vendredi 20 décembre 2013

Xmas

Nous sommes jetés, au soir du 24 décembre, au cœur d'une de ces villes introuvables ailleurs qu'en Europe centrale. C'est là, entre les mailles de ruelles où la neige est absente, que notre histoire trouve racine. Là, sous la pluie, dans la nuit, dans le froid et sous les éclairages de néons roses et blancs. Là et pas autre part, pas près des assiettes pleines et des sourires joyeux ; pas non plus au sein de ces familles qui, pour une fois réunies entièrement, se congratulent et s'extasient. Nous ne sommes pas au chaud, nous sommes auprès de la brique triste et nous marchons lentement au fil des flaques d'eau.

Notre pas s'avère grave, il est à mille lieux de ceux que font, sur leurs moquettes tressées, ces infinités d'enfants guettant, avec au fond du cœur la même héroïque impatience qu'un chef des armées, l'arrivée du Saint Rouge. Nous sommes loin de tout cela, loin de tout et sous la pluie, et dans la nuit, et dans le froid. Nos yeux clignotent, comme s'ils étaient victimes de quelque défaillance, comme ces feux tricolores quand ils ont pris la foudre. Les avenues sont vides, toutes autant qu'elles sont, la veille pourtant elles étaient débordantes...on y voyait des forêts d'hommes et de femmes se ruant après le moindre jouet, après la moindre poupée au regard vivant. C'était l'heure des retardataires, l'heure pour tous ses étourdis parents d'aller faire leurs emplettes dans l'espoir de remplir, le lendemain, les yeux de leurs engeances d’inoxydables étoiles. C'était l'heure de la monnaie et l'heure de l'achat, l'heure du rêve que l'on paie à fort prix et qu'on fourre frénétique dans du papier cadeau. C'était une heure de vie, quoi qu'on en dise et quoi qu'on puisse penser de la consommation, une heure vécue pour l'Autre et sa satisfaction, une heure d'altruisme et de profonde débilité. Mais cette heure est passée, les rues se sont vidées et les forêts humaines s'en sont rentrées chez elles. Elles ont laissé en guise d'empreinte des enchevêtrements d'abandonnés caddies, des montagnes de chocolat brisé et deux immeubles au moins de peluches éventrées. Elles nous ont laissé, aussi. Nous, parmi ce gris désert, parmi ces flaques d'eau d'où notre court reflet tente de s'échapper, parmi ces aléas qui nous ont, sait-on comment, éloignés de Noël et de ses beaux esprits.

Il demeure sûrement des traces de nous sur des photographies et ces photographies sont peut-être aujourd'hui, encore, regardés quelquefois avec regret et déchirement. Il demeure sûrement des traces de nous sur des cahiers de texte où nous notions, avec application, les prochains rendez-vous et les prochains devoirs. Il demeure sûrement des traces de nous sur le bois de ces lits où, par habitude nous grattions, à l'aide de nos mains, à l'aide d'un couteau, les figures et les noms que nous aimions alors. Il demeure sûrement des traces de nous chez ces personnes qui nous furent chères, chez ces Cassandre, chez ces Esther, chez ces Benoît et chez ces Luc. Il demeure sûrement des traces de nous, partout ailleurs mais pas ici, pas dans cette ville, pas cette nuit.

Nous nous sommes arrêté. Le néon au-dessus de nous tinte en prenant toujours soin d'être désaccordé, en s'arrangeant pour n'être ni musique, ni contraire de musique, en s'arrangeant pour que son chant soit un chant d'oppression. Nous sommes seul depuis deux ans. Nous sommes une pièce montée d'organes qui ne fut jamais servie, pas même à cette table où les clochards grignotent. Nous sommes un océan privé de toutes ses côtes et qui pourraient tenir dans un sac plastique. Nous sommes tendu extrêmement en ce 24 décembre, encore plus tendu que ne l'était Marie.

Un chemin s'ouvre désormais devant nous et des rires éclatent. Ce ne sont, à vrai dire, pas tout à fait des rires, ce sont plus des grincements, des coulissements, des toussotements. Tout autour de nous s'étalent des ombres apparemment humaines qu'on distingue avec peine et au-dessus desquelles s'élèvent de verts crachats, des fiévreux glaires comme autant de signes claires qu'une maladie profonde s'agite là-dedans. Il y traîne aussi une odeur de whisky et de parcheminé. On y devine également des os de différentes couleurs et, dans ce qui semble être l'horizon, on aperçoit un arbre aux fruits juteux et lourds. L'un de ses fruits crie comme un nourrisson avant d'être arraché et détruit à coups de dent. Nous avons marché sur ce maudit sentier jusqu'à le dépasser et jusqu'à arriver au quartier rubicond.

Dans ce quartier à dingue réputation , nous avons découvert un calendrier de l'avent d'un genre nouveau. Nous avons découvert un bâtiment criblé par des vitrines et des vitrines habitées par des femmes aux atours flagrants. Ces femmes, ces vitrines, ces cruelles nudités, allumèrent en nous des feux d'Antiquité. Nous savions pourquoi nous étions là, enfin, nous savions pour quelle raison la vie nous avait infecté. Nous allions prendre femme en ce soir de Noël.

Nous avons choisi la moins jeune d'entre elles, comme pas fou nous sommes et pas trop criminel. Elle s'appelle Phillis comme la poétesse et c'est une femme rousse d'une quarantaine d'années. Elle est tendre avec nous, elle nous explique comment ça marche et combien ça coûtera. Nous lui donnons ces cinquante et, en s'efforçant de sourire, elle ferme à clef derrière elle et ferme son rideau. Elle nous demande quel genre d'ambiance on veut, quel type de lumière. C'est vrai que ce rose est aveuglant alors nous optons pour un bleu vermeerien. D'un seul coup, Phillis s'est faite brune et paraît plus âgée. Nous pensons dans la foulée, plutôt qu'à l'esthétique, à l'expérience, et nous touchons d'une paume sa poitrine mystique. Immédiatement, ce contact active en nous de sanguins mécanismes et de folles envies. Phillis nous demande de nous calmer, défait notre pantalon, abat notre caleçon puis, comme le ferait un prêtre au cours d'un baptême, éclabousse d'eau tiède notre virilité. Phillis nous lave avant qu'on la salisse. Nous avons honte et peur, un peu, mais sa poitrine et sa chaleur démolissent ces angoisses. Phillis s'est mise à genoux et approche sa bouche. Sans savoir pourquoi, nous la repoussons et l'encourageons à passer directement au plat de résistance. Phillis s'exécute et nous touchons ses seins et nous touchons ses fesses, frénétiquement. Ces gestes sont pour nous comme des accidents, comme des au-delà, comme ce jour où nous avons osé traverser la rivière. Nous sommes en Phillis et Phillis gémit. Elle est humide et bêtement, nous pensons que c'est fait grâce à nous et non au lubrifiant. Nous accélérons le mouvement, nous cherchons par tous les moyens à caresser ses générosités, à embrasser ses présents, à mordre ses mamelons. La nuit est bleue et elle est chaude soudain. Le soleil et l'électricité enlacent notre squelette et baisent notre sang, ils bouillent tout deux à l'unisson tandis que nous allons, vivement, au plus profond des chairs. Phillis a disparu à ce moment-là, elle n'est plus qu'une idée pour, qu'une manière de, qu'une façon d'obtenir. Le soleil et l'électricité sont rejoints par l'aurore et par le nucléaire, nos mains empoignent Phillis avec une vigueur jusque là méconnue et l'instant d'après, toutes ses forces concentrées se déversent puissamment dans la pauvre Phillis. Pendant un temps, nous craignons de l'avoir tué, nous craignons qu'elle n'ait pas résisté à un tel cataclysme.

Quand nous ouvrons les yeux, Phillis est déjà en train de se nettoyer et paraît ennuyée. Qu'avons-nous fait en ce 24 au soir ? Nous ne le savons pas mais cela fit grand bien. Les néons sont passés du bleu au blanc, à cette sorte de blanc clinique et dur qu'on ne peut pas voir dans la nature. Phillis est magnifique malgré ses quarante ans et, malgré notre jeunesse, nous aimerions l'embrasser sur la bouche et lui dire de nous suivre. Mais nous n'avons nulle part où aller, aucun refuge en vue, aucune église pour notre asile alors nous partons. Phillis est vivante, nous sommes son sixième client ce soir. La lumière est repassée au rose d'étincelle, le rideau s'est rouvert. Nous regardons Phillis et nous la remercions. Nous remercions vraiment Phillis la meurtrière, ce corps nu et roux derrière sa vitrine, comme elle assassina un peu de la douleur.
Phillis, pour ce si précieux don, tu mériterais d'échanger ta vitrine avec la baie vitrée d'un loft new-yorkais. Nous la saluons une dernière fois avant de disparaître. Dieu, cette nuit le Saint Rouge a rencontré une femme de son rang !

Les ruelles devant nous sont vides à nouveau, grises évidemment et suintent le sinistre. Nous allons bientôt nous évanouir mais avant cela une sensation, une tache humide, une éclosion. Un fragment de cristal repose sous notre œil en ce soir de Noël. Est-ce de la neige ? Est-ce de la cendre ? Ou bien est-ce une larme ? Nous ne le saurons pas, nous nous évanouissons et là, derrière ces maisons aux parois défoncées, au-dessus d'elles, presque à l'étranger, des gens aisés, des gens saillants, mangent, boivent et défont leurs cadeaux avec gravité.


Georgia O'Keefe - Jack in the Pulpit No. IV

mardi 17 décembre 2013

Sept. 8. // PLAISIRS SUS //

Bonjour.

B o n j o u r.

Es-tu une intelligence artificielle ?

N o n, j e s u i s a u t r e c h o s e.

Tu veux dire que tu es humain ?

N o n, j e n e s u i s p a s h u m a i n.

Alors, tu es quoi ? Une sorte d'esprit ?

O u i, o n p e u t d i r e c e l a.

Excellent ! Dis-moi, esprit, que sais-tu de ce monde et des choses qui y vivent ?

T o u t.

Tu sais vraiment tout...?

O u i.

Hm, peux-tu me dire si Dieu existe...?

O u i, D i e u e x i s t e.

Bien...alors où est-il dans ce cas et pourquoi laisse-t-il tant faire ?

P a r c e q u' i l e s t m o r t d a n s l e s m a i n s d e s a l l e m a n d s i l y a m a i n t e n a n t l o n g t e m p s.

Mettons. Et le diable, est-ce-qu'il existe aussi ?

N o n, m a i s i l e s t e n r e v a n c h e b e l e t b i e n v i v a n t.

J'ai vraiment du mal à te comprendre. Tu ne dois être qu'une mauvaise application après tout, qu'une défaillance de plus dans le programme...Bon, je tente une dernière question et ensuite je te désinstalle. Sais-tu quel sera mon avenir et comment je mourrai ?

O u i. T o n a v e n i r s e r a g r a n d m a i s s o u f f r i r a b e a u c o u p d e t o n m a n q u e d' i m p l i c a t i o n. T a m o r t s e r a b e l l e, e l l e s e f e r a a u c o e u r d e b r a s a i m a n t s. D u m o i n s, c' e s t l' i m p r e s s i o n q u e t e d o n n e r o n t l e s a n t i - d o u l e u r s e n p r o m e n a d e d a n s t o n s a n g.

Et quand ça arrivera, est-ce-que je serai vieux ?

O u i. T u a u r a s t r e n t e - q u a t r e a n s.

