne, se dessinait une silhouette pour lors inconnue. C'était celle de Robert P***, acteur en herbe et ancien mannequin, déjà, à seulement dix-neuf ans. Après un enchaînement de stations, du sud-ouest de Londres jusqu'à son nord, il goûtait de nouveau à l'air frais de cette matinée plutôt particulière. Il était certes habitué à l'attraction, aux petits soins et aux éloges, à l'univers de l'image et du beau célébré au mépris quelquefois de la trop peu photogénique intelligence, mais un premier jour de tournage sur une grosse production, pouvait provoquer chez tous une étrange tension.

Pas si forte que cela sans doute était la sienne, n'ayant finalement qu'un rôle parallèle, - celui du doux rival du héros principal - Robert se rassurait en pensant au fait que ça ne durerait qu'un mois. Ensuite, il retournerait bien sagement sur les planches en attendant les futures propositions, pour peu qu'elles fussent dignes d'intérêt et non plus adaptées de fictions pour enfants vendus millionnairement. En approchant du studio où il devait bientôt s'agiter devant de larges toiles vertes, Robert eut un haut-le-coeur, il pensa à ses deux soeurs et à ses deux parents et à comment il fut couvé par eux. Septième merveille du monde dans une vie où les six autres ne seraient que des ruines, il angoissait à l'idée de ne pas être à la hauteur. De cette angoisse, Robert en tira vite un motif de satisfaction car il pensa immédiatement au moyen d'utiliser l'inédit de cette émotion afin de l'incorporer, au mieux, dans son jeu. C'est une folie d'acteur, au même titre que l'écrivain qui, à l'écoute des déboires amoureux d'un ami pensera tout de suite à la meilleure façon d'adapter littérairement cet ensemble déchiré - par une nouvelle ou un poème en prose ? - les comédiens reçoivent chaque nouveauté de sensibilité comme une couleur supplémentaire à joindre à leur palette. Ce comportement n'est cependant pas sans risque, pour les tragédiens comme pour les romanciers car on a souvent vu ou l'un ou l'autre, un jour se suicider uniquement pour saisir, par intérêt purement artistique, la plus injouable et la moins descriptible de toutes les expériences. 

Robert n'en était pas là, il avait encore le temps d'être adulé et de faire des actrices, qui sont souvent belle femme comme c'est l'uniforme dans ce milieu, ses maîtresses passionnées. Aujourd'hui d'ailleurs, il allait revoir Clémence, une française dont la hauteur certaine était tout à la fois pour lui un enragement et une séduction. S'il allait lui parler, il ne le savait pas. Les plateaux de cinéma sont des lieux gigantesques où mille choses sont faites et il se peut qu'on passe toute une journée à travailler avec unetelle sans avoir l'occasion de lui adresser un seul mot en dehors du champ des objectifs. Ce que Robert savait, c'est qu'il allait attendre énormément, le métier d'acteur de cinéma étant un art de patience des plus sophistiqués. On attend plus qu'on joue, les sommes investies sont tellement immenses que la moindre seconde est précieuse et que les répétitions à rallonge ne peuvent être admises ; on attend plus qu'on joue, l'on est plongé dans une disposition nerveuse comparable à celle d'un tennisman qui, sans échauffement aucun, devrait disputer toutes les trois heures une balle de set devant un adversaire parfaitement préparé. 

Daniel, sémillant interprète du rôle principal, était son adversaire cette fois-ci, au propre comme au figuré. C'était un garçon assurément chétif mais dont la drôlesse n'avait d'égale que l'humilité majuscule dans laquelle il semblait invariablement drapé. "Ce doit être parce qu'il est dores et déjà reconnu, par ses pairs et dans les rues, ce doit être pour cela qu'il a l'air si détendu  malgré les enjeux et pièges flottant au-dessus de lui." pensait Robert, teinté d'envie, tandis qu'on le maquillait avec détachement. 

Dans le miroir de la loge, le jeune homme ne se voyait pas vraiment, il ne voyait pas ses traits, rien de ses yeux malicieux ou de sa mâchoire dure héritée sûrement du paléolithique, il ne voyait que son avenir.
De nombreux et arrivistes membres de sa profession, à l'idée de leurs avenirs dans celle-ci, rêvaient immédiatement à la possession du luxe sous toutes ses formes, hacienda ou Bentley, grands restaurants ou piscines olympiques creusées dans des jardins d'inspiration nippone. Mais Robert n'était pas du tout de ceux-là, car il n'en avait pas besoin, non pas grâce à quelque cléricale probité mais parce qu'il les avait déjà eu, et le champagne et les dorures, en naissant parmi les P***. En effet, grâce aux succès de ses deux créateurs, il avait toujours été riche et ce qu'il cherchait donc au fond de ce miroir, ce n'était pas un avenir d'argent ni même un avenir d'amour - sa jeunesse passée dans l'idiotie ayant tenté chez lui une forme de puéril rejet vis à vis de ce sentiment vif - mais bel et bien un avenir de règne. 

