mercredi 26 décembre 2012

Allégeance à la pluie

" Sottises ! Tout ça n'est que sottises ! Comment osez-vous venir chez moi, parmi les miens, dans mon château, pour porter aux nues ces propos indéfendables ? Pour qui vous prenez-vous à la fin ? J'aurais dû vous faire renvoyer à l'instant même où je vous ai vu pénétrer dans la cour...Mais je ne l'ai pas fait...Ah, quel idiot suis-je parfois !"

- Maître, en ma qualité de devin et de diseur de vérités, je signale à mon seigneur qu'il n'est pas seulement idiot par moments mais plutôt de façon régulière, voire systématique. Si je devais synthétiser ce fait par une image, je dirais que votre bêtise équivaut très certainement à celle que produirait l'énigmatique croisement entre une mule et un porcelet asthmatique.

" Merci Magellan, tes lumières me font grand bien. Baste ! Elles ne m'enlèvent cependant pas cette épine violette que j'ai nichée mon pied, ce beau parleur est encore là. Il est là et il me sourit, s'il n'était pas si séduisant, j'aurais tôt fait de mettre un coup de dague au travers de son joli rictus."

* Mais faites donc mon cher, faites donc mais ne ratez pas votre effet. Imaginez que vous me transperciez les joues suffisamment pour que je saigne à flot mais pas assez pour que la mort me frappe. Imaginez maintenant que, fort d'un courroux consécutif à mes deux joues percées par votre faute, je décide d'user de mon bras vengeur. Imaginez la violence de celui-ci, heurtant et heurtant encore, votre frêle carcasse à peine dégrossie. Ce n'est pas là un tableau enchanteur, vous en conviendrez. Alors arrêtons là ces discours agressifs et cessons d'arroser d'huile de palme l'âtre de votre foyer. Préférons plutôt une activité plus noble, comme la chasse ou la concupiscence par exemple. 

" Et il continue ! Il me toise, décidément, tel un dégoûtant laquais à qui on ne donnerait ni ses vieux habits, ni son vieux pain, tellement on craindrait qu'il s'en aille les revendre afin de s'acheter des bouquets composés d'iris et d'achillées ! Je suis pourtant à mille lieux de ce type d'individus au répugnant commerce. Je suis roi, fils de roi et petit-fils de roi. Et mon arrière grand-père était, d'après les légendes, un adepte réputé du dragonicide en masse. Voilà pourquoi, grâce à mes aïeuls et à mes bisaïeuls, je vous conseille de partir sur le champ."

* Je veux bien, mon roi, mon seigneur, je veux bien. Néanmoins, je vais attendre un peu, le temps de vous dire une ou deux choses. Premièrement, j'ai cru remarquer dans votre attitude, une sorte de défi permanent, comme si la moindre familiarité qu'on oserait envers vous était en fait une flèche ou un carreau pointu. Je ne sais pas d'où cela vient mais c'est quelque peu inquiétant, mon cher, mon roi, à votre âge, être aussi énervé, c'est l'assurance de dormir sous la terre dans moins d'un quart de siècle ! Or, si j'évoque cette faiblesse, ce n'est pas par défi justement mais parce que je tiens à vous. Vous savez ce que le dicton dit : " Un bon mandrill est un mandrill mort." et bien, ça n'est pas pareil pour les rois. Car malgré votre incompétence caractérisée, votre trop bon appétit et votre front qui ressemble à s'y méprendre à quelques plages du Nord, vous n'êtes pas méchant.
Deuxièmement, j'apprécie que vous vous gargarisiez à l'aide du nom de vos ancêtres mais bon sang, lorsque vous avez parlé des fleurs et du champ, je me suis senti choir. Vous donnez l'impression d'être terriblement éloigné de ces natures-là, d'être une espèce de chat qui aurait toujours évolué sous la lampe grise d'un appartement triste. D'être un chat élevé sans amour, sans beauté, sans poésie, un chat qui n'aurait jamais goûté la pluie et qui n'aurait d'élégant que son statut de chat...Enfin, je m'en vais...

" Miséricorde, aux grands maux, les grands remèdes ! Gardes, ne le laissez pas partir, assommez-le et ferrez ses chevilles et poignets. Ensuite, vous l'attacherez à la fontaine de la cour centrale, là-bas, il mourra, c'est tout ce qu'il mérite. On ne parle pas ainsi à un roi, on ne le traite pas de chat ni n'abuse de lui en évoquant son appétit à toute épreuve. Non, aux rois, nous devons une allégeance sans faille, qu'importe que ces dits rois fussent des justes ou des mongoloïdes. Pour ma part, je m'estime en ce clair matin être juste, en vous emmenant tout de suite auprès de celle que vous cherchez depuis longtemps : la Mort."

- Maître, en ma qualité de divinateur et de lecteur d'esprit, je me permets de vous avertir. Mademoiselle la Mort, ne pourra pas en être aujourd'hui.

" Pourquoi cela Magellan ? "

- Maître, mademoiselle la Mort a eu quelques démêlés avec la justice dernièrement et elle vient d'être condamnée.

" Pour quoi donc Magellan ? "

- Pour faux et usage de faux, Maître. 

" La barbe ! Ce n'est pas grave, il vivra jusqu'à tant qu'il meurt. En attendant, je vais m'installer à ma fenêtre, bien en face de la fontaine, il serait dommage de manquer une goutte de ce spectacle.


Vingt minutes plus tard. 
L'inconnu est attaché à la fontaine, visiblement affaibli. 
A quelques mètres de là, sur son trône et derrière un long vitrail translucide, le roi déguste la scène. 


* Est-ce donc cela que la souffrance ? J'avais pensé l'affaire plus malheureuse. Certes, mes os me jouent des tours et mes nerfs sont pires qu'un morceau de corde qu'on débiterait lentement à l'aide d'un couteau fin mais au fond, ce n'est pas si difficile. Bien sûr, cela ne fait que quinze minutes que je suis dans cette position, peut-être que dans une heure j'aurais soif et dans deux faim. Peut-être que dans une journée, dans un mois, j'aurais oublié jusqu'à mon alphabet...Ce n'est pas grave non plus, tant que derrière le crissement de mes muscles s'asséchant et les râles obscurs orchestrés par ma gorge affolée, tant que derrière toute cette mascarade mortelle, je conserve un tronçon de mémoire. 
Dedans j'y ai mis, un baiser et mille larmes. Le baiser de la mort, mille larmes de joie. 

*

" Damnation ! Cela doit faire trente-deux jours que je reste ici à le regarder dépérir et mademoiselle la Mort n'est toujours pas venue. Des nouvelles Magellan ? "

- Maître, il semblerait qu'elle soit en chemin. Elle a obtenu sa libération conditionnelle avec port d'un bracelet électronique obligatoire. Vous saviez que ces bracelets étaient fabriqués au Vietnam, vous ?

" Non, et même si je note la délicieuse ironie cachée là-dedans, je m'en moque copieusement. Enfin, Magellan, tu viens de me donner une excellente nouvelle alors je te remercie...Hm, mademoiselle la Mort, je dois avouer qu'elle me manquât un peu ces derniers temps ! "

Soudain, tandis que la Mort demeurait en chemin, une averse eut lieu au-dessus du château et de sa cour. C'était une pluie démentielle qui lissa dans la minute tous les pelages des animaux voisins. Elle fit du même coup jouir le cour d'eau jouxtant le château puisqu'il déborda au point de fendre en deux plusieurs guérites. Cette pluie était déluge et elle emporta tout. Tout sauf notre prisonnier qui, en dépit de son mois de jeûne et d'épuisement, se leva péniblement en appuyant son dos sur le rebord de la fontaine. Tant bien que mal, il parvint à se dresser complètement sous ces rafales mouillées et à jeter regards et sourires jusqu'à son vis à vis, perdu derrière son vitrail clair. Les trombes d'eau redoublaient, mademoiselle la Mort n'allait plus tarder, alors, notre prisonnier inconnu s'attela à une ultime irrévérence. Là, sous une pluie battante, voire frappante, notre homme toucha au comble car il se courba et balança sa main droite devant lui avec une grâce toute impériale, celle d'un homme qui va s'achever. Là, sous une pluie battante, voire massacrante, il murmura ces derniers mots : 

* Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie et à tout ce qu'elle incarne, de vivant et d'extérieur. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, parce qu'elle est animée, quelquefois trop, mais parce qu'au moins sa violence n'est jamais volontaire. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, qui éteint en ce jour ce feu bleu qui brûle en moi, ce feu bleu que j'ai mal entretenu et qui causa d'odieux incendies. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, en espérant qu'elle éteindra, le plus tard possible, cette flamme rouge qui brille dans tes yeux bruns. 

*

Quand il se tut, définitivement, la pluie baissa d'un ton elle aussi. Et c'est sous un soleil reparaissant que le roi constata... une fine fêlure, une petite griffe, là, lovée sur son vitrail.    



J. M. W. Turner - The Burning of the Houses of Lords and Commons

jeudi 6 décembre 2012

Maille à partir

Des signes, voilà ce que nous sommes. Des signes disséminés aléatoirement et potentiellement cultivables. Des champs de signes, des peuples de néons qui s'éteignent et se rallument, selon la nuit, selon le jour. 

Bientôt, à la fin de décembre si l'on suit les Anciens, ces signes seront effacés. 
Il ne restera plus alors que la lumière, intense et magistrale, du néon à l'air libre. 
Cela sera l'heure du gaz sur toutes les couchettes et en se tenant par la main, nous nous dissiperons.

En repensant à lui, ou à elle, ou à elles et eux, nous signerons ensuite l'ultime formulaire d'avant de disparaître avec ces quelques mots : 

" Plus jamais ça mais vite, que ça revienne."


Hubert Robert - Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines

jeudi 22 novembre 2012

Isola

J'ai rencontré Erik dans un salon de discussion en ligne, un soir d'octobre où tout m'ennuyait. Il m'a plu d'emblée, de par son teint neigeux et ses cheveux portés très longs, de par sa bonne connaissance du traité des couleurs de Goethe. Par contre, je ne sais pas ce qu'il a pensé de moi au début...
C'est toujours plus compliqué au travers d'un écran, car n'ayant pas à guetter les réactions de l'autre, on peut facilement analyser chaque mot, chaque expression, comme on dissèque un cadavre qui fut empoisonné et ce qui était un échange simple peut vite tourner à la guerre psychologique. En tout cas, s'il me trouvait belle, il ne me l'a pas dit, ça aurait d'ailleurs été un mouvement assez prévisible pour ne pas dire convenu .