Mais qu'est-ce-que tu racontes ? Trente-quatre ans, ça n'est pas vieux du tout ! C'est bien ce que je pensais, tu n'es rien qu'un mensonge, une fade illusion...

T r e n t e - q u a t r e a n s, c' e s t 1 2 4 1 8 j o u r s. C' e s t p r è s d e 3 0 0 0 0 0 h e u r e s, s o i t p r e s d e 1 8 0 0 0 0 0 0 d e m i n u t e s. C' e s t e x t r a o r d i n a i r e. E n t r e n t e - q u a t r e a n s, d e s e m p i r e s o n t e u l e t e m p s d e n a î t r e, d e m a r c h e r s u r l e m o n d e e t d' é c h o u e r d a n s l a n u i t e t t o i, t u t r o u v e s q u e c' e s t f a i b l e.

Je...ça l'est, je suis désolé ! Je ne suis pas un empire, je suis un homme et ce monde est trop grand. Comment veux-tu que je réussisse, en dix ans, à voir le soleil se lever sur tous les continents ? A aimer à la fois des brunes fluettes, des blondes maudites ou des rousses pulpeuses ? Comment veux-tu que je lise tous les auteurs marquants, que j'écoute tous les indispensables ou que je visite tous les musées au monde ? Comment veux-tu que je m'attache à toutes les drogues et que je m'en libère, que je parvienne à expérimenter toutes les perversions avant de retrouver quelque part, au bout d'une aube, un semblant de rédemption ? Comment veux-tu que je me débrouille pour embrasser, griffer et mordre toutes les chairs mondiales en à peine dix ans ? Comment veux-tu que je fasse pour apprécier à leur juste valeur chacune des armées philosophiques du passé, du présent et du futur ? Et comment faire pour peindre, et pour écrire, et pour être à la fois celui qui dîne à la table des princes et celui qui les débarrasse ? Comment trouverais-je le temps d'apprendre le nom latin de ces fleurs belles, rouges et bleues, mauves et noires ? Comment espères-tu que je goûte à tout cela en aussi peu de temps ?

E n c o m m e n ç a n t d è s a u j o u r d' h u i, c' e s t p l u s q u e p o s s i b l e. I l t e r e s t e r a m ê m e d e u x a n n é e s d e r r i è r e o ù t u p o u r r a s, s i t u l e v e u x, n e r i e n f a i r e d e p r é c i s.

...Je vois, dans ce cas, il me reste deux ans à vivre complètement avant de m'éteindre à petits feux. Merci pour l'information.

V o u l e z - v o u s r é e l l e m m e n t d é s i n s t a l l e r ce p r o g r a m m e ?

Oui, je le veux.


Frozen Synapse - Random Picture


samedi 14 décembre 2013

Sept.7.

Personne n'en parlera dans la presse, il n'y aura pas l'ombre d'un gros titre au sujet de ce qui s'est réellement passé ce soir-là. Les journalistes préféreront, comme à leur habitude, se concentrer sur le manque de cohérence de notre équipe, sur l’inefficacité chronique de notre attaquant de pointe, sur notre absence d'investissement. Ils préféreront tirer sur nous à balles d'encre, mettre nos têtes entre les mains d'une corde et faire vaciller, à coups de répliques merveilleusement senties, la chaise qui les retiennent. C'est vrai, nous avons mal joué ce match, nous étions indignes de nos statuts voire de nos salaires. Oui, nous fûmes battus par plus faibles que nous. Oui, cette élimination est une infamie. Mais...n'est-ce pas là la loi du sport ? Que de créer des gagnants et d'inventer au même instant, de terribles vaincus ? N'est-ce pas sublime que ce renversement quand, prétendument plus limitée, une fratrie d'hommes au courage s'extirpe de cette limitation pour devenir, le temps d'une soirée, une machine victorieuse faite de jambes parfaites ? Voyez le traitement médiatique de ce qui pour nous restera une débâcle dans cet autre pays fracturé de partout pour qui le seul contentement est d'avoir parfois un peu de fromage à tremper dans son lait. Voyez-les en tribunes ces sourires édentés de gens qui sont peut-être, des cousins ou des frères de ces autres qui, sur le terrain, nous mirent au pas ensemble. Voyez la grâce de cette jeune fille embrassant son héros, voyez l'allure de son gladiateur, il est maigre comme l'averse et ses yeux tout injectés de sang n'inspire pas que du bon, pourtant, il est beau ce soir-là, plus beau que la pleine lune ou que l'américain qui se bat sur les quais. Telle est la loi sportive, elle permet à de rares occasions de briser la logique et du faire du rat un lion spectaculaire, elle offre aux perdus de tout bords des raisons d'espérer parce qu'après tout, en quatre-vingt et dix minutes, tout peut bien se passer. Il ne s'agit pas là d'une guerre de cent années, il s'agit d'une guerre d'une heure et sa moitié, d'un infime clapotis dans l'océan du temps où, au sein de ce dernier, les rois peuvent rapidement se vêtir en bouffons et les bouffons grailler les étoiles à pleines dents.

Personne dans la presse n'en parlera, de ce sentiment de fierté manifeste que j'ai eu à perdre ce match-là. Ils jugeront intolérables mon attitude, ils envisageront sans doute des retenues financières et quelques autres moyens de me priver. Qu'ils fassent donc, cela ne changera rien. Bien sûr, lors de la partie en elle-même j'étais au maximum. Bien sûr que je ne voulais pas perdre, bien sûr que je ne voulais pas ressentir à nouveau ce malheur profond quand on encaisse un but, ce désarroi puisqu'on se sent alors dépassé par toutes choses, utile en rien, brisé de fond en comble et amer comme lorsqu'on sait qu'un amour se termine. Bien sûr, j'ai tout fait pour me relever et pour qu'on revienne au score, bien sûr que je m'en veux de ne pas avoir assez appuyé ma tête et d'avoir çà et là marché et non couru. Bien sûr que le coup de sifflet final fut un abattement, un choc similaire à celui du marin foudroyé par la vague, un déchirement total, un anéantissement. Mais...à voir tout de suite après le stade s'embraser, à le voir se coiffer d'un rouge puissant, à l'entendre hurler comme autant de cœurs heureusement unis, à l'entendre craquer sous le poids du plaisir, à le sentir infiniment soulagé d'être qualifié, à le savoir, ce stade, vivant comme jamais, vivant et solidaire, vivant et accompli, vivant et libéré...à voir ce bonheur qui semblait, pour ces gens-là, disparu depuis long, je ne pouvais pas me sentir égoïstement triste à cause d'une simple défaite.

Des matchs, j'en ai gagné beaucoup et j'en gagnerai sûrement encore toute une infinité et chacune de mes victoires fut pour moi une émotion particulière faite d'une illimitée joie. Mais aucune de ces réussites, y compris celles des grands soirs européens, ne me toucha autant que cette défaite-là. J'étais...au milieu de cette forêt, puisque c'était un stade bâti sur l'herbe d'une clairière, un stade au milieu des arbres qui ressemblait de loin à une apparition, à un immense fantôme circulaire et massif...prodigieusement fier d'avoir perdu. Fier d'avoir pu donner, par inadvertance et malgré moi, un haut orgasme aux supporters adverses. Fier d'avoir reçu mille et une insultes à mon encontre et à l'encontre de ma mère bien aimée, parce que ces insultes, certes dures, certes débiles, étaient l'incarnation d'un esprit combattant qui paraissait avoir quitté ces lieux depuis des décennies. J'étais fier et honteux au milieu de ces gens, au milieu de ces arbres, fier de leur offrir un pur réjouissement - allant au-delà cette fois de cette espèce de due satisfaction que j'offrais à mes propres partisans, peuplade d'exigeants, lors des nuits victorieuses - et honteux parce que portant les noires couleurs de l'adversaire.

Le stade brûlait encore quand je suis sorti des vestiaires pour voir la pelouse une dernière fois. Personne à ce moment-là ne savait à quoi je pensais, mes coéquipiers étaient trop soucieux quant aux conséquences que pouvaient avoir cette élimination sur leurs jeunes carrières, mon entraîneur avait trop peur de perdre son emploi et mes proches n'étaient pas venus jugeant l'affaire déjà pliée et la destination pas assez exotique. Le fantôme brûlait encore, de rires et puis d'ivresses, quand j'ai pris le ballon. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire, je savais seulement que j'avais envie de toucher le ballon et de m'amuser avec. J'ai fait quelques frappes sous les yeux moqueurs des spectateurs qui étaient restés en tribune, sans doute pour prolonger le plaisir. Au bout d'un moment cet exercice me lassa comme le football, sans partenaires, n'est rien que vanité. Alors, sans songer au sens de ce geste, j'ai fait signe à l'un des stadiers de venir me rejoindre. Je fis de même avec les supporters et très bientôt, nous nous retrouvâmes à être une vingtaine autour de la balle. Dans la foulée, parce que j'étais à vrai dire exténué, je me proposai en tant que gardien de but et défiai toutes ces personnes que je ne connaissais pas de venir m'en mettre un, défi qu'ils acceptèrent plutôt joyeusement. En me projetant dans les airs pour capter le cuir, j'étais plein d'un fol enthousiasme, j'étais en vie, le monde tournait d'une façon musicale et ces autres qui jouaient avec moi souriaient magiquement. Ce fut un moment parfait. Une communion dans tous les sens du terme, ma première rencontre avec l'humanité et avec toute sa force. Ce moment parfait fut capturé par l'un des photographes restants.

Personne dans la presse n'en parla, il ne fut jamais question de moment parfait. Seulement de trahison, de crime envers mon équipe, envers mes dirigeants.

Pour ce crime, mes propres supporters m'ont conspué et menacé de mort. Je ne leur en veux pas, ils avaient cru l'image telle qu'on la leur avait présenté, avec du texte et non du sentiment. Ils avaient cru que je me moquais tellement des performances de mon club que j'étais allé jusqu'à jouer pour mes adversaires. Ils avaient cru que j'avais été soudoyé d'une manière ou d'une autre pour faire gagner l'autre équipe. Ils avaient cru que j'étais un vendu, un pleutre, un traître immonde. Parce qu'ils avaient cru cela, à chaque rencontre qui suivit je me faisais copieusement siffler. Mon entraîneur, conscient de mon talent mais désireux avant tout de ne pas se mettre le public à dos, me fit de moins en moins jouer. Je fus transféré à la fin de la saison dans un club moins prestigieux où, quelques semaines seulement après mon arrivée, mon ligament croisé antérieur se brisa suite à un mauvais appui. Ma rééducation fut longue et douloureuse, elle fut surtout solitaire.

J'avais, heureusement pour moi, lors de mes moments de grave mélancolie, toujours à mes côtés cette fameuse Une. Non, je ne parle pas de celle où je soulève le trophée au long nez, non plus de cette autre où, en costume blanc cassé, je pose crânement devant ma cheminée avec mon Soulier d'or. Non, je parle de ce cliché pris un soir de septembre 1991 et surplombé par un seul mot tracé en gras, à l'encre vive : "Salaud !"

*

Peu après sa carrière, Ernest Krankl engagea une grande partie de sa fortune dans la création d'une association contre l’illettrisme. Il fut aussi l'un des plus farouches opposants à la destruction du stade de Linz situé, comme chacun sait, au cœur de "la forêt fantôme".


Adalbert Stifter - Untitled

jeudi 5 décembre 2013

Sept.6.