Robert voulait régner sur tout son entourage et sur ses connaissances, il souhaitait en secret qu'au fil des réussites les autres finissent par se prosterner lorsqu'il passerait près d'eux et il souhaitait encore davantage, agir comme Daniel, avec humilité, en leur demandant le rouge aux joues de vite se relever car : "il n'était qu'un homme après tout." Il virait extatique à la pensée de cette comédie-là, jouée chaque jour. Il s'imaginait en train de rire avec naturel à toutes les questions imbéciles qu'on viendrait lui poser, il s'imaginait en train de dire aux journalistes concupiscents en diable à son égard, qu'il était très heureux d'être là, que ce pays hideux dans lequel il se trouvait pour être interviewé avait été depuis toujours un rêve de destination pour l'enfant qu'il était. Il s'imaginait rendre visite à une poignée de garçons cancéreux émus par sa présence et par la pleine étendue de sa beauté puissante, il songeait aux anecdotes qu'il leur raconterait avant de conclure bien par quelques phrases murmurées qui devaient attester de toute sa compassion. Il s'imaginait faire la cour à une Américaine à l'écho planétaire, il se voyait très bien à son bras, en tant que son mignon, en tant qu'homme à tout faire, petit chien à sa dame afin qu'elle tue le temps et ses dévastations. Alors qu'on achevait de bien le maquiller, Robert voyait tout cela dans le fond du miroir. Et il voyait surtout, derrière lui, les furieux orgasmes qu'il aurait seul, une fois rentré, en pensant au mépris intégral qu'il éprouvait secrètement pour tous. 

Des êtres inférieurs, voilà ce qu'ils étaient selon lui, des suiveurs et des incompétents, ils mériteraient que je leur brise les jambes et que je les conspue, mais non, ce serait trop simple...Je vais les bénir et les chérir mieux que ces idoles de cire des abbayes anciennes. Je vais m'incliner éternellement devant ces fanatiques, je vais être le plus christique des hommes jamais porté sur Terre et ils vont m'adorer. Je vais être le gendre idéal, celui qu'on veut pour soi la nuit quand il fait chaud ou froid, qu'on soit étudiante à Lisbonne ou agent des postes à Helsinki. Je vais consommer l'adultère, non pas avec une femme mais avec tous les Hommes. Et lorsque dormiront à mes côtés celles et ceux qui m'aimeront mortellement, moi, je serai réveillé et j'aurais un sourire cruel et des yeux étincelants en pensant à mon crime. On est acteur ou on ne l'est pas et moi, je le suis totalement.  

Robert, une fois maquillé, s'orienta vers le coeur du plateau de tournage. Là-bas, Clémence l'attendait, elle était entourée de Daniel ainsi que du réalisateur. Le regard de la jolie française dégageait une tendresse pour sûr éblouissante, à mille lieux de celui que Robert se prêtait lorsqu'il vagabondait dans ses rêveries immondes. Daniel, lui, était de dos et paraissait comme de coutume, vêtu d'un long manteau d'humanité. Toujours s'approchant et observant la scène, Robert serrait les poings avec force agacement.

Dieu sait comment, peut-être par quelque détraquement de la rate ou du sang, mais Robert à l'instant était dévoré par une manie absolument contraire à celle de tout à l'heure. Ses ongles pénétraient peu à peu dans sa peau, sa crispation et son énervement étaient à son comble. Il voyait discuter ces jeunes gens célèbres qui tout comme lui avaient de l'ambition et il se sentait mourir. Il se demandait pourquoi son coeur avait tourné ainsi, pourquoi à dix-neuf ans la chair savoureuse de son âme avait si férocement noircie, jusqu'à ne plus devenir qu'une infâme bouillie. 

Car Robert P***, à force de comédie ou de bêtes choiements, était maintenant incapable du moindre élan de sincérité et de toute façon tendre. Il se guérissait tant bien que mal de cette paralysie en gribouillant de tyranniques projets mais cela ne suffisait pas. Robert était jaloux d'eux tous, surtout des plus malheureux et des plus imbéciles, parce qu'ils savaient souffrir ou s'embraser avec une franchise impossible à son âme et à sa blanche carcasse. Robert était jaloux, de cette jalousie qui monte au sang de ceux pour qui la vie et toutes ses évidences, des joies aux pertes, sont des choses incomprises.
Robert était jaloux, d'une crépusculaire jalousie.

Et quand Clémence ce soir-là s'endormit près de lui après un pieux baiser, s'il avait le sourire, il était à l'envers et si ses yeux brillaient, c'était sûrement de larmes. 


Gustave Doré - Caïn tuant Abel