Sur la toile, la mesure est rare, à peine avez-vous envoyé une photo de vous à votre avantage et déjà l'on vous juge magnifique, exceptionnelle et renversante. En revanche, il est tout aussi rare de voir un jeune homme user des mêmes compliments suite à un brillant trait d'esprit que vous venez de faire. Non, le virtuel est un monde avant tout basé sur le charnel...à l'instar du réel malheureusement.

Mais Erik, lui, n'était pas de ce genre. La chair l'intéressait peu, c'était une nature touchante, sensible et sanguine. Parfois tellement à fleur de peau qu'aux prémices de notre histoire, j'ai longtemps hésité. J'appréciais énormément cette grande sensibilité mais je voulais être certaine qu'elle ne se confondait pas avec une trop grande fragilité. Alors, au cours d'une de nos soirées, quatre mois après avoir quitté l'univers des "chats", je lui ai annoncé que même si l'on s'entendait bien, je désirais ne plus le revoir jamais. J'espérais de la sorte provoquer un bouleversement, c'était un peu vicieux je l'admets mais j'avais besoin d'être sûre de ses forces avant de me jeter à corps perdu sur lui. Je voulais voir dans ses yeux la tristesse ravalée, voir l'effort dans ses paupières, l'effort qu'il devait faire pour retenir ses larmes et pour ne pas crier, pour ne pas hurler qu'il désespérait à l'idée de me perdre, je voulais le voir prendre sur lui et partir dans la nuit. Au milieu d'elle, je comptais le rattraper, le serrer dans mes bras et lui baiser les joues jusqu'à l'aube mais il s'éloigna trop.

Plusieurs jours passèrent sans qu'il me fit signe, et moi qui craignais de le voir plongé dans des états d'âme exacerbés et peu sécurisants, je me retrouvais aux abois devant un homme à l'imprévisible froideur. Au bout d'un mois sans rien de sa part, mon esprit demeurait indécis, tantôt il choisissait l'option de l'oubli pur et simple, tantôt il optait pour l'extrême inquiétude et pour l'amour fol. Erik était beau, intelligent et doux, j'avais bafoué toutes ses qualités en tentant de jouer un peu avec elle, c'était idiot et je méritais ce traitement : tel était mon point de vue après un trimestre passé dans son absence.

Métronomiques, les saisons s'enchaînèrent, aux grisailles de l'hiver nous passâmes au printemps et à son vert galant. Parisienne de souche, j'avais décidé de m'éloigner toute une année de la capitale et de son environnement ô combien meurtrissant. Je devais prendre l'avion le 19 mai pour la Corée du Sud, pays que j'appréciais pour son cinéma et sa cuisine, et dont je connaissais légèrement la langue. Là-bas, j'allais être une étudiante expatriée, la française que tout le monde s'arracherait, un vingtenaire au visage saillant et à la pâleur presque lumineuse aurait vite fait de m'estimer ravissante, avec mon petit accent et mes petites manières d'étrangère sublimées. Séoul allait devenir la ville de mes rêves et de ses concrétisations...

Il y eut cependant un grain de sable dans cette euphorique machine. Au matin du 16 mai, on sonna à la porte de mon appartement. Par le judas, je crus d'abord apercevoir une femme avant de me raviser puis de comprendre, c'était Erik. Que faisait-il ici ? Que voulait-il ? Je n'en savais rien mais j'ouvris, comme dans un réflexe, emportée par le plaisir d'enfin le revoir alors que je pensais la chose morte et enterrée. Amaigri, les cheveux encore plus longs que ceux des princesses, en me voyant ouvrir la porte, Erik m'adressa un sourire qu'on aurait dit éteint. Il devait avoir gardé de la rancoeur envers moi...Il ne m'a pas donné de nouvelles depuis notre incident mais je n'en ai pas donné non plus, j'aurais pu le faire...j'aurais dû le faire...ça ne m'aurait rien coûté d'avouer ma méprise, d'avouer également mes sentiments pour lui...

Isola, j'ai cru comprendre que tu partais bientôt. Je ne sais pas où et je ne sais pas pourquoi. Ce que je sais, c'est que cela fait suffisamment longtemps que l'on ne s'est pas vu, suffisamment longtemps pour que je te dise enfin ce que j'ai sur le coeur. Je t'aime Isola et ce depuis le premier jour où nous nous sommes vraiment vus, et ce depuis la première fois où tu m'as fait rire aux éclats. Pendant un temps, j'ai pensé que l'amour que je te portais n'était qu'une exagération de mon esprit, fréquemment seul, je me disais que je t'aimais uniquement parce que tu étais une compagnie de qualité en opposition aux impasses de ma solitude. Je pensais que je ne t'aimais pas toi, précisément, mais simplement le fait que tu étais là et que tu acceptes de passer du temps avec moi. Je me trompais. Tu sais, lorsque tu m'as dit que tu souhaitais qu'on ne se revoie plus jamais, tu sais pourquoi je n'ai pas pleuré ? Parce qu'à ce moment-là j'ai su que je t'aimais vraiment, j'ai vu le déchirement s'opérer en moi, j'ai vu l'impossibilité d'une vie sans toi et j'ai été heureux. Heureux parce que je n'avais jamais été à ce point attaché à quelqu'un, heureux parce que je t'aimais, toi, Isola, et personne d'autre. Ensuite je suis parti sans objecter parce que tu le réclamais, je le sentais, et je t'ai attendu. Mais mon attente a fait florès et aujourd'hui je te le dis...Je t'aime infiniment, je ne sais pas si je vais réussir à te rendre heureuse à mon tour mais je peux t'assurer que je suis prêt à livrer toutes mes forces pour cela. Je ne sais pas non plus si nous aurons une vie de faste et de dentelle mais je sais que si c'est ce que tu espères, j'inventerais le faste, je créerais la dentelle. Isola...je...donnerais ma vie, mon sang pour toi...

Sans dire un mot de plus, Erik sortit de la poche intérieure de sa veste un pot à confiture où transparaissait une liqueur rouge aux reflets bruns.

Prends ce flacon Isola, il contient mon sang, assez de paroles...

Totalement émue et abasourdie par cette déclaration, encore bien plus que par le fait d'avoir dans les mains un plein flacon de son sang, j'appliquais son dernier conseil en approchant tendrement ma bouche de la sienne.

Non...ça ne peut pas être aussi simple. Tu dois partir bientôt. A toi la peine maintenant, garde ce flacon, il te rappellera que je suis vivant et que je t'aime davantage que la vie elle-même. Tu viendras me retrouver quand ce rouge liquide aura vieilli au point d'avoir noirci et seulement quand il aura noirci... 

*

Après une semaine en Corée du Sud, conservant toujours sur moi ce bocal précieux, je cédais à la tentation. Je l'aimais trop moi aussi. Le 26 mai, dans une petite chambre d'hôte de Séoul, je versais trois grosses cuillères à soupe d'encre dans ce récipient aux ombres grenats. Le 27 mai, j'étais de retour à Paris.


John Waterhouse - Ciel de vie

mardi 6 novembre 2012

Des fleurs

C'était une femme dont le sourire faisait baisser les yeux. Il inspirait l'estime à qui le regardait car on voyait, lovées dans ce rictus, toute sa joie de vivre et toute sa dignité. Au-delà de ses lèvres, cette femme avait pour elle des yeux d'un ravissant à faire pâlir les reines et une chevelure à la rousseur subtile, sorte de blond baignant au feu ou de bouquet de flammes glacées au miel. Dans sa jeunesse, elle fit tourner un nombre considérable de têtes, grâce à sa beauté certes mais également grâce à l'érotique maintien de son caractère. Elle parlait peu mais toujours bien, avec science et sagacité, avec esprit aussi quand il fallait rire. Sa politesse, qu'elle avait légendaire, allait jusqu'à faire d'un prétendant éconduit un ami ou du moins, une connaissance dénuée de rancoeur à son endroit. En se séparant d'elle, on était pas triste, on était subjugué par la chance qu'on avait eu de voir de près un être si exquis et l'on trépignait plein d'une joyeuse curiosité à l'idée de savoir qui, finalement, elle choisirait.

Ce fut Victor et c'est à vingt-trois ans qu'elle se le désigna. C'était un homme au visage très blanc, aux cheveux courts et clairs, et aux traits élégants. Fils d'un industriel frileux à l'assurée richesse, il préférait à cet univers en vert-de-gris, celui plus bleu des livres et des peintures. Peintre lui-même lors de ces pluvieuses et longues après-midi qui font la renommée du Nord et naître conjointement d'artistiques vocations, il avait un jour peint, de mémoire, l'admirable visage de cette femme qu'il rencontrait parfois au cours de soirées. Cette dernière, davantage séduite par la culture de Victor que par ses airs timides, accepta un autre jour de prendre le thé chez lui. Et ce jour-ci, tandis que Victor, tremblant à souhait, était parti chercher dans la cuisine sucres et lait, elle vit dans un coin une toile retournée. Sans faire un bruit, elle s'approcha du tableau et en le retournant fut émue comme jamais.

On avait vanté souvent sa beauté, on l'avait photographiée (en insistant sur le fait qu'en terme de photographie, son image reproduite, avait le grain de beauté), écrite, poétisée, clamée avec ardeur, ivresse ou retenue mais peinte, et d'une façon si claire, jamais de sa vie. Elle voyait parmi les appliques de peinture, aux détours des couleurs restituant à merveille le rose de ses joues et l'ivoire de son cou, une forme nouvelle, celle de son âme, enfin captée.
Quand Victor revint avec tout un plateau, de sucres, de lait et de biscuits, il perçut rapidement un changement de comportement chez son invitée. Il se dit qu'elle devait regretter d'être venue, qu'elle avait en fin de compte réalisé qu'il était laid et peu intéressant. C'était tout le contraire ! Dans ce portrait d'elle, à taille spirituelle, elle avait vu la plaine crue de son amour-propre, toutes ses qualités bien sûr mais aussi toutes ses failles. Depuis toute enfant, on avait dressé d'elle des portraits florissants, la présentant telle une Vénus réinventée, en oubliant toujours l'orgueil et la frustration endormies en-dessous. L'orgueil d'être belle en effet, la frustration de ne pouvoir être autre chose aux yeux de ce monde-là. Alors, ravie d'avoir été comprise pour la première fois, submergée par cette libération aux antipodes des contes de jeunesse, puisqu'elle jouissait de ne plus être princesse pour n'être plus qu'humaine, elle attendit à peine que Victor eut posé son plateau pour l'empoigner et l'embrasser savoureusement de sa bouche puissante.