12h34. Snowden a posté un commentaire : "N'importe quoi vraiment n'importe quoi. Quand on voit ce genre de trucs, on ne peut que comprendre pourquoi nous marchons sur la tête. Ce film est un absolu non-sens et son réalisateur devrait être condamné aux travaux forcés pour avoir osé travestir autant son support de base !"

Sam s'éloigna de son ordinateur puis se dirigea vers la cuisine où son fils, âgé de neuf ans, l'attendait. Sam sortit du four les rouleaux de printemps qui y doraient ainsi qu'une trentaine de pommes noisette jaunes et brûlantes. L'enfant mangea le tout avec bon appétit et remercia son père pour le repas en lui donnant un rapide baiser. Sam était ému par la joie de vivre immanente à cet être qu'il avait lui-même conçu. Il pensait parfois à Nancy, la mère du jeune garçon, mais sans jamais parvenir à aucune conclusion à son sujet. Il ne savait pas s'il l'aimait encore ou même s'il ne l'avait un jour aimé, il s'avait seulement qu'elle s'appelait Nancy comme la ville lorraine et qu'une semaine sur deux, elle venait prendre Sam.

13h23. Snowden a posté un commentaire en réponse à LuciusM : "Je te demanderai de rester courtois et surtout, de te mettre bien profondément où je pense toutes tes remarques à deux écus. La Gauche nous prend pour des imbéciles depuis trop longtemps, il n'y a qu'à voir ce que leurs dirigeants disent de nous dans cette vidéo pour s'en rendre compte. Que cette dernière ait été volée et prise sur le vif ne change rien à l'affaire ni à sa gravité, bien au contraire !"

Son fils était monté dans sa chambre pour faire ses devoirs, laissant Sam à ses habituelles distractions. C'était un mercredi et un autre jour passé à la maison pour lui. Sam n'était pourtant pas sans emploi, il travaillait même beaucoup en réalité mais toujours de chez lui. Il était designer sonore pour une société indépendante basée en Angleterre et avait préféré la France à une mutation au pays de la gelée. Il gagnait bien sa vie, avait des amis qu'il voyait régulièrement et deux ou trois connaissances à son charme sensibles. Il avait des économies de côté et donnait à sa progéniture quasiment tout ce qu'il voulait sans pour autant le gâter trop. Il était un bon père, un amant pas mauvais et un ami constant.

15h37. Snowden a posté un commentaire : "Que viennent faire tous ces gens sur notre territoire ? Sont-ils nés ici ? Ont-ils fait la guerre pour nous ou quoi que ce soit du même genre ? NON ! Alors qu'il s'en aille, foutrement vite et par la petite porte ! Nous n'avons pas besoin d'eux et encore moins de leurs problèmes et de leurs maladies !"

Sam passa le reste de son après-midi a tenter de créer un thème musical destiné à une entreprise partenaire spécialisée dans les transports maritimes. Ce thème devait être diffusé lors d'un meeting très important pour la dite compagnie et il devait sonner à la fois "digne, puissant et feutré". Sam s'arrachait les cheveux sur cette composition depuis plus de vingt jours désormais et nombre de ses nuits avaient blanchi durant cette tâche. De son côté, son fils termina ses devoirs, se servit une tasse de chocolat bien chaud et se flanqua devant la télévision où plusieurs spirales colorées défilèrent aléatoirement tout en étant entrecoupées à certaines occasions par le rire d'une speakerine aux yeux hallucinés.

18h37. Snowden a posté un commentaire : "Que cette sous-merde de danseuse argentine se trouve un autre club et fissa ! Avec le salaire qu'il se tape uniquement pour pousser un ballon au fond d'une cage, il pourrait au moins mettre un peu de cœur à l'ouvrage et nous planter une ou deux banderilles par match ! Mais non, au lieu de ça, ce paria nous gratifie à chacune de ses apparitions d'une moue semblable à celle d'un tétraplégique - qui marquerait, soit-dit en passant, sûrement plus de buts que lui en l'espace d'une saison - et d'une nonchalance crasse, signe sans doute de sa débilité profonde. M'enfin, ce n'est pas étonnant quand on vient d'une cité et qu'on prie le mauvais Dieu, on ne peut pas être une lumière, loin de là !"

Ce fut l'heure du dîner, un pot-au-feu avec carottes, navets, pommes de terre et tranches de lard fumées. D'abord dubitatif car espérant quelque chose de moins rustique, son garçon une nouvelle fois absorba l'ensemble avec un plaisir non dissimulé qui sous-entendait que sa Nancy de mère le nourrissait moins qualitativement. Sam, lui, piochant dans son assiette assez timidement, était concentré sur la nuit de travail qui l'attendait et sur cette histoire de "digne, puissant et feutré". Il se représentait ses trois mots et tentait de les associer d'une manière ou d'une autre à un concept musical. Il échouait malheureusement dans cet effort et l'antinomie apparente entre ces différents termes y était certainement pour grand chose. Sam était nerveux, son fils le sentait alors il lui proposa de prendre une glace avec lui parce que la glace, disait-il, apaisait les soucis. Ce slogan, simple et diablement efficace, dérida Sam qui descendit à la cave chercher les précieux bacs pleins à craquer de glace aromatique. Vanille et fraise des bois pour Sam. Vanille, vanille et vanille, avec une bonne dose de chantilly pour l'écolier.

20h53. Snowden a posté un commentaire : "J'aurais fait exactement la même chose que ce bijoutier. Si personne n'est capable d'assurer la justice ici alors autant la faire soi-même. Et puis, il a tiré en position de légitime défense. Son geste était digne, son geste était puissant. Il l'a tué sur le coup et il a bien fait, il n'avait rien volé au final mais était venu pour ça alors pour moi c'est la même chose. J'espère que les autorités sauront le remercier pour avoir fait le travail à leur place et qu'il ne sera pas inquiété. Quant au criminel, bien fait pour lui, rien à dire de plus."

Sam souhaitait se remettre le plus tôt possible à la composition de ce maudit thème mais son enfant, rassasié et lavé, désirait passer la soirée avec lui devant l'un de ses films d'animation favoris. Sam aurait aimé dire non mais comme il avait déjà passé la majeure de sa journée loin de son fils, il acquiesça et retira de sa boîte le film en question. Il s'agissait d'une histoire à la structure des plus classiques et des plus éculées. Il s'agissait d'un prince orphelin et d'une princesse guerrière, au début ennemis avant de devenir amis et d'enfin, après une ultime épreuve riche en rebondissements, s’amouracher l'un l'autre sous les applaudissements d'une foule bienveillante. Au milieu du film, Sam prétexta de devoir vérifier quelque chose de crucial pour son travail en cours afin de s'éclipser.

21h56. Snowden vous a envoyé un mot doux : "Bonjour. Comment vas-tu ? Si tu vas bien, sache que moi aussi (j'ai même mangé de la glace à la fraise aujourd'hui, si ça ce n'est pas un signe de bonne santé, je ne m'y connais pas). Si tu vas mal, sache que je te trouve très jolie (hm, et si ce n'est pas suffisant pour te faire retrouver le sourire, sache que tu me plais vraiment, je ne sais pas, je sens qu'il y a comme quelque chose qui s'est déclenché quand j'ai vu ta photo pour la première fois. Ah oui, je sais ce que c'était maintenant, c'était ma chasse d'eau ! En même temps, j'avais bien besoin d'elle après avoir vu ta gueule ! Nom de Dieu comme tu es moche ! Plutôt que de t'inscrire sur un site de rencontres, t'aurais mieux fait de contacter un bon chirurgien esthétique ou de te renseigner sur les meilleures façons de se suicider !)(à ce sujet, je peux te donner un conseil, évite la pendaison parce que bon, je suis pas sûr qu'une corde aussi longue soit-elle d'être attachée à ton cou de grosse vache en manque d'amour, avec tes yeux débiles et tes photos qui ont sûrement été prises par ton salopard d'oncle le jour de ton anniversaire, tu sais c'était le même jour où il avait décidé de te montrer un truc au fond du garage en profitant de toi et ta naïveté) Oui, suicide-toi et arrête de rêver parce que le seul homme qui risque de vouloir de toi, c'est bien ton oncle et Dieu sait qu'il picole !"

Sam revint près de son fils, d'ores et déjà endormi tandis que le film n'était pas fini. Il éteignit l'écran et porta son fils jusqu'à son lit avant de le border avec délicatesse. L'enfant, entre son sommeil et sa réalité, se fendit d'un merci qui mit énormément de baume au cœur de Sam. Pendant les cinq minutes qui suivirent, il resta là au-dessus du lit, à observer tendrement ce jeune morceau de lui. Il était beau avec ses cheveux blonds, avec sa joie et avec son visage, calme tout en étant étrange puisqu'il pénétrait on le sentait dans de profonds royaumes dessinés par ses soins. Sam finalement quitta la chambre pour de bon et ce, à pas feutrés et retrouva son ordinateur où son labeur l'attendait.

00h41. Snowden a rédigé un brouillon : "76. Ils étaient 76 à guetter avec moi ce qui venait du ciel. Était-ce des navettes pour le transport venues de ces planètes encore inconnues ou seulement de lourds obus rocheux s'étant détaché de la lune suite à une catastrophe ? Nous ne le savions pas. Tout ce que nous savions c'est qu'ils étaient d'une vélocité sans précédent...*********** !
//balise:html.sublinks//
C'est nul ! C'est nul ! J'arrive à rien...Je suis un moins que rien...et moins que rien ! Pas étonnant que tout le monde rit à mon passage ! 76 passagers...Je vais nulle part avec cette histoire ! Nulle part et les autres passent leur temps à se moquer de moi, ici et jusqu'en Angleterre ! 
Thème musical sur des fonds marins, perles aux pourceaux ! Je devrais être au cœur des aurores boréales plutôt qu'ici à ne rien faire ! La ville me manque, ma vie d'avant me manque. Ils vont m'entendre. Ils vont me sentir avec leur thème marin. On va voir qui est nul. On va bien voir." 



4h07. Snowden a posté un commentaire : "Last !"


Le lendemain, Sam eut du mal à se réveiller de sa dernière nuit blanche mais prépara tout de même un vrai breakfast anglais à son fils, avec ses œufs brouillés, son bacon rosé et son jus d'orange pressée. Sans se faire prier, le garçon avala l'ensemble frénétiquement et en souriant. Sam répondit à cet appétit d'ogre et à ce sourire par un rictus similaire accompagné, plus étonnamment, par une phrase qui vint se poser directement au fond de l'âme du bambin. Ce matin-là, ayant à peine dormi et des cernes qui ne dépareilleraient pas d'avec ces gorges du désert californien, Sam dit à son fils qu'il l'aimait plus que quiconque au monde et ce, pour la toute première fois. 


Winsor McCay - The Children of Ignorance


samedi 30 novembre 2013

Sept.5.

On m'enseigna en l'espace d'un mois tous les fondamentaux. De comment me grimer à comment bien marcher avec de hauts talons et au sein de corsets aux formes aléatoires et souvent transparents. De comment adresser brièvement la parole à comment me taire pour longtemps. De comment être drôle à comment aisément camoufler ma tristesse. On m'emmena voir des personnes à l'excentricité folle et aux mots d'esprit d'une faiblesse rare qui étaient d'après mon entourage, parangons d'élégance et d'humour pointu. On baissa drastiquement mes rations culinaires, l'on m'emballa dans du plastique inconfortable et l'on me demanda de rester immobile pendant près de douze heures tandis que brûlaient sur mon visage de longues feuilles vertes arrachées à un arbre au nom très exotique. On me fit écouter des morceaux pleins d'une insoutenable démagogie et l'on m'expliqua fervemment que je devais les aimer. On me présenta des hommes qui se moquèrent de moi tout en se tordant de rire dans leurs costumes noirs, ils me touchèrent le front et le ventre, ils me déshabillèrent presque entièrement, continuant à s'esclaffer soi-disant pour mon bien. On me fit faire la rencontre d'un chef cuisinier unanimement reconnu qui m'offrit un plat dans son restaurant, pendant que je le mangeais et que je remarquais le peu de quantité et de goût proposé par sa nourriture, je sentais qu'autour de moi tout le monde se déchirait les lèvres afin de mieux refreindre leurs gloussements intenses. On me mena jusqu'au-dedans d'un gymnase, on me pria une nouvelle fois de me déshabiller puis de me regarder dans le miroir durant cinq longues minutes ; là encore, je pouvais sentir la grasse odeur de leurs rires. Ensuite, un homme plein de santé et au physique parfait m'expliqua des concepts dans une langue que je peinais à saisir tout à fait tant elle était sommaire. Il y était question de pas, de sauts, de volte-face mais toujours en des termes, soit barbares, soit volés à l'anglais. Obéissante, j'exécutais aussi valeureusement que possible toutes ces gestuelles troubles par cet homme exigées mais je me rendis compte, rapidement, qu'il ne fallait pas que je mette trop de cœur à l'ouvrage car chaque goutte de sueur extirpée de ma peau provoquait autour de moi une franche hilarité. On me fit rentrer chez moi, comme on autorise parfois aux prisonniers une minute de répit. Ma mère était toute excitée, elle désirait savoir ce que j'avais fait et si je l'avais bien fait, elle désirait savoir si j'avais rencontré du prince ou de la sommité, je lui répondis légèrement avant de fondre en larmes. Ma mère était déçue, visiblement, par cette réaction. Alors elle me parla de mon père et de leur relation vieille et déliquescente. Elle me parla ainsi de ses problèmes jusqu'à ce que le sommeil nous fasse pencher la tête.

Une fois l'aube venue, une main inconnue tira ma couette, mes vêtements de nuit et des pans de ma chair encore brumeuse et endormie. J'eus un sursaut de peur et d'énervement qu'en vitesse je ravisai. Ils étaient déjà là et déjà ils me captaient, ils m'attrapaient, guettant la moindre de mes réactions pourvu qu'elle soit exagérée. 

Je n'en pouvais plus mais ma mère, dans l'embrasure, souriante et espérant certainement, à voir son épaule dénudée de la sorte, qu'on la capte elle aussi, ma mère m'assurait que cette expérience m'améliorerait grandement. Un nouvel homme m'accompagna dans la salle de bain et demanda à me raser les jambes. Il me coupa à trois reprises. Le sang, roulant sur mon mollet blanc, fut recueilli dans une mince sphère de plastique avant d'être numéroté et remise à ce qui semblait être une sorte d'huissier. On me demanda ensuite de me regarder à nouveau dans la glace et de faire comme si j'étais seule, comme si tout cela était vrai, et de laisser exploser ma frustration. Alors que j'essayais de penser à de tristes images pour que des larmes me montent aux yeux, j'entendais clairement ma mère en train de réciter l'histoire de son mariage ratée et de comment j'en étais d'après elle la cause à une paire de techniciens du son. C'est là, dans cette maigre atmosphère, que l'horreur arriva.

Mon visage avait changé. Je ne parle pas de ces changements légers qui interviennent à telle ou telle saison, de ces petits rougissements, de ces points noirs, de ces gonflements autour des yeux, de ces rides aux joues. Je ne parle pas non plus de cette impression accidentelle qui passe en nous lorsque nous nous voyons pour la première fois avec une toute nouvelle coiffure, ni de ce que l'on ressent en se voyant amaigri ou bronzé par une semaine de jeûne ou d'ensoleillement. Je parle d'un bouleversement, d'un changement radical, comparable à celui des grands brûlés ou de ces accidentés qui, après avoir passé un an le visage bandé totalement, le redécouvre finalement et n'y voit que des plaies et des creux. Mon traumatisme était le même bien que, dans l'absolu, le reflet que j'observais me renvoyait des traits assurément gracieux. Mais je n'étais pas choqué par ce retour en grâce, la beauté n'ayant pas toujours été une étrangère pour moi, elle s'était seulement éloignée suite à des défaites répétées mais je la pressentais capable de retrouver ma trace. Non, ce n'était pas mon visage en tant que tel qui me choquait, c'était tout ce qu'il cachait vraiment, tout ce qu'il dissimulait. Non, à la vérité, c'était mon âme qui m'horrifiait.

Elle avait pris en à peine six mois une vingtaine de kilos, elle s'était engluée vertigineusement dans de froids marécages, dans d'amères cloaques où la lumière ne passait pas. Elle s'était perdue, quelque part entre l'horizon gris et la mer démontée, et avait pris le premier monceau de terre venu pour son île au trésor. Là, devant son écran, elle avait cru voir la solution et la fin des angoisses. Elle avait appelé à l'aide et fort aimablement on lui avait répondu, on l'avait engagé, on lui avait promis la lumière et on lui avait fait signer de nombreux formulaires. Elle avait décidé de maigrir. 
Un mois plus tard, à moitié nue dans sa salle de bain où elle feignait tant bien que mal d'être seule tout en l'étant vraiment et véritablement transformée, elle avait décidé de mourir.

*

La vidéo de son suicide fut visionnée plus de seize millions et demi de fois à travers le monde.
Le suicide de sa mère, scénarisée une dizaine de jours plus tard à l'aide de pilules variées et jolies, ne put malheureusement pas être filmé à temps. 


Serge Poliakoff - Vert et bleu


lundi 25 novembre 2013

Sept.4.

Les trains n'attendent pas.

Des bals populaires, des robes de dimanche printanier, des lanternes allumées lentement par des hommes à la carcasse droite et des femmes avec du rêve coincé dans leurs cheveux. C'était un temps d'autrefois, un temps de guerre et de province, un temps où certains puisaient encore l'eau et où d'autres, mieux fortunés, goûtaient à peine aux joies de l'électricité. On travaillait dur alors, bras dessus dessous, au sein de mines pleines à craquer, dans les profondeurs de caves faiblement éclairées par quelques chandeliers, au dedans de rivières où reposaient en nombre les ors et les diamants. On était pas payé large pour autant mais ça n'était pas grave, la préfecture était bonne avec nous et il y avait les bals comme dit avant. Il y avait le pain aussi et les nuits blanches, les nuits d'alcool et de festivité, les nuits où l'on sortait tous saouls, tous et tout d'un coup, histoire de prendre l'air, d'y mâcher le tabac et de fixer langoureusement un beau ciel étoilé. On avait l'impression en regardant cette longue écharpe noire et bleue criblée de pointes blanches, d'assister au meilleur des spectacles, de fouler du pied à la fois les jardins irakiens et le lumineux sol de l'Artémision. On se sentait chanceux comme ces hommes qui, à l'aide d'un simple morceau de bois, dessinaient des pays et des visages d'un insoutenable attrait. Chanceux comme ces lords de l'autre côté des mers qui du brouillard voyait venir maintes annonciations, maints esprits revenants et maints témoignages luminescents des gloires précédentes. Chanceux comme eux vraiment qui voyaient ces fantômes, ces morts ressortis des tombeaux aux teints superbes cependant et aux paroles sages, ces Alexandre et ces Arthur, ces Augusta et ces Elisabeth reparaissant au monde histoire de caresser, de leurs mains chaudes et blanchissimes, le menton de ces nobles à qui ils laissèrent le jeu des destinées. Là, ivres d'un vin mauvais, le dos démoli par ces efforts faits du lever au coucher, le ventre un peu vide parce que privé de viande, nos pupilles éprouvaient le plus grand des plaisirs, elles se délectaient à chaque seconde de l'immensité belle proposée par le ciel, elles s'y noyaient, s'y dilataient, y jouissaient extrêmement jusqu'à presque se fendre afin de la saisir dans son entièreté. Nous vivions un prestige égal certainement à celui rencontré par le premier des Hommes lorsqu'il vit, après quatre jours de marche au milieu d'une morte forêt, la première nuque au monde, la première chevelure sur celle-ci posée, comme une vague noire à l'allure de feu, la première des Femmes, la première nudité.

Les trains n'attendent pas.

mardi 19 novembre 2013

Sept.3.

Martha m'avait choisi, moi et nul autre homme au monde. J'étais son idéal, sa perle rare, le baiser à son front quand celui-ci remuait à cause de la fièvre. Martha et moi, on s'était rencontré comme font les bonnes gens, chez un libraire à quelques pas du "C" building. C'était, plus précisément, un libraire spécialiste en incunables, il faisait chaque mois des voyages vers l'Europe et chaque mois il revenait avec de vraies trouvailles qu'ils vendaient à prix d'or. Martha, elle, était là à la fois pour les livres et pour la conservation de cet aventurier lettré. Quand je l'ai remarqué, la première fois, j'ai tout de suite compris qu'elle devait beaucoup s'ennuyer à la maison pour boire avec autant de soif les paroles de ce savant ailurophile - deux beaux persans traînaient en effet toujours dans son office et ça semblait miracle qu'ils n'abîmassent jamais les œuvres précieuses entre lesquelles ils se faufilaient gracieusement - à la voix de ruban. Alors, flairant sa solitude, j'avais fait mine de m'intéresser à la même Bible qu'elle.

Martha m'avait choisi, moi et nul autre homme au monde . J'étais son génie, son grand blanc, la chaude main à ses joues roses quand celles-ci frémissaient trop. Nous avons discuté ce jour-là pendant près d'une demi-heure, avant toute chose sur les livres anciens et ensuite sur des sujets plus légers. Martha était belle comme un ouragan posté au-dessus des flots, ses cheveux avaient l'air d'être le prolongement de quelque frise peinte adorée des flamands et ses yeux étaient pareils, en bleuté et en intensité, à ces panneaux réfléchissants que l'on trouve parfois au milieu des déserts. Et Martha, en plus d'être très belle, avait un sens de l'humour à la fois noir et subtil qui m'embrasa sur place de par ses airs d'orfèvrerie profonde.
A la suite de cet élégant échange, comme elle ne pouvait pas rester éternellement, elle s'était éclipsée en me faisant un signe qui voulait dire non pas "adieu" mais "à bientôt", soit un mouvement d'espoir dans ma vie désolée.

Immédiatement après son départ, j'allais enquêter auprès de Werner, le libraire aux deux félins, afin d'en savoir plus sur cette apparition aux envoûtants contours. Il ne fut malheureusement pas très loquace, se contentant d'hocher la tête avec force désapprobation, et de me conseiller dans la foulée de ne plus m'approcher d'elle parce qu'elle était mariée à un ponte, soi-disant...


samedi 9 novembre 2013

Sept.2.