Victor crut défaillir, les épices et les douceurs de vingt-trois années de jeûne sentimental venaient d'être libérer suite à ce baiser fou. En un instant, il eut l'impression de voyager de Florence jusqu'aux Indes, de la blanche Sibérie jusqu'aux brûlantes cités d'Afrique. En un instant, il goûta, tant à l'eau délicieuse des lys qu'aux enfers parfumés des orchidées ouvertes. En un instant, il sut que son existence devrait, éternellement, être liée à celle de cette jeune femme dont les chaudes mains maintenant glissaient sur sa poitrine et caressaient son coeur.

*

Aujourd'hui, Victor vit dans une petite maison aux volets clos. Peu sont ceux qui se souviennent de lui et pour la plupart, il n'est qu'un vieillard parmi d'autres dans ce village froid. Quelquefois, le dimanche matin, sa femme est évoquée et cette évocation soulève un rêve doux sur le front des anciens. 
Chaque année, pour elle, parce qu'il ne lui reste plus que ça, Victor descend à l'aube sur la voie ferrée. Solennellement, il y dépose  parmi les cailloux qui entourent les rails, un beau concert de fleurs. Il place ensuite une pierre à leurs bases afin qu'elles ne s'envolent puis il retourne lentement sur le quai. Lorsque deux heures plus tard, le premier train arrive, il est encore là, stoïque, et le regarde passer. Il ne sait que partiellement pourquoi elle a fait ça...A chaque fois qu'il y pense, il en a des frissons de honte et de douleur. La thèse du coup de folie ne tient pas, elle s'est arrangée pour être là à cette heure précise de la matinée où le train ne fait pas d'arrêt en gare et trace seulement. Un fou ne penserait pas aux horaires...

Caché par le souffle angoissant des wagons passant à toute vitesse, Victor songeait à ses fleurs, il espérait qu'elles ne fussent pas déjà emportées. Pour la millionième fois de sa vie, il imagina dans un second temps le corps de sa femme déchiquetée par cette même vitesse. Pour la millionième fois de sa vie, il fut pris d'une insupportable nausée. Il imaginait les pierres rougies par le sang, sa si belle peau déchirée de toutes parts et ses cheveux de feu traînés sur plusieurs mètres. Peut-être avait-elle été poussée ou était-elle tombée involontairement sur la voie...Peut-être l'aimait-elle encore quand l'orgue sourd des machines la frappa de plein fouet. Victor songeait à ses fleurs, à leurs fragilités, à la violente fragilité des lois de l'existence. Mais il songeait surtout à la beauté de ses fleurs, et à la force vive de ce baiser demeurant sur ses lèvres. Et il baissa les yeux. 

Quand les fleurs s'envolèrent, Victor n'était plus là. 


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Alice Pike Barney - Waterlily


N. B. : Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique, 
Percuté par la toute puissance d'un train férocement lancé, nous finissons en poignées de pétales rosées,
Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique,
A ceci près que nous laissons des veufs et des familles qui certaines fois nous aiment peu importe la mort.



jeudi 18 octobre 2012

Doryphore sur mur blanc

Qu'on se le dise, la nature humaine est un concentré de déviances et de perversions, là où la Nature véritable brille par sa probité et sa bonne tenue.

L'autre soir par exemple, descendant l'escalier de bois sec me séparant de ma cuisine et de ses éléments propices à l'amoncellement de graisses disgracieuses sur ce corps blanc que je conserve beau, j'ai découvert, sur le mur faisant face au dit escalier, un doryphore d'une noirceur grandiose. En le voyant, tel un étrange dessin d'encre sur un fond immaculé, je fus sensiblement ému. J'y trouvais là une beauté picturale rarement rencontrée, une perfection imprévue que j'aurais aimé exposer dans toutes les galeries. Mais j'avais faim et pas d'appareil photographique sous la main, alors je suis passé sans faire rien et ai rangé cette vision auprès de mes souvenirs.

Le lendemain, je regrettais d'emblée ce mauvais choix. Dans mon salon, sur son carrelage roux, gisait en effet, écrabouillé, le bel insecte de la veille. Il avait sans doute essuyé la chaussure ou le chausson d'un membre de ma famille et rejoint par la même, les plages du néant.
Quel fou ira penser à ce doryphore maintenant ? Quel fou pointera du doigt le fait qu'écraser un tel être, certes minuscule, reste un assassinat. Quel fou songera au fait qu'un homme qui tue délibérément ces insectes innocents, s'il se change en géant, tuera ensuite des hommes par centaines ?

Je suis ce fou et aujourd'hui, pour me venger à la Bacon, j'ai sauvé la vie de quelqu'un sur le chemin de ma douche. C'était une araignée, une enfant, trois fois rien, elle s'était égarée au fond dans ma baignoire. Je savais qu'en remplissant le bain, je risquais de la tuer, vu qu'elle luttait en bas de ce dernier. J'ai donc préféré, à l'aide de mon index, la guider sur les parois pour qu'elle remonte vers une surface où l'eau ne l'atteindrait pas. Mais elle continuait, malgré ses efforts, à glisser, les pattes trop frêles et apparemment trop effrayées par le danger de cette situation. Alors, je me suis muni d'un coton-tige et je l'ai placé sous son ventre afin de l'inviter à s'y accrocher, ce qu'elle fit rapidement. Ainsi scotchée sur ce bout de coton, j'ai pu ensuite tranquillement la déposer à l'abri, comme une comtesse qu'on éloigne des chaos et des guerres.

D'avoir fait ça, je me sens bien. Car je sais que cette araignée ne jugera pas mon geste. Bien sûr, elle ne me remerciera pas mais au moins, elle n'ira pas penser que je l'ai sauvée uniquement pour lui soutirer quelque rétribution. Elle n'ira pas penser que j'ai fait ça à dessein, la Nature n'a pas de dessein, autre que l'épanouissement.

C'est une belle destinée, peut-être moins révoltante que les espoirs humains, mais tout aussi glorieuse.


Francis Bacon - Innocent



jeudi 11 octobre 2012

La teinture noire du sang

J'avais imaginé la tache plus ardue, plus répugnante, plus impossible en somme.

Pourtant, à mes pieds gît bien le corps d'un être humain, dépossédé facilement de sa vie par mes soins. Il aura suffit que je serre vigoureusement pendant deux bonnes minutes pour que le trépas s'invite, ça n'était pas si différent d'avec les oiseaux et les chats, finalement. Et là non plus, au moment de mon acte et même après, aucune intervention divine n'est venue m'arrêter, aucune lumière rouge ou bleue ne s'est allumée au-dessus de moi pour me stopper, aucune alarme ne s'est bruyamment déclenchée. J'ai enlevé la vie de quelqu'un et ce fut, surnaturel en rien. Je n'ai pas entendu la voix suppliante des anges ni le rire sulfureux du Démon. J'avais seulement, en guise de fond sonore, ces idioties projetées machinalement par mon téléviseur. Et donc...
Tandis que sous l'objectif hors de prix d'une caméra numérique, des familles se décomposaient en se crachant à la figure les insultes les plus grasses sans prendre jamais une once de recul, tandis que sur le plateau de l'émission, l'animateur - au visage tordu par une joie terrible - s'amusait à singer haineusement la débilité grave des foyers visités par ses ouailles, tandis qu'en régie, on se frottait chaleureusement les mains devant l'audience assurée par cet odieux spectacle...J'assassinais un homme.

Ils seront certainement choqués de découvrir cela, ils feront tout pour ne pas qu'on les blâme, eux *, pour défendre le fait que les sacrifices humains qu'ils exécutent chaque semaine sur le petit écran sont de bon ton, qu'ils ne peuvent pas poser problème puisqu'exaucés sur l'autel du divertissement. Et ils seront crus. 
On peut emmener en prison tous les innocents du monde mais pas les présentateurs, ni les speakerines et certainement pas les humoristes ! On a tant besoin de se frapper gaillardement les côtes ! Tout ce qui est diffusé aujourd'hui contient et doit contenir sa part d'humour, de second degré, de sarcasme et de raillerie. Qui n'est pas drôle doit dégager d'ici et être banni au loin ! 

Sur les grilles précautionneusement étudiées des grandes chaînes, il n'y a plus de place pour le génie ou les émotions fortes. Il faut que cela soit toujours léger, frais, fantasque, extravagant, fleur bleue et décalé. Sinon, ça n'est pas. Nous vivons dans un paradoxe généralisé, où tout le dehors est froid et désolidarisant, et où le dedans - c'est-à-dire les écrans - se montre sans arrêt comme un temple accueillant et rieur. Pas étonnant que certains s'enferment maintenant des années entières dans leurs chambres, s'y calfeutrant doucement, oubliant peu à peu la gamme interminable des sentiments humains pour ne plus en couvrir qu'un seul : l'évanouissement. 
Au fil des hilarités, voilà ce qui nous guette, l'évanouissement total de notre race dans un grand rire bête. 

Sachant cela, j'ai alors décidé de commencer ce lent travail d'extermination...non...Non, en fait ce n'est pas du tout ça, j'ai plutôt décidé de contrer ce travail. Car si j'ai étranglé cet homme ce soir, c'était pour redécouvrir une émotion perdue, celle de ma culpabilité. Mais bizarrement, comme je l'ai sous-entendu plus haut, je ne la sens pas du tout. 