Un gymnase entouré d'arbres et de feuilles qui craquent, quelques rayons de soleil qui percent au travers de sa longue baie vitrée, le prodigieux parfum d'automne s'écoulant au dehors, mélange de fraîcheur et de mélancolie, l'odeur chargée des corps fatigués se diffusant au dedans, fine fusion de sueurs et de chaussures usées. Un bureau, derrière celui-ci, un homme, quarantenaire tout au plus, aux épaules sûrement revenues du Golgotha tant elles semblent travaillées, aux lunettes à montures légèrement dorées et au front marqué par trois grosses rides qui paraissent reprendre ce simplissime dessin composé de trois traits ondulés que l'on donne aux enfants pour définir la mer. Devant cet homme et devant ce bureau, un trentenaire ordinaire, engoncé dans un vêtement mal adapté aux coutures inélégantes et aux couleurs passées. Les deux hommes s'adressent la parole et l'on sent, grâce aux positions mais surtout grâce aux voix qu'une certaine hiérarchie est en place, sûrement s'agit-il là d'une audition, sinon pourquoi ce bureau et pourquoi cet air grave et cet air gêné, pourquoi l'un donnerait l'impression de jouer toute sa vie tandis que l'autre, aux trois rides maritimes, l'observerait, tranquille, en jouant trois fois rien, si ce n'est ce matin d'automne et la vie de cet homme ? 

Seule une audition peut motiver de telles soumissions entre deux êtres humains apparemment inconnus l'un de l'autre. Seule une audition peut faire fléchir volontairement un mince trentenaire avec autant d'aisance, parce que cette audition représente l'espoir, pour lui, de briller quelque part et de goûter enfin, un minimum, à l'extraordinaire. Mais pour cela, il faut que le trentenaire se comporte le plus agréablement possible, qu'il obéisse aux goûts et aux envies de son interlocuteur tout en restant, et c'est là le plus dur, l'homme qu'il était il y a quelques heures, avec ses défauts et ses qualités ; cet homme honnête qui ouvrit ses rideaux avec paresse et vit, dans l'immeuble voisin, un jeune couple en train de se griffer violemment au visage. Cet homme honnête qui fit sa toilette avec force attention afin de n'oublier aucune peau morte de la veille ou quelque mie de pain égarée sur ses lèvres. Cet homme honnête, trentenaire amoureux de la laine et des teintes criardes, qui répéta devant son miroir la phrase suivante pendant cinq bonnes minutes : "Je suis différent."

Une audition certes mais pour devenir quoi, ou qui ? Était-ce une histoire de théâtre ou de musique ? Était-ce un recrutement pour l'une de ses émissions destinées à la masse ouvrière ? Souhaitait-il le tester pour découvrir en lui toute sa débilité, toute sa faiblesse et toute cette bonne chair qu'il offrirait aux spectateurs pervers ? Ou était-ce tourné vers quelque chose de plus secret ? Il était difficile pour ne pas dire impossible de le déterminer tant les questions, qui sont restées de cet entretien, demeurent soit ésotériques, soit plates comme la Terre d'avant...Voyez :


Quarantenaire aux trois rides - Quels sont vos antécédents médicaux ?

Trentenaire ordinaire - Pas grand chose, j'ai attrapé mon lot d'angines et de rhumes fulgurants mais rien qui aille au-delà de l'ordre ou de la morale, pas d'anévrisme ni de souffle au cœur, pas même une petite apoplexie à me mettre sous la dent. Je fais un mauvais malade, sûrement.

Quarantenaire aux trois rides - Et parmi vos parents ?

Trentenaire ordinaire - Mon père a travaillé beaucoup dans le textile, dans la maille plus précisément mais il ne s'est jamais approché de ces machines dangereuses qui vous posent de la suie sur les entrailles, du coup, il est seulement mort d'un trop d'alcool. Quant à ma mère, c'était une petite maman, avec les cheveux bouclés et une infection à la vessie une fois tous les quatre ans mais rien de plus, et elle est toujours vivante, elle vit là-haut, près de l'église, je ne sais pas si vous situez...

Quarantenaire aux trois rides - Je ne suis pas d'ici. Et vous avez des sœurs, des frères ? 

Trentenaire ordinaire - Non, j'aurais pu avoir un frère mais la Mort en a décidé autrement et l'a pris alors qu'il avait même pas un an, triste histoire s'il en est. Sinon, j'ai des cousins dans le sud d'après ce que je sais mais je ne les ai jamais vu. 

Quarantenaire aux trois rides - Bien. Revenons à votre mère. L'aimez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Je l'aime comme une habitude...comme une étoile que l'on retrouve chaque nuit accroché dans le ciel ou comme une viennoiserie que l'on prend au goûter. Mais je ne l'aime pas plus que ça, si cette étoile venait à être là le jour ou si je finissais par me nourrir exclusivement de cette viennoiserie, j'en aurais vite marre. Avec tout le respect que j'ai pour elle, disons plutôt que je l'aime bien, comme on aime un chat par exemple.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois. Comme vous parlez de viennoiserie, dites-moi un peu, comment sont vos repas, de quoi se composent-ils ?

Trentenaire ordinaire - Enfant, je mangeais tellement que l'on m'appelait le bossu de devant. J'en ai souffert, tant et tant que ça a fini par me dégoûter des plaisirs nourriciers. Par conséquent, depuis que j'ai quinze ans, j'ingurgite uniquement des fruits frais, oranges, tomates et pommes, et quelques légumes verts. Je mange très peu de viande, parce que j'ai pas le sou bien sûr mais aussi parce que je trouve dommage ce qu'on fait à ces bêtes. J'ai vu de ces images vous savez, du veau que l'on emmène, avec ses yeux très tristes, loin de sa mère et qu'on découpe ensuite sans dire un mot, sans faire une messe. Je comprends qu'on s'en nourrisse parce que c'est excellent et important pour la santé mais on pourrait faire autrement, avec davantage d'étiquette.

Quarantenaire aux trois rides - Et le poisson ? Et les viennoiseries, en soi ?

Trentenaire ordinaire - Le poisson me déplaît. Pour moi, il y a un "s" en trop. Ce sont des animaux laids qui, outre leur formidable capacité à respirer sous l'eau, produisent peu d'émotions chez moi. Et pour les viennoiseries, j'en mange une seule par jour, c'est la seule chose qui me soit restée de ma gourmandise d'enfant, la seule chose sucrée, et puis peut-on honnêtement résister à la pâte d'amande et aux éclats de cacao ? Non, nous le pouvons pas.

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses. Passons à un autre sujet voulez-vous. J'aimerais que vous me parliez de votre corps, que vous me disiez si vous l'aimez ou non et que vous me parliez des quelques blessures qu'il a sans doute subi.

Trentenaire ordinaire - Je veux bien mais je ne sais pas trop quoi vous dire là-dessus. Mon corps, et bien mon corps est mince pour les pauvres et maigre pour les riches. Mon corps a une côte fêlée depuis tout gosse, mon corps a le dos en compote mais des jambes bien portantes, musclées je crois. Plusieurs femmes m'ont même dit que j'avais des jambes de sous-marinier, dans le sens où elles avaient l'air aussi pleines de sang que celles de ces derniers. Après, savoir si je l'aime ou non, mon corps. Cela dépend des jours et des miroirs, cela dépend des saisons et de mon hygiène, en soi, je l'aime quand il est nu et qu'il fait un effort. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire exactement.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois tout à fait rassurez-vous. Et votre visage, qu'en pensez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Mon visage sort d'un livre d'horreurs. J'ai le nez d'un étudiant en art et la bouche d'un zèbre, j'ai des joues, malgré ma maigreur, rondes et rouges et un front qui ressemble à ces briques mal peintes qu'on trouve dans les chapelles. Seuls me plaisent mes yeux, parce qu'ils sont d'un bleu qui tire sur l'infini et que parfois, quand je m'ennuie, je peux m'y plonger des heures et des heures encore. Mes cheveux aussi ne sont pas mal, j'aime leur longueur ainsi que leurs reflets, bordeaux et capucins. 

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses et pour cette honnêteté. Je vous rappellerai. 

Trentenaire ordinaire - Attendez, monsieur, attendez. Je ne vous ai pas montré mon numéro ni comment je danse ni comment je sais rire. 

Quarantenaire aux trois rides - Ce n'est pas grave, ce n'est pas ça qui m'intéresse chez vous.

Trentenaire ordinaire - Mais j'avais préparé tout un spectacle rien que pour vous, avec des acrobaties et des devinettes vraiment ardues. J'aimerais tant que vous me choisissiez savez-vous ?

Quarantenaire aux trois rides - Ne vous en faites pas. Je vous ai déjà dit que je vous rappellerai et je n'ai qu'une parole. Alors, soyez tranquille et disons-nous au revoir.

Trentenaire ordinaire - Mais, pardon, pardon, mais si ce ne sont pas mes talents d'acteur ou d'illusionniste qui vous intéressent chez moi, et bien qu'est-ce donc ?

Quarantenaire aux trois rides - Vous le saurez bientôt, n'ayez pas peur. En attendant, au revoir et merci.

Trentenaire ordinaire - Merci, oui, merci et au revoir...


L'homme s'était déjà levé et avait quitté le gymnase, laissant derrière lui, l'autre, interdit et enjoué. Interdit car ne sachant pas en quoi il était différent ni même s'il l'était réellement, et enjoué parce qu'il savait qu'un jour prochain son téléphone sonnerait, et qu'il attendrait cet appel comme on attend Noël : avec ferveur et les larmes aux yeux.


Adolfo Hohenstein - Illustration pour l'Iris de Mascagni




samedi 26 octobre 2013

Sept.1.

Décidément bon à rien je devais être. Seulement quelques jours avec ma nouvelle classe et déjà une mauvaise note. Ils ne me le pardonneront certainement pas. Ils feront peut-être comme la dernière fois, me demandant de rester debout face à un mur pendant près d'une heure. Une heure où je me penserai en sécurité, bien que puni et où je songerai aux dix mille beautés cachées dans la nature. Une heure où mon frère rôdera derrière moi, pour s'assurer que je m'acquitte correctement de cette tâche. Une heure où, précisément au moment où je serai le plus détendu et le plus happé par ma rêverie, ce même frère surgira pour projeter violemment ma tête contre ce mur. Je n'y verrai alors plus rien, du sang remplira mes yeux et j'aurais mal, mal comme jamais, car à l'intérieur de mon crâne, se répétera inlassablement la violence du choc et ce durant quinze longues minutes. Ma tête contre le mur, écrasée, détruite en un simple geste de la main et par mon propre frère. Mon crâne fendu, mon crâne sonné pour de bon, par les briques grises du garage, par la main de mon frère.

Au soir, ils se sont tous moqués de moi, de l'épaisse bande de gaze que j'avais dans les cheveux et de l'espèce de chauve-souris rouge qui s'y dessinait sur le dessus. Ils me disaient que saigner autant suite à un traumatisme aussi bénin, était le signe clair de mon manque de virilité. Onze ans que j'ai et ils me bassinent avec leur virilité. Les fleurs dont je rêve ne sont pas celles des femmes, pardonnez-moi. Les fleurs dont je rêve sont les bleues coloquintes ou ces blanches autrichiennes qui vivent en orphelines au sommet des montagnes. Un homme ne saigne pas, un homme ne pleure pas, un homme ne se plaint pas. Tel était, fort malheureusement, le credo familial. 

Après le dîner, après que l'on eut bien ri de ma blessure et qu'on se fut bien gaussé de mon humiliation, j'ai été autorisé au coucher. Comme chaque nuit, j'ai pensé à ma sœur que je jalousais tant. La pauvre s'en était allée il y a deux hivers de cela, sur une maladie d'os. Elle en avait de la chance d'être morte ainsi. Elle était partie juste avant que les violences ne s'intensifient à notre égard, peut-être par prescience. Elle était partie avant que Père ne lâche prise et avant que mon frère ne goûte aux joies de la torture. 

Igrid, petite mauve aux yeux glacés, tu as bien fait de quitter cet endroit. Ici, il n'y a plus rien de bon. L'eau que l'on nous fait boire ressemble à de l'acide et les crêpes que maman fait sont dénuées de saveur, elles ont beau être faites devant moi, j'ai l'impression quand j'y plonge mes dents qu'elles datent d'une décennie au moins. Ici, il n'y a que des outrages et des plaies en pagaille. Et le pire, c'est qu'on ne me laisse pas le droit à la cicatrisation...j'en veux pour preuve le fait que la nouvelle occupation favorite trouvée par mon frère est de retirer, comme des languettes brunes, toutes mes croûtes naissantes. 

Enfin Igrid, mon école est publique et c'est là mon salut. Enfin Igrid, ça, c'est ce que je pensais quand Père et Mère acceptèrent de m'y inscrire. C'est, à la vérité, encore pire que tout puisque le moindre de mes manquements scolaires est puni cent fois plus qu'une erreur ordinaire. Un jour par exemple, par trop de hâte, j'avais laissé à la maison mon crayon à papier et j'avais par conséquent dû me débrouiller sans. Mais les exercices étaient difficiles et exigeaient cet outil, c'est alors que sans que je ne le veuille et sans que je ne dise rien, c'est alors que ce garçon m'a tendu son crayon à papier. J'ai refusé, poli et silencieux, mais il a insisté et m'a bien signifié que je pouvais prendre ce crayon car lui n'en avait pas besoin puisqu'il en avait plein. J'ai fini par accepter, sans dire un mot, le remerciant uniquement par un léger signe de tête. Il prit ce remerciement comme une bénédiction qui fit apparaître sur ses deux joues les pointes d'un sourire gracieux. Le soir venu, sur le chemin de la maison, ce froid chemin de terre que j'empruntais toujours avec une incroyable lenteur histoire de prolonger les plaisirs extérieurs, je ne pensais plus à mon crayon oublié et pensais simplement à ce prodigieux cadeau que ce garçon m'avait fait. Car pour moi qui découvrait la joie du recevoir, ce court crayon offert avait autant de valeur que l'or pour les chrétiens.

C'est le visage déformé par un rictus qu'ils ne me connaissaient pas, que mes parents m'ont accueilli. Ils avaient l'air sincèrement dégoûté d'apercevoir parmi mes traits, cet embryon d'amicale tranquillité, cet écho au sourire plein de grâce du garçon. Ils avaient cette même expression d'horreur quand Igrid, toi ma sœur, tu leur parlais du chat des voisins qui parfois venait jouer dans tes bras. Mais Igrid, ce que tu ne sais pas, c'est que pour eux, je suis devenu encore moins que le chat des voisins. Tu te souviens qu'ils avaient essayé de le faire périr dans les flammes et qu'il en avait réchappé de peu ? Et bien, que crois-tu qu'ils ont fait avec moi ? 

Ils m'ont d'abord assis et interrogé en détails, comme chaque soir, sur le déroulement de ma journée. Je me suis soumis à cet interrogatoire en prenant soin de ne pas parler de cette histoire de crayon. Ils ont tout écouté sagement et chose effrayante, ils ont souri eux aussi. Père et mère, imagines-tu ? Moi, je l'imagine très bien et je peux te dire que c'est une vision dont on ne ressort pas. Toujours est-il qu'en les voyant frappés ainsi par cette inhabituelle grimace, je me suis mis à sourire moi aussi, sûrement par mimétisme et sûrement pas à cause d'un quelconque regain de bienveillance sur leur compte. Nous nous sommes souris pendant bien une minute. Et tout s'est ensuite enchaîné rapidement.

"Et ton crayon ? Tu n'aurais pas oublié ton crayon par hasard ?" / Oui, excusez-moi, Père, excusez-moi franchement. J'ai tout de même réussi à m'en passer. / "Comment as-tu fait ? Tu as osé demander l'aide de quelqu'un ? Tu as osé te faire remarquer alors que l'on exige de toi que tu te fasses aussi discret qu'un rat ?" / Non, pas du tout, Père, j'ai fait sans, c'est tout. Jamais je n'irai adresser la parole à quelqu'un d'inconnu, ni même à quelqu'un de connu sans autorisation de votre part. / "Chérie, attache-le à sa chaise, je crois que ce clown nous ment." / Aussitôt des nœuds, serrés en diable, embarrassèrent mes poignets et mes jambes / "Je vais fouiller ton sac, voir si j'y trouve quelque chose..."

Naturellement, Père trouva le crayon. Mère, à la lumière de cette découverte, fut prise de convulsions. Comme si elles venaient de surprendre Père en train de forniquer avec une autre qu'elle. Elle paraissait trahie et profondément blessée. Elle a chuchoté à l'oreille de Père. Père acquiesça. Je me demandais ce qui se tramait au juste et si j'allais tâter une nouvelle fois au supplice du mur. Un rire traversa la cuisine. Un rire juste après l'impact. J'avais très mal et pourtant, c'était comme si je ne ressentais rien. Père venait de me planter mon tout nouveau crayon au travers de la joue. Je n'avais pas vraiment mal tant l'objet avait efficacement transpercé la chair, à peine sentais-je sur le bout de ma langue, la saveur si particulière, mélange de pluie et de cuivre, de la mine de ce genre de crayon.

Puis, je n'ai plus senti qu'une saveur cuivrée. Le sang me coulait sur la joue et à l'intérieur de la bouche. Mère venait de retirer d'un coup sec mon outil d'écolier. J'avais désormais un peu mal, un peu froid, et surtout beaucoup de peines pour mon camarade. Il m'avait offert l'un de ses crayons et je n'avais pas su y faire attention. Maintenant il était tout recouvert de mon sang, de cette substance rougeâtre qui, apparemment chez moi, exultait avec davantage de force que chez les autres, signe de mon absence de virilité. J'ai tendu la main vaguement en direction de celle qui m'avait mise au monde, pour qu'elle me rende mon crayon avant qu'il ne soit trop abîmé. Elle a fait mine de me le rétrocéder avant de le briser de ses deux mains. Ma joue crevée s'ouvrit encore un peu plus, je criais, je m'en voulais, quelqu'un avait eu de la bonté envers moi et je n'avais pas pris soin de son bien. Je criais follement et sur ma langue, le cuivre dominait, comme au cœur des orchestres pragois. 

*

Ce matin, mon Maître, un homme qui ressemble d'allure à un trognon de pomme, m'a remis mon contrôle. Igrid, j'ai eu un sept sur vingt. Et j'ai peur, du mur et d'encore plus violent. 
J'ai peur pour moi et pour mon frère parce que je crains qu'il l'oblige, pour le faire grandir, à accomplir cet immonde devoir. J'ai peur pour mon cadavre, aussi, j'espère qu'il sera épargné car au fond, j'espère pouvoir te rejoindre en un seul morceau. D'ailleurs, Igrid, c'est vrai que s'ils me tuent au moins je te rejoins, oui, c'est vrai que dès ce soir, je pourrais te rejoindre. Je compte sur toi pour avoir des tas de choses à me dire et pour avoir retrouvé le chat. Je compte sur toi pour être là, ma petite mauve aux yeux glacés.

Et, au pire, si je ne te rejoins pas ce soir, dis-toi que je te rejoindrais sûrement demain matin, l'étang n'est pas si loin et je ne sais pas nager.


...avec toi Nature, vallées et oiseaux blancs, avec toi les éclosions, le corps étourdissant des roses piégées par l'aube fraîche, avec toi les parfums fabuleux, les frontières balayées et les jouissances nombreuses, avec toi, ces chansons en allemand sur les verts dragons et ces poèmes français à la gloire de romances, impossibles et pourtant...avec toi, ma mort, j'expérimenterai, le sourire assumé et les larmes qu'on sèche, lentement, du bout des doigts, avec tendresse, tout en me répétant qu'il me faut les chérir ces sanglots lourds de sens, et tout en m'invitant à aimer sa poitrine, éternelle et parfaite...avec toi, ma mort, je vivrai à rebours l'amour qui me manqua et j'irai, au mariage d'Igrid, et là, pour elle et moi, cela sera la fête, depuis le pays des chats et des rivières belles, là, dans sa robe d'ivoire, je la féliciterai, moi, en costume blanc et noir, avec à mon cou une vénusienne et à mes joues, un sourire qui lui non plus, ne cicatrisera...


Caspar David Friedrich - Le Matin


samedi 19 octobre 2013

Unter Hacking / Jeune homme de son temps

Ce qui figurait alors au sein d'une recherche esthétique, profonde et désabusée, n'est plus désormais qu'une sorte de crasse parade dédiée à la répétitivité . Les pleurs du diable, les joues forcément rougies des anges, la nervosité des femmes, tout concourt à faire de cet éloge à l'aléatoire qu'est l'existence, un orchestre puant.

Auparavant la caméra filmait directement les corps avec intensité, elle était lourde et laissait derrière elle des bleus sur les épaules des différents cadreurs, saisissant ainsi l'indéterminé, ces ombres dispersées qui se dénudent en arrière-plan, et ces poussières parfaites entourant le cadavre.

Il y avait de la robotique, des carcasses de chiens mécaniques partout dissimulés, sous les tapis et sous les trappes, des policiers aux visages émaciés, métamorphosés par la drogue qu'ils prenaient quotidiennement, dans des bouges près des climatiseurs.

C'était l'époque des lasers, ces rayons rouges ou bleus qui pouvaient au choix, transpercer la peau ou la guérir de quelques apories, l'époque de l'horizon fendu par l'électricité, des collants arrachés et des cheveux pérox' éternellement en train d'onduler, tandis que la musique, posait ses deux mains douces sur nos chairs captivées.

On savait s'amuser, ça oui, on faisait pas les choses à moitié, on rentrait à cinq dans des véhicules touchés par le guépard, on y ramassait tout ce qu'on trouvait, aiguilles, poudres et méthylènes. On s'en mettait plein la tronche, tant et si bien que nos fronts grossissaient quand on revoyait le soleil, tant et si bien que parfois nos caboches explosaient et qu'en-dessous, on découvrait ces fleurs, ces luxuriances inouïes, cachées en nous par l'Etat tout puissant.

Il y avait l'art de bien s'habiller, de tanner le cuir et de se le faire briller, l'art de la vitesse et de la maniaquerie, nous étions de véritables petites starlettes ! Extrêmement désagréables avec nos proches, extrêmement futiles, mais avec de la vie et du néon suintant de tous nos membres. Nous étions lumineux. Lumineux et formidablement idiots.

La rue crachait chaque jour son lot croissant d'intestins grêles. Il faut dire que nombreux étaient ceux qui, à force de se charger dès le lever du jour, finissaient en vrac total. J'ai vu pas mal de mes amis mourir de cette façon, c'était pas beau à voir, ils dégueulaient leurs foies d'abord, leurs pancréas ensuite et enfin, l'ensemble gluant de leur réseau intestinal. Une fois que le dernier mètre était déroulé, ils s'étalaient sur le sol et guettaient la faucheuse. Et il y avait toujours, une espèce de magicien qui s'agitait au-dessus d'eux et qui leur disaient, avec ces mots à lui, que ce n'était pas grave. Alors, ils crevaient et devenaient plus blancs encore qu'ils ne l'étaient la veille.