Là, les cellules de cet inconnu se nécrosent une à une par ma faute, tous ses nerfs, employés honorables, ont été viré sans ménagement à cause de moi et...je n'en éprouve rien. Enfin si, je songe à ce que je vais pouvoir manger et regarder cette nuit avant de me coucher, je songe à comment me débarrasser du corps sans trop faire de bruits pour ne pas déranger la gardienne, je songe à ces petites choses mais en soi, je ne ressens rien, ni honte, ni soulagement, ni folie, ni dégoût. Je me sens comme tous les autres jours, un peu vide et un peu vain mais ça, c'est le lot de beaucoup, pour ne pas dire de la majorité. Peu nombreux sont les esprits brillants, les femmes vraiment belles et les enfants qui n'agacent pas. En revanche, il traîne ici-bas des milliardaires armées de crève-la-faim, d'idiots du village, de péronnelles et d'escrocs de toutes peaux. Il n'y a, à vrai dire, quasiment plus que ça : des cimetières débordants de violeurs graciés selon la volonté de quelques richissimes, des sociétés pleines à craquer de stagiaires à cinq sous qui brûleraient la cervelle de leurs patrons pour en avoir six, des élites dénuées d'éducation pour qui l'ambition demeure toujours la même, quelle que soit la morbide ampleur de leur fortune : gagner davantage avant d'investir pour gagner encore davantage.

L'Eglise avait au moins le mérite d'habiller son crime avec de belles paroles. Aujourd'hui, l'Ecran son remplaçant, n'use plus du verbe et des multiples interprétations qu'il induit, non, l'Ecran, c'est l'image et l'image, le mensonge infini. Alors les discussions se tarissent, deviennent tartufferies et l'on ose plus objecter quoi que ce soit de sérieux, par peur d'ennuyer. La profondeur d'esprit a laissé place à une aliénation sans fond, on parle, on parle, on ne sait même plus de quoi l'on parle, jamais de nous c'est sûr, ce serait une exposition malvenue, non, parlons plutôt de la dernière programmation télévisée, du dernier disque grossier - ce ne sont plus des chansons comme des hymnes à l'amour qui règnent sur les ondes, ce sont des morceaux à la gloire des coucheries éphémères, des panégyriques vibrants sur l'ivresse et ses effets pourvu qu'elle déshinibe, pourvu qu'elle empêche de comprendre la beauté enterrée dans nos âmes et la laideur des cieux - ou du dernier dessert à la mode... 

J'espérais en vérité, en commettant cet ultime interdit (pour combien de temps encore ?) qu'est le meurtre, recroiser mon antique humanité, ses failles et ses errements, ses humeurs massacrantes et ses feux amoureux. J'espérais regagner ce coeur et cet espoir qui font défaut à cette génération. J'espérais jouir ou regretter mon geste avant de me rendre aux forces policières...J'espérais qu'au fond de ma geôle, la grâce viendrait me secouer, qu'au travers de mes barreaux une lumière chaste me caresserait. J'imaginais qu'ensuite je pourrais écrire des poèmes...mais à quoi bon...le mot poème n'existe presque déjà plus et mes espoirs ne furent qu'une preste illusion. 

Me voilà, surplombant la carcasse lâche de cet homme aux traits tout à fait féminins, en train de me raser les veines, d'y découper ma peau - sans subir, étonnamment, la moindre petite souffrance - afin que le sang pisse de façon continue. Je n'ai pas de remords mais en me suicidant, j'arriverais peut-être à faire croire que j'en ai eu...et peut-être que l'on m'aimera pour cela, si l'amour ressuscite dans quelques décennies. 
Mes blanches mains s'affaiblissent, je vais rejoindre mon canapé pour m'y écrouler, sous le tintamarre hyper coloré de mon écran plasma. Je fais le bon choix je crois, je n'avais pas envie de descendre au salon raconter mon histoire, dans sa vérité crue, et de provoquer avec mon récit, uniquement trois ou quatre haussement de sourcils à peine intéressés. Il n'y avait pas d'autre choix.
Mais...tiens...c'est étrange que je remarque cela seulement maintenant mais, moi qui le pensait rubis et flammes, voilà que je découvre, à la toute fin, la teinture noire du sang.



**




Précision de l'auteur : Ce qui précède fait suite à une demande émise par M. BKZ, écrivain français, qui souhaitait me voir m'aventurer dans ces limbes colériques et noirâtres. Ce que j'ai fait, non par goût véritable pour ce genre (auquel je lui préfère nettement une littérature claire, sans être béate, dont le but n'est pas de meurtrir ou de faire suffoquer tout en maudissant son époque mais plus de révéler les éclaircies de celle-ci, au travers des franches passions, amicales et amoureuses) mais par goût du défi et de la promesse...
Parce qu'en effet, en échange de ce texte noir, BKZ doit offrir un texte blanc, chargé de sa bonté. 
Et parce que je ferai n'importe quoi pour la bonté des autres.




Rothko - Bloodline




* la victime expiatoire qu'ils choisiront pour expliquer mon crime sera au choix : 

- le jeu vidéo
- la façon dont mes parents m'ont élevé
- la drogue
- la maladie
- le libertinage 
- mon origine métissée
- ma faiblesse mentale

mais jamais au grand jamais, ils n'admettront qu'un tel acte puisse être un éclair de lucidité parmi le véloce pourrissement de ce siècle. 

mercredi 26 septembre 2012

Gris pâle

" Confinés à l'extrême, les fruits de faible éclat moururent piteusement."  K-H. R.




C'est sous un éclairage assurément sommaire que la nouvelle tomba : Daniel Jarque était mort. Apprendre la disparition d'un être cher, c'est être confronté toujours à une part d'irréel, et cette part ce jour-là prit sans doute des airs de morceau comme Daniel était connu de tous pour sa jeunesse et sa santé de fer ; qualités essentielles à tout joueur de football devenu professionnel. Andrés connut Daniel - à qui l'on donnait habituellement le surnom de Dani - au cours de la campagne éliminatoire des championnats d'Europe des moins de dix-neuf ans. Ensemble ils obtinrent, en plus des succès sportifs, d'indéfectibles liens d'amitié renforcés mois après mois par leur étrange complémentarité de caractère. Là où Andrés brillait par son flegme et sa froideur d'esprit, Dani, lui, était de ceux sans cesse enjoués pour qui la vie semble être une chance infinie, ou d'amuser les autres, ou de rire de soi, en tous les cas de prendre du plaisir. En premier lieu agacé par cette attitude qui aurait pu facilement séduire notre bon Epicure, Andrès ne tarda pas à l'apprécier à son tour. Tout d'abord parce que sur le terrain, l'entente entre les deux jeunes hommes touchait à la fluidité-même, ensuite parce qu'en dehors, un bel évènement se produisit.

Nous étions à l'avant-veille d'une rencontre importante pour cette petite Espagne qu'ils représentaient alors. Au sortir de table, après un dîner d'une légèreté certaine, Dani - qui ne manquait jamais une occasion d'être ou de faire le larron - invita tous ses coéquipiers à le rejoindre sur la terrasse de l'hôtel, parce qu'il voulait, disait-il, "entonner un discours". Goûtant peu cette initiative mais néanmoins obligé de la suivre afin d'éviter l'installation de quelque hypocrisie dans le groupe, Andrés se rendit d'un mol pas, avec la gorge noire, sur la dite terrasse. Logiquement tendu par l'enjeu qui lui faisait de l'oeil - une finale de poule d'un championnat d'Europe dans les rangs de la Rojita, avec les retombées médiatiques et les propositions de grands clubs qui s'y supposent - il écouta sans attention et en se noircissant la tirade de Daniel. Celle-ci n'était en fait qu'une énumération de bons et mauvais mots dirigés à chaque fois vers un joueur différent, là il se moquait du visage de femme de Fernando, ici de l'accent trop prononcé d'Aritz et ainsi de suite. Tous riaient ou se plaignaient joyeusement sous les banderilles habiles distribuées par Daniel, tous sauf Andrés dont le teint, d'une pâleur impossible, trahissait un malaise des plus sérieux. Il songeait au rendez-vous d'après-demain et au temps perdu, par lui et tous les autres, dans ces enfantillages grossiers qui n'avaient qu'une seule source, un sacré gueulard davantage préoccupé par son sens de la plaisanterie que par son sens du but.

Enfin, après le mitraillage en règle des titulaires et remplaçants, Dani s'arrêta sur sa victime favorite, son petit chauve à face de lune, ce cher Andrés. Engaillardi par la bonne humeur générale et par tous les gros rires qu'il avait provoqué, Daniel ne se rendit pas compte de l'état d'infection dans lequel se trouvait sa toute dernière cible. Il y alla donc gaiement et même plus que ça, insistant grassement sur la calvitie naissante du jeune Andrés ainsi que sur la blancheur spectaculaire de sa peau, achevant son copieux vilipendage par ces mots, très précisément choisis : " Andrés, regarde-toi, tu ressembles à un bouddhiste albinos qui, en plus, serait nain ".

Ce fut le coup de grâce, oubliant l'existence du salvateur second degré, Andrés invectiva son camarade d'une voix sombre où toute sa haine couvait : " Et toi Daniel ? (déjà une première estocade, puisque Dani détestait le côté trop français de son prénom d'origine) A quoi ressembles-tu ? Tu veux que je te réponde ? A rien tout simplement. Tu passes ta vie à gâcher ton talent en jouant au pitre plutôt qu'en t'entraînant, tu crois que les gens t'aiment bien mais s'ils t'aiment bien c'est parce qu'ils savent qu'en te comportant ainsi tu auras moins de chances qu'eux d'être un jour un joueur de haut niveau, ils font semblant d'être tes amis pour que tu continues à ne pas les concurrencer dans leurs carrières. Daniel, tu es un rigolo et c'est tout ce que tu seras jamais, Daniel le rigolo, un espoir de plus qui finira bien vite loin des terrains de football et qui à la fin travaillera, si bonne étoile il y a, en tant qu'animateur dans un camp de vacances. "

La drôlesse laissa place presque instantanément à un silence mortuaire. Tous étaient choqués par la violence de tels propos, surtout entre partenaires et surtout de la part du taciturne mais sympathique Andrés. Dani, quant à lui, ne savait plus sur quel pied danser et au macabre crescendo d'une réponse, préféra l'éclipse et partit sans dire mot. Les autres joueurs, restés sur la terrasse, commencèrent à s'en prendre avec tempérament à Andrés qui demeura lui aussi d'un mutisme intégral. Il avait honte, à peine avait-il ouvert la bouche qu'il avait eu honte mais il n'avait pas su s'arrêter, le tourbillon de sa méchanceté l'avait emporté et maintenant, il le regrettait amèrement. Mais, tout autant choqué que l'entourage de ce moment, il se sentait incapable de dire quoi que ce soit afin de se justifier ou de s'excuser. Il quitta finalement la terrasse après avoir murmuré un : "Laissez-moi tranquille..."

La scène était vidée de ses deux acteurs principaux et le public, passant du rire à l'offense, se demandait avec tremblement la signification de tout cela. Certains en voulaient fiévreusement à Andrés d'avoir pensé à leur place et d'être entré dans un tel déferlement biliaire, d'autres reconnaissaient que les plaisanteries de Dani avaient été, de bien nombreuses fois, des exemples de lourdeur passablement énervants. Un dernier groupe enfin, déserta la scène rapidement et entreprit de voir la véritable pièce : celle des coulisses.

Deux heures après son coup de sang, Andrés traversait mille morts. A froid, il reconnaissait trop bien la médiocrité de son action, il s'en blâmait, il était certes d'un égoïsme assumé mais il faisait tout pour ne pas l'afficher, tout pour ne pas blesser son prochain selon les principes de son éducation. Mais il avait blessé, de long en large et sans détail, et cette pensée le faisait affreusement frémir. Ce n'est que vers minuit qu'il sortit de sa chambre. Comme de coutume, tous les autres étaient couchés, ils avaient dû trouver d'autres sujets de distraction...pensa-t-il avant de rejoindre l'escalier de l'hôtel. Il l'emprunta le temps de deux étages, jusqu'à déboucher sur le couloir menant à la chambre de son ennemi du soir. Devant la porte, sa honte redoubla mais fut en soi un bon avertissement, car il imagina un quotidien avec cette même honte constamment sur son dos et il lui parût tout à fait invivable, il savait que sa seule échappatoire résidait dans l'absolution que Dani  et Dani uniquement était en mesure de lui offrir, ou non, après avoir reçu un bouquet d'intenses regrets de sa part. Il frappa donc à la porte, effrayé mais résolu.

Personne n'ouvrit, de sons dans le couloir il n'y avait que les siens.
"Où diable est-il allé ? Pourvu qu'il n'ait pas fait de bêtise..."
Par bêtise, Andrés voulait dire "suicide" et il y songeait à raison, tant dans ce milieu déraciné et souvent dépourvu de toute réalité, les comportements les plus extrêmes n'étaient pas rares. Il faut d'ailleurs savoir que depuis peu, dans la plupart des écoles de football européennes, des filets anti-suicide ont été installé autour des bâtiments. C'est à glacer le sang mais c'est ainsi, les sommes investies sur ces garçons extraordinaires sont folles au point d'en arriver là, aux suicides pour les joueurs, et à la mise en place d'après le voeu d'une poignée de mécènes de quelques filets pour les contrer. Mais Dani n'était pas à roupiller dans l'un d'entre-eux ni même à tenter de se pendre avec le fil de sa manette, c'est ce qu'Andrés apprit par un de ses condisciples, sans doute réveillé par l'incessant tambourinement résonnant dans le couloir depuis trois bonnes minutes. Ce condisciple lui dit que Dani était parti, il y a une heure de cela, sans rien dire d'autre que :
" Je pars...t'en fais pas je reviendrai..."

"Il part...mais où ? Et quand reviendrait-il ?"
Soudain, Andrés eut une sorte d'illumination, il se souvint de l'un de ses propos et tout en souhaitant une bonne fin de nuit à son condisciple, se hâta de vérifier son intuition. Il descendit à toutes jambes l'escalier, traversa comme un éclair le hall principal et se dirigea hors de l'hôtel. Ceci fait, il s'engagea sur la route, longue de deux kilomètres, qui devait l'amener sur le terrain d'entraînement. C'était une route surélevée par rapport au terrain et dans cette nuit noire il vit, là en dessous de lui et après un quart d'heure de marche, Dani en train de s'entraîner avec acharnement. Il s'essayait aux frappes lointaines, aux courses dans la surface et à divers crochets intérieurs-extérieurs. Andrés l'observa un moment, caché par l'obscurité et son élévation, avec un sourire de soulagement. Car Dani dégageait quelque chose d'exceptionnel à courir balle au pied ou à la propulser rageusement dans le fond des filets, il était beau, de la beauté d'un homme évoluant tendrement dans son monde, de la beauté d'un homme dont on rêve l'estime. Andrés était surtout profondément ému de voir qu'en lieu et place de la douleur et de l'enfermement, Dani avait opté pour la remise en question, pour la reprise en main, pour la force et non pour la faiblesse. Andrés enviait cet état d'esprit irréprochable et sentait une immense fierté à l'idée d'avoir rencontré quelqu'un comme Daniel Jarque, un être rarissime à la pure bonté.

Mourant d'envie de partager le noble sentiment qu'il portait désormais, Andrés enjamba la mince série de marches le séparant du frais rectangle vert. A cet endroit, en cet instant, Dani l'aperçut et plutôt que de se lancer dans d'interminables remontrances ou dans de vains débats, il lui passa simplement le ballon.

Ils jouèrent jusqu'à quatre heures du matin, heure à laquelle toute l'équipe et tous les entraîneurs les rejoignirent au comble de l'inquiétude. Andrés s'excusa dans la foulée auprès de ses camarades pour sa colère noire et complimenta Dani pour son abnégation et pour sa gentillesse. En rougissant, ce dernier répondit timidement : " Tu avais un peu raison, je suis trop flemmard et je fais trop l'idiot par moment. Ça m'a fait plaisir que tu me dises que j'ai du talent, ça m'a touché dans mon orgueil...et puis, du reste, t'es pas tout à fait chauve ni tout à fait nain, enfin pas encore !"
Cette fois-ci la joie était sur toutes les têtes, le groupe venait de se trouver une âme et les deux jeunes hommes, une amitié.

*

Le lendemain, après une brève consultation du médecin, Daniel Jarque fut mis en quarantaine pour un état grippal consécutif à sa séance nocturne et manqua donc le reste de la compétition. A la nouvelle de ce diagnostic, Andrés se précipita par solidarité en zone de quarantaine et dût, lui aussi, être écarté du groupe. Malgré l'absence de deux de leurs meilleurs joueurs, l'Espagne des moins de dix-neuf ans remporta le championnat d'Europe, avec la réputation d'être l'équipe la plus soudée jamais vue dans cette catégorie d'âge, où les egos sont souvent rois.

*

C'est sous un éclairage assurément sommaire que la nouvelle tomba : Daniel Jarque était mort. Bouleversé au plus haut point par cette disparition, Andrés, prostré en pleurs dans le vestiaire bleu et grenat de son club de toujours, envisagea quelques instants d'arrêter sa carrière...
Mais ces instants furent comme une brise pour lui, une brise comparable à l'air de cette nuit-là, une brise comparable au souffle de Dani, toujours partant pour toutes les facéties, pour toutes les drôleries ou pour tous les beaux gestes.

Alors Andrés, - à présent bel et bien chauve - rasséréné par cette brise et par la pensée de cette "vie totale" qu'illustra merveilleusement son ami, délaissa rapidement le port de la lamentation et parmi ses larmes qui coulaient malgré lui, serra le poing en pensant fermement à l'été prochain, à ce grand rendez-vous, à ce qu'il ferait pour Dani et ses proches, à tout ce qu'il ferait pour être aussi bon que lui, sur le terrain mais surtout en dehors.

" Dani Jarque siempre con nosotros."





mercredi 12 septembre 2012

D'une crépusculaire jalousie

Comme enveloppée dans la brume londonienne, se dessinait une silhouette pour lors inconnue. C'était celle de Robert P***, acteur en herbe et ancien mannequin, déjà, à seulement dix-neuf ans. Après un enchaînement de stations, du sud-ouest de Londres jusqu'à son nord, il goûtait de nouveau à l'air frais de cette matinée plutôt particulière. Il était certes habitué à l'attraction, aux petits soins et aux éloges, à l'univers de l'image et du beau célébré au mépris quelquefois de la trop peu photogénique intelligence, mais un premier jour de tournage sur une grosse production, pouvait provoquer chez tous une étrange tension.

Pas si forte que cela sans doute était la sienne, n'ayant finalement qu'un rôle parallèle, - celui du doux rival du héros principal - Robert se rassurait en pensant au fait que ça ne durerait qu'un mois. Ensuite, il retournerait bien sagement sur les planches en attendant les futures propositions, pour peu qu'elles fussent dignes d'intérêt et non plus adaptées de fictions pour enfants vendus millionnairement. En approchant du studio où il devait bientôt s'agiter devant de larges toiles vertes, Robert eut un haut-le-coeur, il pensa à ses deux soeurs et à ses deux parents et à comment il fut couvé par eux. Septième merveille du monde dans une vie où les six autres ne seraient que des ruines, il angoissait à l'idée de ne pas être à la hauteur. De cette angoisse, Robert en tira vite un motif de satisfaction car il pensa immédiatement au moyen d'utiliser l'inédit de cette émotion afin de l'incorporer, au mieux, dans son jeu. C'est une folie d'acteur, au même titre que l'écrivain qui, à l'écoute des déboires amoureux d'un ami pensera tout de suite à la meilleure façon d'adapter littérairement cet ensemble déchiré - par une nouvelle ou un poème en prose ? - les comédiens reçoivent chaque nouveauté de sensibilité comme une couleur supplémentaire à joindre à leur palette. Ce comportement n'est cependant pas sans risque, pour les tragédiens comme pour les romanciers car on a souvent vu ou l'un ou l'autre, un jour se suicider uniquement pour saisir, par intérêt purement artistique, la plus injouable et la moins descriptible de toutes les expériences. 

Robert n'en était pas là, il avait encore le temps d'être adulé et de faire des actrices, qui sont souvent belle femme comme c'est l'uniforme dans ce milieu, ses maîtresses passionnées. Aujourd'hui d'ailleurs, il allait revoir Clémence, une française dont la hauteur certaine était tout à la fois pour lui un enragement et une séduction. S'il allait lui parler, il ne le savait pas. Les plateaux de cinéma sont des lieux gigantesques où mille choses sont faites et il se peut qu'on passe toute une journée à travailler avec unetelle sans avoir l'occasion de lui adresser un seul mot en dehors du champ des objectifs. Ce que Robert savait, c'est qu'il allait attendre énormément, le métier d'acteur de cinéma étant un art de patience des plus sophistiqués. On attend plus qu'on joue, les sommes investies sont tellement immenses que la moindre seconde est précieuse et que les répétitions à rallonge ne peuvent être admises ; on attend plus qu'on joue, l'on est plongé dans une disposition nerveuse comparable à celle d'un tennisman qui, sans échauffement aucun, devrait disputer toutes les trois heures une balle de set devant un adversaire parfaitement préparé. 