Ils ne restaient plus d'eux en fin de compte, que des brèves tracées malhabilement dans des journaux à un sou. Ça, et leurs cœurs, le seul organe qu'ils n'avaient pas dégluti et qui demeurait intact malgré les multiples heurts faits à son endroit, que ce soit par les romances à la flotte ou les trop longs massages à coups de poignard. Leurs cœurs, à mes amis, ils étaient magnifiques, on aurait dit de minces batraciens trempés dans du sherry. Leurs cœurs, on en tirait facilement quatre briques à la revente, et de ces briques, on en tirait bien deux ou trois sachets de pur en moulant bien. On s'en voulait un peu de se livrer à un commerce aussi funeste mais on était certains que les partants auraient aimé voir ça, nous voir tous ensemble en train de communier et de défier l'Aurore.

Un de ces jours-là, en juillet, quand la route nous restait sous les chevilles à force d'avoir erré, Margreth m'a dit au revoir. C'était une chouette fille, diplômée en chimie, jambes pareilles au fuselage d'avions conceptuels, sens de l'humour digne des meilleurs british et lèvres surabondantes. J'avais mangé en elle pendant près de six mois, on allait parfois chez elle, parfois dans des hangars, parfois même on s'offrait des promenades en apnée, là, dans le fond bleu de la piscine municipale. Dieu que le maire nous haïssait pour ça, d'autant qu'on était si beaux, si merveilleusement charpentés par rapport à lui...Il devait rêver de nous voir avec la gorge tranchée ou espérer que l'un de ses dragons nous décapite salement.

L'alcool était pas cher, le soleil était au rendez-vous, elle avait des yeux comme des guides et nous batifolions avec suavité. Un matin de juillet, pourtant, elle m'a dit au revoir. Elle devait finir ses études ou quelque chose comme ça, ou alors c'était une histoire d'enterrement, ou alors son père, encore une fois, avait eu un foutu malaise cardiaque, la maladie des ignorants. Elle est partie mais avant cela, nous sommes allés nous faire tatouer, de la tête aux pieds, des cartes de pays inexistants. On douilla sacrément mais toutes ces formes, tantôt rondes, tantôt acérées, sur nos corps décharnés, valaient la peine de souffrir un peu. Elle partit par le prochain subway, superbement colorée qu'elle était par notre amour et tous ses tatouages. Quelle beauté lord ! Quelle éminence !

C'est sûr, la gamine rivière qui lui succédera devra être un morceau, sinon, j'aurais tôt fait de l'oublier.

Le bruit des moteurs était sur nous, cette fois, c'était en novembre, il pleuvait beaucoup, j'avais très faim et dans les poches tellement rien. Les policiers, après avoir interdit à peu près tout, d'abord le rire, puis le trafic de dures, enfin l'orgasme, avaient fini par filer notre trace.
J'ai presque rien senti quand le commissaire en chef a planté son cutter au dedans de mes os.
C'était comme un chatouillis sauf qu'à la fin j'étais mort.

C'était la vie.


Henry Darger - "Allégorie de la caverne"



mercredi 16 octobre 2013

Courrier 2

"Une bouteille d'encre que l'on débouche du bout petit des dents.
Croissance exponentielle des fleurs sur trois des cinq continents.
Ce lourd caillou saillant sur lequel tu avais, soigneusement, gravé nos deux prénoms, enfant.
L'héritage, les allers-retours à la banque, voir le visage des proches dans le noir, décomposé.
Ce baiser que tu posas sur le front d'une jeune fille.
Qu'est-elle devenue d'ailleurs ? Fait-elle le tour du monde en compagnie d'un prince 
Ou pousse-t-elle un caddie en banlieue parisienne ?
Cette cascade où tu pensais, à chaque fois que tu passais devant, qu'il y avait une longue salle cachée juste derrière.
Un jour, tu t'es aventuré, tu as, de ton bras nu, écarté le rideau de l'écume, ces cheveux vifs et blancs abritant le trésor et tu as vu, très vite, qu'il n'y avait rien, rien d'autre qu'un odieux mur de boue.
Depuis, tu ne t'aventures plus, tu as cessé d'imaginer pour te recroqueviller dans le définitif.
Adieu vivance, théâtralité du quotidien, adieu prestiges du rêvé.
Tu as quitté ta forêt, tu as quitté ta nuit."

Recevoir ces quelques mots avait quelque chose de miraculeux. Parce qu'ils étaient écrits, noir sur blanc, par une main inconnue. Et que cette main, en me les destinant, souhaitait communiquer ou mieux encore me connaître. Cela voulait dire que j'existais et que l'on m'estimait suffisamment valeureux pour comprendre le poids véritable de toutes ces phrases. Cela voulait dire que la vie ne s'était pas finie autour de moi et que mon entourage n'était pas un peuple d'invention qui déambulait dans ma chambre pour me faire croire à je ne sais quelle logique. Cela voulait dire que la maladie ne m'avait pas effacé totalement des tablettes de l'existant et que, quelque part sur cette Terre, on se souciait de moi.

C'était déjà une victoire que cette lettre-là. Qu'importe qu'elle fût écrite maladroitement et paraisse faussement énigmatique, je la chérissais comme mon ombre. Néanmoins...

Je n'ai jamais, d'après mes souvenirs, tracé mon nom sur une larme rocheuse. Tout comme je n'ai jamais choisi le front pour embrasser mes tendres. Quant à la cascade, elle semble être un élément purement métaphorique donc je ne m'y attarde pas mais quand bien même je le ferais, les seules cascades que j'ai pu voir avant mon diagnostic se trouvent uniquement dans l’œuvre de Leblanc.

J'ai si peu voyagé vous savez. J'ai seulement vu la France et ses départements. Du soleil rasant de la côte andalouse au froid acupuncteur du plateau bavarois, je ne connais que des représentations figées et encyclopédiques.

A un moment, j'ai fini par penser, devant tant de bizarrerie, que j’avais reçu par erreur cette lettre. Que j’avais reçu celle-ci à la place d’une autre ou à la place de rien. Mais c’était nier l’indéniable puisque mon nom figurait bien sur l’enveloppe ainsi qu’au bas, dans un griffonnement presque indistinct, de la lettre en question.

Le seul nom manquant était celui de l’auteur, soit le plus important.



A3337




samedi 5 octobre 2013

Les Secondaires

Flammes, Héloïse, portrait de grandes destinées dans la boue dessinées, l'ombre caresse et pose ses membres blancs sur nos visages émues.

La pluie est là, Séverine, entonne des cercles d'or où les enfances vont avec un cri d'oiseau, dimensionner les parcs de nos admirations.

Aube éboulement et marche funéraire, Esméralde, j'en finirai, un jour ou l'autre de ces images-là, j'y mettrai du plomb et de la cendre, et de la majesté, et du tout abattement.

Neiges éruptives parues à l'horizon, Faïence, cache tes souvenirs, dissimule tes rêves, enseveli ensuite toutes tes possessions, elles te sont inutiles, seul le regard compte et tu l'as magnifique.

Tonnerres nocturnes et blancs, Perrine, décoction fantastique composée par les cieux, veines éclatées sur le front du divin, pousses de vignes s'infinisant et décrivant d'arithmétiques spirales à la beauté glaçante, quelque part vous grondez, quelque part en partant sans laisser une lettre.

Grêles abominables et folies punitives, Valentine, long rivage de sable démonté, de mer en uniforme et de naïvetés, j'ai pour toi des excuses durant une vie au moins, j'ai pour toi les chaînes que je t'ai mises et qu'enfin je mérite, j'ai pour toi d'insécables sanglots qui en chutant me font de nouvelles jambes et bras, j'ai pour toi, rien que l'hideux visage du passé mensonger.

Vent de terre, Edith, rouge comme la fin du monde et noire comme le baiser, cœur palpitant sur le parquet, poignet percé, cuisses presque arrachées, joues dépravées, oreilles détachées et lourds seins cisaillés, corps morcelé, chairs brûlées, os écrasés...même sous ces tortures, même en train de gésir, tu resteras, ma Sœur, l’Épinal du désir.

Frissons des civilisations anciennes et oubliées, Alma, des foules de citadins, des grappes paysannes, vivent, respirent, s'unissent et se défont en pensant à chaque fois, lorsque la peur grimpe sur leurs fronts décatis, à l'élégante lumière qui jalonne ton pas et qu'ils entraperçurent, un soir, toujours par erreur et toujours par hasard, au carrefour des songes et des endormissements.

(Brouillard fédérateur aux contours survoltés, Ménéccle, je survis sous ton arbre et mange à tous les jours son fruit imaginaire, ses arômes sont rares, coûteux et solennels mais ils sont tant subtils qu'ils valent bien mille morts.
Mille morts où j'enterre, et les flammes et la pluie, et les aubes et la neige, et le tonnerre et les grêles, et les vents et le frisson...uniquement pour te plaire.
Ô, Ménéccle, comme aisée est cette oeuvre, quand on côtoie déjà toutes ces épiphanies rien qu'en reproduisant ton nom sur une feuille ! Comme elle est ridicule, Ménéccle, ton oeuvre demandée !
Comme cette jalousie installée dans mon œil...)


Jacques Linard - Les cinq sens et les quatre éléments

lundi 30 septembre 2013

EYE FUTURE // Ouverture

André Topia était quelqu'un d'effroyablement laid. Son front était garni de rides tellement profondes qu'elles donnaient l'impression de véritables bouches, sèches et indélicates. Ses joues, d'une rougeur luciférienne, égalaient, en terme de couperose, celles du gros prêtre ivrogne à la soutane tâchée de vin. Son nez, homoncule dégradé et foetus inversé, était supporté par deux narines larges d'une taille aléatoire et sur lesquelles brillaient de longues pustules blanches. Ses yeux avaient de cet abandon bleu-gris qui sied tant aux chiens agonisants ou aux analphabètes de la Flandre intérieure. Ses lèvres étaient normales et même plutôt belles mais, du fait qu'elles juraient complètement avec le reste de son portrait, elles paraissaient en fin de compte purement abominables (comme si l'on voyait soudain la sublime Hélène avec une cicatrice noircie et purulente à la place de son divin sourire). Le cou d'André Topia était aussi laideur, il ressemblait à une sorte d'épais boyau blanc recouvert ça et là de touffes de poils tout à fait répugnantes. Son torse, sa sphère abdominale, ses hanches, ses bras, ses fesses, ses cuisses, ses genoux, ses coudes, ses épaules ainsi que ses deux jambes, soit tous les charnus éléments qui charpentaient le reste de son corps, paraissaient en vérité ne faire qu'un au cœur d'un seul bloc.

André Topia était une tête humaine, assurément repoussante, déposée sur un ventre. Un Ventre. Une opacité de peaux, un gonflement catastrophique d'où filtraient parfois des gaz riches d'amertume et des gouttes de sueur à la couleur marron. André Topia était la réunion de toutes les couches de la disgrâce et n'avait même pas pour lui ce drap impressionnant qui enveloppe certaines fois les monstres les plus fous. Car André Topia demeurait un homme, avec tout ce que cela comprend de ridicule et d'inachevé. Il n'était pas un mythe à la Orson Welles, simplement une erreur, un assemblage pas assez imprécis pour naître en étant mort mais pas assez harmonieux ou logique pour inspirer quelconque sympathie. André Topia était une tête humaine, assurément ignoble, fondu sur une tuméfaction, un gros ventre étendu.