Daniel, sémillant interprète du rôle principal, était son adversaire cette fois-ci, au propre comme au figuré. C'était un garçon assurément chétif mais dont la drôlesse n'avait d'égale que l'humilité majuscule dans laquelle il semblait invariablement drapé. "Ce doit être parce qu'il est dores et déjà reconnu, par ses pairs et dans les rues, ce doit être pour cela qu'il a l'air si détendu  malgré les enjeux et pièges flottant au-dessus de lui." pensait Robert, teinté d'envie, tandis qu'on le maquillait avec détachement. 

Dans le miroir de la loge, le jeune homme ne se voyait pas vraiment, il ne voyait pas ses traits, rien de ses yeux malicieux ou de sa mâchoire dure héritée sûrement du paléolithique, il ne voyait que son avenir.
De nombreux et arrivistes membres de sa profession, à l'idée de leurs avenirs dans celle-ci, rêvaient immédiatement à la possession du luxe sous toutes ses formes, hacienda ou Bentley, grands restaurants ou piscines olympiques creusées dans des jardins d'inspiration nippone. Mais Robert n'était pas du tout de ceux-là, car il n'en avait pas besoin, non pas grâce à quelque cléricale probité mais parce qu'il les avait déjà eu, et le champagne et les dorures, en naissant parmi les P***. En effet, grâce aux succès de ses deux créateurs, il avait toujours été riche et ce qu'il cherchait donc au fond de ce miroir, ce n'était pas un avenir d'argent ni même un avenir d'amour - sa jeunesse passée dans l'idiotie ayant tenté chez lui une forme de puéril rejet vis à vis de ce sentiment vif - mais bel et bien un avenir de règne. 

Robert voulait régner sur tout son entourage et sur ses connaissances, il souhaitait en secret qu'au fil des réussites les autres finissent par se prosterner lorsqu'il passerait près d'eux et il souhaitait encore davantage, agir comme Daniel, avec humilité, en leur demandant le rouge aux joues de vite se relever car : "il n'était qu'un homme après tout." Il virait extatique à la pensée de cette comédie-là, jouée chaque jour. Il s'imaginait en train de rire avec naturel à toutes les questions imbéciles qu'on viendrait lui poser, il s'imaginait en train de dire aux journalistes concupiscents en diable à son égard, qu'il était très heureux d'être là, que ce pays hideux dans lequel il se trouvait pour être interviewé avait été depuis toujours un rêve de destination pour l'enfant qu'il était. Il s'imaginait rendre visite à une poignée de garçons cancéreux émus par sa présence et par la pleine étendue de sa beauté puissante, il songeait aux anecdotes qu'il leur raconterait avant de conclure bien par quelques phrases murmurées qui devaient attester de toute sa compassion. Il s'imaginait faire la cour à une Américaine à l'écho planétaire, il se voyait très bien à son bras, en tant que son mignon, en tant qu'homme à tout faire, petit chien à sa dame afin qu'elle tue le temps et ses dévastations. Alors qu'on achevait de bien le maquiller, Robert voyait tout cela dans le fond du miroir. Et il voyait surtout, derrière lui, les furieux orgasmes qu'il aurait seul, une fois rentré, en pensant au mépris intégral qu'il éprouvait secrètement pour tous. 

Des êtres inférieurs, voilà ce qu'ils étaient selon lui, des suiveurs et des incompétents, ils mériteraient que je leur brise les jambes et que je les conspue, mais non, ce serait trop simple...Je vais les bénir et les chérir mieux que ces idoles de cire des abbayes anciennes. Je vais m'incliner éternellement devant ces fanatiques, je vais être le plus christique des hommes jamais porté sur Terre et ils vont m'adorer. Je vais être le gendre idéal, celui qu'on veut pour soi la nuit quand il fait chaud ou froid, qu'on soit étudiante à Lisbonne ou agent des postes à Helsinki. Je vais consommer l'adultère, non pas avec une femme mais avec tous les Hommes. Et lorsque dormiront à mes côtés celles et ceux qui m'aimeront mortellement, moi, je serai réveillé et j'aurais un sourire cruel et des yeux étincelants en pensant à mon crime. On est acteur ou on ne l'est pas et moi, je le suis totalement.  

Robert, une fois maquillé, s'orienta vers le coeur du plateau de tournage. Là-bas, Clémence l'attendait, elle était entourée de Daniel ainsi que du réalisateur. Le regard de la jolie française dégageait une tendresse pour sûr éblouissante, à mille lieux de celui que Robert se prêtait lorsqu'il vagabondait dans ses rêveries immondes. Daniel, lui, était de dos et paraissait comme de coutume, vêtu d'un long manteau d'humanité. Toujours s'approchant et observant la scène, Robert serrait les poings avec force agacement.

Dieu sait comment, peut-être par quelque détraquement de la rate ou du sang, mais Robert à l'instant était dévoré par une manie absolument contraire à celle de tout à l'heure. Ses ongles pénétraient peu à peu dans sa peau, sa crispation et son énervement étaient à son comble. Il voyait discuter ces jeunes gens célèbres qui tout comme lui avaient de l'ambition et il se sentait mourir. Il se demandait pourquoi son coeur avait tourné ainsi, pourquoi à dix-neuf ans la chair savoureuse de son âme avait si férocement noircie, jusqu'à ne plus devenir qu'une infâme bouillie. 

Car Robert P***, à force de comédie ou de bêtes choiements, était maintenant incapable du moindre élan de sincérité et de toute façon tendre. Il se guérissait tant bien que mal de cette paralysie en gribouillant de tyranniques projets mais cela ne suffisait pas. Robert était jaloux d'eux tous, surtout des plus malheureux et des plus imbéciles, parce qu'ils savaient souffrir ou s'embraser avec une franchise impossible à son âme et à sa blanche carcasse. Robert était jaloux, de cette jalousie qui monte au sang de ceux pour qui la vie et toutes ses évidences, des joies aux pertes, sont des choses incomprises.
Robert était jaloux, d'une crépusculaire jalousie.

Et quand Clémence ce soir-là s'endormit près de lui après un pieux baiser, s'il avait le sourire, il était à l'envers et si ses yeux brillaient, c'était sûrement de larmes. 


Gustave Doré - Caïn tuant Abel




vendredi 31 août 2012

Nombreuses sont les défaites, perdues sont les aurores, mortelles sont mes visions

Une cohorte d'être-vivants exsangues et impolis, tous réunis pour une même mission et guidés par un seul. Leurs visages sont grossiers, leur langue est limitée, quant à leurs activités, elles furent étudiées pour les éloigner au maximum des saveurs véritables.

Ici tout n'est qu'affaire d'images et de sons, et cette mère qui, je le vois, essaie de sécher les pleurs de son enfant, n'use plus du murmure ou de la belle caresse mais allume simplement, un tout nouvel écran.
Non loin d'elle l'on trouve des amants, apparemment jeunes et beaux au sens commun du terme, la salive semble être la dernière chose qu'ils soient encore en mesure d'échanger, tant ils paraissent taiseux.
La féminine partie de ce couple muet tente bien parfois d'engager un dialogue mais l'homme, casque à bruits vissé sur les oreilles, ne bronche pas du tout.
Alors, la jeune femme ferme ses yeux, se blottit contre sa moitié avant d'appeler, fort amèrement, quelque Morphée de ses voeux.

*

Tous et chacun cherchent à se distraire par une infinité de façons, comme si l'immobilité et la contemplation, étaient devenues des puces, une poignée de mites incrustées au revers du tissu dont il faudrait se défaire peu importe le coût.

Je ne sais pas si la joie se cache là-dedans, je ne sais pas si la joie, son accomplissement, peuvent s'extérioriser sans passer par les autres. L'écran n'embrasse ni n'enseigne, l'écran est une sorte d'aquarium où coule l'eau de Léthée et avec cette eau-là, on arrose les fleurs ou étanche, malhabilement, la sèche bouche des nouveaux nés.

A tel régime le risque est grand, de faire de la nature un terrain de poussières, de faire des esprits un socle bien éduqué mais aux paupières scellées. Sachons chanter sous la pluie sans l'appui de Kelly et marcher sur les astres sans l'aide apollinaire. Pour cela rien de plus simple, il suffit de se désintéresser et d'observer gratuitement toute chose, d'aller vers la découverte plutôt que vers l'acquis et de se taire afin de questionner notre battement de coeur.

Bien sûr il faut aussi penser sans aucune idée de possession, soustraire tous ses soucis enfantins, d'argent ou de succès, qui nous obsèdent en vain. On ne possède rien que la vie et la seule chose intéressante à faire avant la fin, c'est aimer. Alors vivons et aimons, enfin.


P-S : Cette masse humaine décrite en préambule est celle du train que je prends - à destination de Marseille - pour aller là où dort l'amour. Là où dort cet amour dont je rêve la main.


Edward Hopper - Chair Car

vendredi 17 août 2012

Conjonctivite et chat errant

J'ai un chat et je l'aime, que ce ne soit un secret pour personne. Je ne connais pas exactement sa race, comme je ne connais pas non plus le nom de la capitale birmane, il n'empêche, il est beau. Enfin, il l'était. Mon chat est en effet du genre bagarreur et malheureusement, il est plutôt mauvais. Ce qui fait qu'à douze ans, il est désormais borgne, maigre, et a le pelage pauvre.

Mes parents et moi le nourrissons encore convenablement mais de toute évidence, son décès n'est plus qu'une question de mois. Si bien qu'aujourd'hui, à chaque fois qu'il sort s'aventurer, c'est comme s'il rejoignait pour moi l'étui de Schrödinger. De fait, je ne sais jamais dans quel état il va me revenir et j'espère souvent, à vrai dire, qu'il ne me reviendra pas, qu'il s'évanouira dans la nature et non pas dans mes bras, après avoir poussé un miaulement soupirant.

L'article de la mort, qu'il éprouve et écrit, je le veux fait divers, petite annonce perdue plutôt que gros titre ou dossier en pleine page. Cela serait un homme, qu'il meure sans me le dire, cela me rendrait fou mais pour ce beau félin, je désire cette fin-là. J'aurais alors tout le loisir et non l'angoisse d'imaginer qu'au lieu de l'arme à gauche, il aurait déposé les siennes aux jolis pieds d'une chatte, sacrément élégante, avec laquelle il coulerait une poignée d'années d'amour renversant.