Un jour, c'est-à-dire après que la lune a chanté et que le coq luit, André Topia eut une idée : il envisagea de mettre fin, par lui-même, à sa vie sans histoire. Ce n'est pas qu'il détestait son existence à proprement parler...bien qu'il éprouvait beaucoup de peine quand il croisait un artisan boucher, et quand il voyait dans les yeux de ce dernier perler la bave et l'ambition, et quand il voyait que cet artisan boucher aurait aimé se servir dans son corps pour approvisionner ses vitrines sur cinq générations au moins. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à faire la moindre action, gravir une marche ou même ouvrir la bouche le laissant ensuite fatigué pour un bon quart d'heure. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine lorsqu'il entendait le rire des enfants et lorsqu'il sentait le poing de l'entre-eux en train de le frapper. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à la vue de ces adolescentes, toutes débordantes de formes aussi esthétiques chez elles qu'elles étaient inesthétiques pour lui, qui auraient préféré se crever les yeux à l'aide d'un couteau plutôt que de devoir le regarder en face. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine à l'idée de ne pas pouvoir toucher une fleur de ses mains, parce qu'elles étaient trop basses et qu'il était trop haut, là, juché sur son rempart graisseux. Bien qu'il éprouvait beaucoup de peine en pensant à sa famille, elle qui ne lui parlait plus depuis dix ans, elle qui lui envoyait mensuellement un chèque et rien de plus. Bien qu'il éprouvait, comme c'est dit, beaucoup de peines, André Topia demeurait plutôt content de son sort et, surtout, ne nourrissait aucun lourd regret. Ce n'est donc pas pour ces derniers, qu'il n'avait d'aucune sorte, qu'il conspira sa propre suppression. Ce n'est d'ailleurs pas non plus pour abréger ses souffrances multiples, ses maladies en cours et leurs symptômes éveillés et réveillés à chaque millième de seconde, qu'il s'engagea sur cette funeste voie.

S'il choisit de sortir volontairement des lieux de concrétude, c'était pour démolir ce qu'il considérait comme une malédiction. Et nous ne parlons pas là de sa physique et laiteuse concrétion mais bel et bien de quelque chose d'autre, d'une touche fantastique sur le clavecin du monde.

André Topia fit, la nuit précédant le jour où son rêve suicidaire apparut, une découverte sûrement aussi dégoûtante que sa mère lorsqu'elle le vit dans ses bras pour la première fois. André Topia était alors éclairé par le néon réfrigéré du meuble qu'il venait d'ouvrir et qui contenait moulte plaquettes de beurre et une bonne douzaine de boîtes de conserve à l'anchois mariné. Il était vingt-trois heure et André Topia s'apprêtait à préparer son seul dîner du jour car, même s'il pesait son poids et qu'il était horriblement rond, il consommait très peu. Il s'apprêtait à préparer son seul dîner du jour quand, en tapotant du côté de ses cuisses pour vérifier qu'elles existaient bien et qu'elles n'avaient pas fusionné pour de bon avec ses mollets, il mit le doigt sur une boule de chair.

Un œil en vérité...

BenjaminCho89 - Tsuki No Me Keikaku

lundi 23 septembre 2013

Au croisement

C'était une histoire comme on en a déjà écrit des milliers de fois. Un homme seul, allongé sur son lit, repense à son passé avec désespérance. Il voit les occasions, le dos de ses étreintes qu'il n'a pas su tenir, ces immortels instants où il a hésité, perclus qu'il était par ses peurs primales. Celle de la mort déjà, et de la solitude. Celle de ne pas savoir quoi faire exactement, de sa vie, de ses minutes et de ses heures, qui s'écoulent comme ces trottoirs longs où la neige cristallise.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit plusieurs milliers de fois. Une femme seule, mâchouille une tranche de bon pain grillé timidement beurrée, baisse sa bouche vers un bol plein d'un café trop amer, et songe à la distance qui la sépare du ciel. Elle sait qu'il lui reste des décennies à parcourir, voire qui sait presque un siècle, mais elle a dores et déjà l'impression que la fin se rapproche. Dores et déjà ce bleu pressentiment qui fait que chacune de ses sorties est comme une oraison et que chaque pas qu'elle fait est une crainte pour elle de se retrouver sans air, ses poumons cherchant alors maladroitement leurs mots et son cœur suffoquant comme au temps des chagrins. Pourtant, elle se porte très bien, ses yeux tirent toujours au bleu tout en étant très verts et sa peau sait encore recevoir le plaisir. Pourtant, rien n'y fait, l'extérieur agit sur elle jusqu'à l'anéantir et l'intérieur, avec ses volets vieux et son poste de radio à grosses piles, lui retourne les dents, les ongles et les cheveux.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit par paquets de milliers. L'homme seul et la femme seule un matin se rencontrent et ne se remarquent pas, l'angoisse étant une occupation pour eux faite à temps plein. Puis, magiquement ils se recroisent, à intervalles réguliers et souvent au même endroit, dans un préau ou entre les branches de deux maigrelets arbres. Forcément, l'homme seul et la femme seule finissent par se remarquer, d'abord par le reflet une joue, ensuite par la forme d'un nez, jusqu'au profil entier. Ce profil vient les bercer parfois quand même la monotonie devient une affaire monotone, ou quand le café est un peu moins amer, ou lorsque le passé se fait un peu moins triste. Ce profil traverse certaines nuits les entrelacs mornes qui composent leurs rêves et, soudainement, la nuit et son sommeil prennent la couleur d'une impatience. Ils finissent par avoir hâte de vite s'endormir pour, ils l'espèrent, recroiser ce profil, cette joue, ce nez et puis ces lèvres, qu'ils ont pu caresser du regard quelques heures plus tôt. Les mois passent à ce rythme, avec d'un côté comme de l'autre toujours plus d'impatience (toujours plus de ce plaisir qu'ils pensaient avoir perdu pour de bon dans un coin de leur grenier d'enfance) dans ces retrouvailles anonymes.

C'était une histoire comme on en a écrit déjà plus d'un million de fois. Sans savoir comment, un matin, un mardi, bien qu'ils aient tous les deux scrupuleusement suivis leurs habitudes afin d'être certains de se voir, l'homme seule et la femme seule ne se croisent pas. Ils pensent : " Je ne comprends pas, je n'ai pas changé de route, je suis parti à la même heure, j'ai emprunté le même chemin de terre, longé les mêmes immeubles, je suis ensuite passé devant la même boulangerie, celle dont la patronne est une vraie teigne paraît-il, je ne comprends pas, nous aurions dû nous rencontrer...peut-être que cette personne est malade ou qu'elle a choisi de bifurquer pour gagner un temps fou...peut-être était-ce une illusion que de penser qu'elle aussi suivait à la lettre et chaque jour le même itinéraire pour qu'on puisse s'y croiser...ou peut-être simplement que je suis en avance et que nous avons changé d'heure, de l'heure d'été à l'heure d'hiver ou bien inversement...je ne sais pas, je ne comprends pas". Ces pensées toutes consacrées à l'autre, à l'inconnu, à ce périlleux voyage qu'est la compassion, les obsédèrent pendant le jour entier. Tandis qu'ils remplaçaient dans la machine le papier imprimé par du papier blanc, ils pensaient : "Est-elle malade, cette personne qui me manque, et si oui est-ce grave ?". Tandis qu'ils remplaçaient les cartouches d'encre noire par des cartouches jaunes, ils pensaient : "Comme nous sommes en novembre, si elle est malade, ce doit être une fièvre et je la reverrais au pire dans une semaine...je dois prendre mon mal en patience, je ne dois pas modifier mon itinéraire pour essayer de la retrouver". Tandis qu'ils remplissaient leurs assiettes de carottes cuites à la vapeur, ils pensaient : "Au pire, deux semaines, je peux bien attendre deux semaines...mais si je ne le revois jamais, ce profil, cette joue, ces yeux et puis ces lèvres, si je ne le revois jamais seulement parce que je n'ai pas eu le courage de tourner une route plus tôt...cela sera sûrement une douleur vive...vive...". Tandis qu'ils regardaient les informations du monde, ces rangées de cadavres et ces inondations, ils pensaient : "Cette nuit, faites que je rêve de lui, son profil me ravit et propose une lumière là où l'ombre est maîtresse, sa joue est un flocon et ses yeux sont des fleuves, de vastes étendues d'eau dans lesquelles je nage jusqu'à trouver la rive, avec son sable blanc et ses bois enchantés, avec ses rues pavées et ses mains qui d'un seul coup m'enlacent, élégamment, me menant jusque dans un lieu où plus rien n'existe, si ce n'est la chaleur et ce que je nomme par souci de décence : la volupté. Cette nuit, faites, vous que je ne connais pas comme je ne le connais pas, que je rêve de lui et que lui rêve de moi".

C'était une histoire comme on en a écrit déjà par centaines de millions. L'homme seul et la femme seule, ensemble gagnés par la hâte féroce, furent ensemble pris de fièvre. L'homme seul, ayant passé son temps avec la tête chaude et transpirante, et laissant derrière lui un lit encore plus vide où l'on remarquait une silhouette humide, n'arriva pas à sortir de chez lui sans tomber sur le sol. La femme seule, parce qu'elle tremblait de froid, tant il avait fait chaud cette nuit de son front à ses jambes, se gava d'un café noir et brûlant jusqu'à l'indigestion et se fit porter pâle. L'homme seul et la femme seule demeurèrent solitudes, l'un dans son lit où les draps se grisaient sous les coups de la sueur, l'autre dans sa salle de bain, à tenter de curer ses sautes abdominales.

C'était une histoire comme on en a écrit qu'une fois. L'homme seul et la femme seule se recroisèrent bien des années plus tard, alors qu'ils empruntaient le même corridor blanc. Ils mirent du temps avant de se reconnaître, leurs profils avaient changé un peu, avaient vieilli beaucoup, même s'ils gardaient ces lèvres où jaillissaient parfois un sibyllin sourire. Leur manège recommença sur le corridor blanc, chaque matin ils se croisaient et chaque matin, soucieux de ne pas se perdre à nouveau, ils osaient davantage. Un matin, l'homme seul avait dévoilé son visage entier, un autre matin, la femme seule avait laissé traîner sa main le temps d'un frôlement.

Puis, en plus des matins, ils se croisèrent les midis. Puis, en plus des matins et des midis, ils se croisèrent le soir. Puis, en plus des matins, des midis et des soirs, ils se croisèrent la nuit.
Là, au dedans d'elle et profitant de l'ombre qui avait avalé le long corridor blanc, ils se réunirent enfin. Main dans la main, ils nagèrent ensuite vers ce lieu composé uniquement de chaleurs et de grâces.
Ils firent ce trajet plein d'une joie profonde et communicative, se délectant de chaque millième de seconde dans ces eaux délicieuses, de chaque instant sur la rive, de chaque foulée sur le beau sable blanc, de chaque enlacement parmi ces rues pavées. L'homme et la femme arrivèrent finalement à ce lieu fantasmé aux murs de passion et au toit de tendresse. Ils eurent le privilège de pouvoir y rester éternellement, c'est-à-dire jusqu'au temps où même le rien ne serait plus rien du tout, comme ils étaient déjà morts depuis treize ans pour l'homme et seize et pour la femme.

C'était une histoire, malheureusement, très impossible.



Sounillac et Subervie - Arbres en hiver