Je ne veux pas l'enterrer, lui qui fut si vivant, lui qui, lorsque j'étais blessé, s'amusait tant avec mes bandages, lui qui la nuit, grattait contre ma porte avec le fol espoir de ronronner un peu dans mon plumard. Ce chat que j'ai caressé infiniment et que j'ai même soigné dans la foulée de ses premières défaites, lui enseignant ensuite quelques mouvements de self-defense, en vain apparemment...
Ce chat, je ne veux pas qu'il meure, je veux qu'il disparaisse, loin, très loin, là où tout est possible, surtout la vie.

Surtout la vie et ses quelques caresses sur le cou qui lui faisaient lever la tête, lui donnant l'air fat des empereurs égyptiens.


Michel - Affiche pour le Faust de Murnau



mardi 14 août 2012

Vers la rue d'Idalie

C'est là, tout près du bois de Vincennes, que tu es né.

J'étais épuisée alors, ma tournée européenne semblait sans fin, je prenais des trains pour l'Allemagne, des avions pour l'Espagne et des taxis aussi, par milliers. Mais celui-là tardait. Il devait me conduire au vernissage d'un ami - un peintre sans talent que je connus à Londres par une soirée d'ennui - réclamant ma présence, en tant que clou du spectacle. 

Je n'ai pourtant rien de spectaculaire mais que veux-tu, les vieilles croyances ont la peau dure, les gens persistent à croire que les écrivains qui les passionnent tant sont, en eux-mêmes, des êtres passionnants. Quelle regrettable erreur ! Certes, des hordes de lecteurs furent apparemment séduites à la découverte de mes magiques histoires mais ça n'a pas modifié la femme que j'étais, ni cette cruelle timidité que j'ai fait mienne depuis ma tendre enfance. 

J'ai toujours eu un peu peur des autres, et même aujourd'hui, même devenue multi-millionnaire et reconnue par tous, je me sens curieusement faible, comme si tous ces succès n'avaient pas effacé la fille triste d'autrefois. Alors pour le clou du spectacle, on repassera, à part si ce clou scelle un pénible cercueil.

Oh, je ne manque assurément pas d'humour et puis de répartie, tant qu'on me demande de m'exprimer en petit comité. En face à face, je suis la meilleure du monde, devant un amphithéâtre plein en revanche, je me sclérose maladivement. A croire que la foule, pour moi, a tout d'une Eurydice...

Il faisait chaud ce jour-là, je m'en souviens très bien, et j'avais la chance, rarissime ces temps-ci, d'être complètement seule. 
J'attendis dix minutes sans que le taxi vint, à la onzième, ma poche vibra. Comme je détestais ces vibrations ! Elles avaient prises, à mesure que ma célébrité croissait, des allures de rappel à l'ordre, de ces rappels à l'ordre hurlés sèchement par quelque geôlier nous surprenant, les yeux levés au ciel tandis que nous travaillons, les pieds liés et dans la neige, à couper du petit bois pour le foyer du général en chef. 

Bien décidée à m'évader pour de bon, j'éteignis mon téléphone, disparaissant par la même de tous les radars environnants, retrouvant également mon anonymat et toute la liberté qui s'y était mêlée. Peu après, abandonnant la borne où le taxi comptait me prendre, je me retournai et vis cet écriteau " vers la rue d'Idalie " et, dans son prolongement, une poignée d'hommes s'adonnant à un jeu de boules que je ne connaissais pas. 

C'est là, je le répète, que tu es né. Parmi ce sable où échouaient avec précision de lourdes sphères ferreuses, parmi ces rires étouffés que les joueurs faisaient après chaque lancer, réussi ou raté. Naître sur un terrain de boules, c'est assez  surprenant j'en conviens bien mais je ne l'ai pas choisi. Dans le calme estival de cette fin d'après-midi, je t'ai créé, Cédric, presque malgré moi, sans doute parce que tu me trottais depuis longtemps déjà. J'avais ton nom, manquait ton caractère, manquait ta destinée.

Pour enfin les définir, l'intervention de Cho fut décisive, le reste ensuite, coula de source. Du jeune homme excellent, objet de maints désirs et de maintes jalousies, de celui qui flirtait avec l'arrogance jusqu'à l'allié solide, jusqu'à l'ami, de tout ça jusqu'au martyr exemplaire que tu finirais par être, l'ensemble se régla vite.

Cédric, pardonne-moi, à peine t'ai-je donné la vie que je te l'ai reprise, pardonne-moi vraiment. Où que tu sois maintenant, ne va pas croire que tu fus un simple effet de manche car dans cette après-midi, j'ai préféré ta compagnie à celle de tous les autres, tu fus mon ami toi aussi, un instant de paisible clarté dans cette folle existence, digne de l'horlogerie, que je traverse au jour le jour avec maladresse.

C'est pour tout ça Cédric que je te remercie et après tout, la mort n'est peut-être rien qu'un Portoloin de plus alors j'espère, du fond de mon coeur que celui-ci, t'a mené vers un lieu où les vifs d'or sont lents et les joies multitude. 

Avec toute mon affection,

                                                                                        Joanne Rowling




jeudi 2 août 2012

Idol Collapse

On m'a vite oublié. Un discours poignant, quelques articles dans la gazette, peut-être une carte à mon effigie et hop, à la trappe. Mes parents ont dû certainement verser toutes leurs larmes, une par une, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Ensuite ils ont, au temps passant, sûrement fait leur deuil. Ils ont pu compter sur le soutien de leurs amis, de leurs amants, sur d'autres mots réconfortants prononcés par Albus. Sur le soutien de la vie avant tout.

La vie est un grand mouchoir, elle parvient à résorber toutes les destructions, du chagrin d'amour à la perte d'un fils, peu importe si ce fils fut le meilleur attrapeur de son école pendant plusieurs années, peu importe si ce fils a toujours été parmi les premiers en Tout, il suffit d'un grand bonheur ou d'un malheur encore plus grand, pour qu'on l'oublie ce fils et donc qu'on m'essuie, vulgairement, comme un simple souvenir. 

J'avais pourtant fait ce qu'il fallait...élève brillant et sportif accompli, je m'étais également forgé un sérail important parmi la foule vive de mes admiratrices. Mais, ne souhaitant pas jouir rien qu'en tendant la main, je m'étais refusé au plaisir de la chair, espérant une rencontre avec une âme rétive à ma galerie de charmes.

Cette âme contraire, ce fut Cho, atrappeuse comme moi mais d'une autre maison...
Cho Chang. C.C. mon opium, pire, ma thébaïde ! Dire que je ne la reverrai plus, ni ses yeux d'encre, ni ses lèvres puissantes comme des mains, ni cette façon particulière qu'elle avait de sans cesse m'humilier publiquement, en me rabaissant avec humour, moi l'enfant prodige, au rang de sorcier ordinaire. 

J'aimais cela plus que tout, Cho n'était pas en admiration devant moi mais elle me respectait, c'était bien mieux qu'un fade fanatisme, le respect, la considération....car elle me considérait non pas en tant que futur grand mais en tant que petit enfoiré.

Elle savait que j'étais un petit enfoiré. Et elle avait raison de le savoir, je ne valais pas mieux que la plupart de mes camarades, oui ma robe n'était jamais sale et toujours lissée, oui ma baguette valait son pesant d'or et mes balais étaient changés, année après année, par des modèles plus modernes et affûtés. Mais au-delà de tous ces apparats, au-delà du gris perçant de mon regard, de ces bulles d'eau torves qu'étaient mes yeux, il y avait un raté, un très bon atrappeur mais un sorcier médiocre. 
Parce que quand même, pour se faire tuer par Queudver, il faut le vouloir ! 

Je me demande comment Harry s'en est sorti, oh bien sûr qu'il s'en est sorti, c'est Harry, il s'en sort toujours, il n'a aucun charisme et aucun talent spécial mais il s'en sort toujours. C'est facile en même temps, si j'avais moi aussi été le fils d'un couple légendaire, je serais encore en vie à l'heure qu'il est...foutu Coupe de Feu ! 

A SUIVRE ! 




mercredi 25 juillet 2012

Pas très robot

Quand, dans quelques vingt siècles, la race humaine se sera mécanisée, remplaçant la chair, le sang et l'os par des batteries d'ensembles doucement électrifiés, quand l'eau, raréfiée, coulera comme la boue et de la même couleur, quand les pépiements printaniers des passerines vireront aux croassements, quand la bouche des baisers aura la lèvre froide, la langue d'un métal gris, quand les galeries boisées où l'on s'entretenait autour de vasques chaudes et d'outres pleines de vin se transformeront en échangeurs glacés, en pôles périphériques, quand les montagnes s'affaleront comme le font les dragons, quand l'été succédera à l'hiver sans même un changement, quand la foudre frappera plusieurs jours d'affilée, continuellement, dans une pluie acide et toute chargée de sable, quand les instituteurs sauteront par la fenêtre sale puisque tous leurs élèves auront déjà leur Maître, un écran de trente pouces garantissant à tous reliefs et profondeurs, musiques et cinémas en une poignée d'instants, en une intraveineuse, ils marcheront sur les astres, abuseront des femmes de tous les sexes, de tous les âges et de toutes les couleurs, de toutes les indécences, en une prise, ils verront les places bordées d'hommes des capitales d'Europe, ils liront les romans en les ingurgitant puis en les dégueulant, mots et vertiges, quatrains et génies russes, puis ils les brûleront sans même un regard vers le feu s'élevant, sans même une connaissance envers les ruelles sombres, sans même un coin de soi qui jouit terriblement, sans même un bout de soi blessé, balayé, démoli, brisé parce que le coeur, brisé parce que le spleen de la fille aperçue, celle qu'on ne reverra plus, jamais plus, jamais plus, quand ces craquelures aimantes auront cessé et que les coeurs brisés seront vite réparés ou jetés aux fourneaux, quand tout ça, j'espère avoir péri et t'avoir encore vu, ma belle dansante de la vie, ma belle dansante, mon bel esprit, aussi belle qu'un travail de Rimski-Korsakov

Max Ernst - L'oeil du silence

dimanche 22 juillet 2012

La princesse des poètes

S'il existait encore un classement pour nous autres, je serais volontiers la princesse des poètes.
Car je suis féminin beaucoup plus que viril, et, car le seul méritant le titre véritable, est l'amour qu'on se porte.

Friedrich Brentel - Diane et Actéon

lundi 16 juillet 2012

Des écrans et des hommes

Au milieu de la pornographie, des positions sûrement inexactes de l'homme et de la femme, j'enlève le bouchon de cette bouteille d'encre. Elle dégage une odeur incolore, ensemble d'alcools chauds ou larme d'océan, son bleu marine rivalise avec l'air nocturne. Lorsqu'elle sèche, ensuite, sur la plaine blanche, c'est comme le sang d'une bête morte, non, c'est comme le sang du Maître des Lieux qui tombe seulement parce qu'il est infini.
Alors donc tous ces livres seraient des mues divines ? Des peaux ensanglantées d'acteurs à providences ? Peut-être. Mais que sont dans ce cas ceux qui exposent ces mues ?

On les nomme peintres ou écrivains, enfin...On les surnomme, car aujourd'hui on ne croit plus aux peintres et plus du tout aux écrivains.
Aujourd'hui on subodore qu'ils font quoi qu'il arrive quelque chose à côté, parce qu'un artiste qui vend, ce n'est plus un artiste, c'est une célébrité. C'est un cliché circulant le long de couloirs aurifères, un horrifié travesti bientôt en bien loti, un être devenu avoir...comme on les possède tant celles et ceux qui moulent le grain télévisuel.

Au beau milieu des guerres en 1080p, des exactions éternelles de la femme et de l'homme, mon encre s'évapore. Il faut bien du talent pour s'en montrer digne, de cet héritage monstre laissé par les anciens, de ces tatouages religieux et interdits d'église que sont les bons romans et les poèmes enfin.
Cependant, vu qu'apparemment trop peu sont assez valeureux pour sauver le sang bleu, l'encre évaporée s'est vu changer en un gaz mortel, en un nuage fade, électrique et acide.

Ça oui l'acidité est le génie du siècle !
Autrefois la salive se crachait en coulisses afin d'offrir au monde la plus claire des voix mais maintenant...
On mollarde sur le public, parce qu'il veut ou parce qu'on pense qu'il veut, se sentir au-dessus en lorgnant l'en-dessous. 

Paradis pour voyeurs que toutes ces émissions diablement orchestrées où l'on essaie, en coupant l'image au maximum comme l'enfant le fait d'une ribambelle lassante, de condenser tout le choquant, tout le violent et tout l'inculte. Sans doute pour attester à l'international, que la haine est plus accessible que son contraire, nommé l'amour...non...là aussi...seulement surnommé.

Au milieu des désenchantements et des millions de followers, je gratte l'encre restée au fond de la bouteille et par ma plume j'espère, effacer l'"ol". Que les fleurs resurgissent - les fleurs, ces baigneuses, au bon parfum d'orgasme - et qu'elles enterrent par leur élévation, ce plastique paysage où se meurent les saisons.

Yun Shouping - Pivoines





Le fantôme de demain

L'habitude, comme un marteau léger, frappe fort secrètement...

Un matin l'on est le divin né d'un lieu et le soir-même, sa plus vieille courtisane. Alors ici, dans ce café (sans alcool heureusement) que je fréquente au jour le jour, je deviens peu à peu un souvenir pour les autres.


André Derain - Illustration

jeudi 5 juillet 2012

Hystéries et flamboiements

Derrière ce rideau rouge, un corps squelettique se meut maladroitement.
C'est celui de l'être aimé, celui du jour levé, celui qui sait me ceindre avec sa frustration.

Dehors la lune se noie, elle pêche dans le ciel tel l'hameçon d'Allah
Et sur sa surface, des meutes de loups s'entre-déchirent puis vont planter leurs crocs.

La lune est le visage de ces adolescentes, ravagées de la peau et sans rien dans le crâne.
Quant au soleil, c'est un poignet qui saigne dans cette folle baignoire qu'est l'océan du soir.

Parmi ces deux mouvements d'une tristesse infinie, la vie s'écoule, morsure après morsure,
En attendant l'amour après les cris du viol.
Quoi d'autre ?

La danse de Satan est la seule ici-bas et c'est en ses toxines que la poésie va
Et vient, et va, et vient, jusqu'aux aubes prochaines où je me supprimerai.

Coups de sang, coups de feu, coups de reins, et coups de plume enfin.

"Adieu...je t'aimerai toujours, même dans dix mille années."



Jean-Jacques Henner - Idylle

mardi 26 juin 2012

Le diable avait un chat

Sous les diffuses crépitations des torches et braseros, ou sous l'éclat bleui de belles lampes à pétrole, cette histoire fut répétée...A l'heure du Volt dans toutes les chambrées, c'est à mon tour de reprendre son flambeau et de l'acheminer ici car j'en fus, à ma façon, moi aussi le témoin. 

J'étais alors un jeune homme ordinaire, davantage élevé par l'image que par l'imaginé, je tenais mes acquis d'une série d'écrans et de livres consultés passivement. Cette mode éducative, courante de notre temps, m'avait fixé malgré moi sur la frise de la médiocrité. Pas idiot au point d'être la risée de tous, je demeurais cependant trop peu aiguisé pour comprendre que le savoir, plus que par l'expérience, se trouvait en fait au fil des devinettes, des intrigues et des chutes.

En effet, la merveille de ce monde a plus souvent recours aux fracas et ricochets qu'on ne le pense ; ainsi, avant ma rencontre avec cette histoire ancienne d'un millénaire au moins, ricocher je ne savais ni ne pouvais, j'étais de ces pierres trop polies et trop molles pour espérer gicler à la surface des eaux. Ce qui me chambarda, transmutant l'éponge que j'incarnais en une espèce de silex curieux, fut donc cette histoire à laquelle je viens. 

C'est par un de ces soirs de juin où l'on se plait à fumer en terrasse qu'elle se révéla à moi, tel un coffret de Pandore sans verrou ni poignée. Je remontais l'habituelle rue vers l'habituel logement où ma jeunesse allait flétrissant, quand un détail, soit trop infime, soit trop majeur, frappa mes creux yeux verts à moitié endormis. Ce détail - la patte noire d'un chat - serait sûrement passé inaperçu s'il n'avait pas été relevé par une pointe d'absurde, puisque le félin possédant la dite patte, non content d'être presque écrasé par une paire d'iris puissants et irradiés, existait dans un lieu où nul ne l'attendait. 

Les chats sont les monarques des endroits qu'ils occupent et le mien avait choisi pour royaume, non une venelle ou un court pan d'ardoise, mais la vitrine d'une boulangerie de quartier. Il se dessinait là, parmi les fantômes des viennoiseries, défilant sur un sol de sucre parfumé avec l'Impérial et l'élégance attestables chez ses seuls animaux. A le voir se mouvoir de la sorte, si naturellement au coeur de l'étonnant, je fus tout d'abord amusé avant d'être intrigué...
Comment, après réflexion, cet être frêle par excellence malgré son fier maintien, avait-il pu...premièrement : braver le rideau de fer scellant cette boulangerie et deuxièmement : s'esquiver devant l'oeil sentinelle de la patronne, que je savais intraitable quant au bon hermétisme de son enseigne une fois fermée (je n'avance pas cela sans raison, l'ayant vu un matin piquer un fard mémorable pour une affaire de mouche retrouvée morte) ?

N'étant pas toutefois de cette race d'homme qui bourre sa pipe tout en déduisant, à partir de la forme d'une flaque de sang, l'exacte nature de l'objet responsable de la coulée, j'étais prêt à abandonner mon enquête sur cette double question et à m'en retourner à mes oisives occupations.

Mais, tandis que je m'y décidais, le chat miaula - d'une manière si aiguë et si tendre, qu'on put croire au piaulement  - et fit éclore un doute...
Peut-être que celui que je voyais en roi, était en vérité un triste prisonnier, un personnage de donjon condamné à faire les cent pas entre la faim, le désespoir, et l'asphyxie...
Touché par cette nouvelle et sinistre hypothèse, et n'écoutant que ma timidité, je fis le tour de l'édifice à la recherche d'un sortie pour lui. Niché sur une place aux alentours déserts, le bâtiment échoua quand même à me dévoiler quelque porte de derrière ou quelque dépendance. La voie des terres étant bouchée, restait la voie des airs. 

Les patrons devaient sans doute vivre au dessus de leur commerce, comme dans les films, comme dans la vie. Après un bref coup d'oeil en direction des fenêtres, je dus vite essuyer une autre défaite, tout y semblait éteint, le troisième et quatrième étage compris. Il me vint ensuite à l'esprit que si je finissais par hasarder un cri ou un caillou contre les vitres du dessus et qu'en définitive, ce chat était connu de tous ou qu'il s'enfuyait entre temps, je risquais de me faire - pardonnez-moi l'expression - rouler dans la farine de sarrasin.

Il me fallait donc trouver une issue par moi-même ou bien me résigner. Je fis l'un avant l'autre, me motivant à tenter de soulever le rideau, en guise d'ultime tentative pour la libération de ce chat dont je ne connaissais rien, pas même le nom. Du fait du ridicule et de l'illégal de mon entreprise, je m'assurai - l'espace d'une cigarette - de ma solitude en cette place. Ceci fait j'adressai, comme une promesse de succès, une dernière oeillade au noir félin et je me mis en oeuvre. Étrangement, selon une logique différente, je n'eus pas à forcer beaucoup sur les bandes de fer de ce rideau, pour qu'il se régurgite totalement. 

La boulangerie était grande ouverte maintenant. En m'avançant, j'aperçus un instant la patte de la bête que je cherchais à secourir, et, une seconde plus tard, il avait disparu. Pour revenir mieux, comme une lumière franche, comme ses yeux ruisselaient et inondaient la pièce.

La suite, elle n'est pas racontable pour qui veut se tenir, toujours, loin des asiles. Je dirai simplement qu'en fonction des époques et des observateurs, on a parlé de Dieux, d'extra-terrestres et de sorciers. Pour ma part, je pense que c'était le diable et qu'il avait un chat, mais ce n'est que mon avis et je suis tout sauf un exemple. Ô non, je ne suis pas un exemple, je suis un ricochet et regardez...comme je ricoche . . . comme je ricoche .  .  .

Aubrey Beardsley - L'enterrement de Salomé