mercredi 26 décembre 2012

Allégeance à la pluie

" Sottises ! Tout ça n'est que sottises ! Comment osez-vous venir chez moi, parmi les miens, dans mon château, pour porter aux nues ces propos indéfendables ? Pour qui vous prenez-vous à la fin ? J'aurais dû vous faire renvoyer à l'instant même où je vous ai vu pénétrer dans la cour...Mais je ne l'ai pas fait...Ah, quel idiot suis-je parfois !"

- Maître, en ma qualité de devin et de diseur de vérités, je signale à mon seigneur qu'il n'est pas seulement idiot par moments mais plutôt de façon régulière, voire systématique. Si je devais synthétiser ce fait par une image, je dirais que votre bêtise équivaut très certainement à celle que produirait l'énigmatique croisement entre une mule et un porcelet asthmatique.

" Merci Magellan, tes lumières me font grand bien. Baste ! Elles ne m'enlèvent cependant pas cette épine violette que j'ai nichée mon pied, ce beau parleur est encore là. Il est là et il me sourit, s'il n'était pas si séduisant, j'aurais tôt fait de mettre un coup de dague au travers de son joli rictus."

* Mais faites donc mon cher, faites donc mais ne ratez pas votre effet. Imaginez que vous me transperciez les joues suffisamment pour que je saigne à flot mais pas assez pour que la mort me frappe. Imaginez maintenant que, fort d'un courroux consécutif à mes deux joues percées par votre faute, je décide d'user de mon bras vengeur. Imaginez la violence de celui-ci, heurtant et heurtant encore, votre frêle carcasse à peine dégrossie. Ce n'est pas là un tableau enchanteur, vous en conviendrez. Alors arrêtons là ces discours agressifs et cessons d'arroser d'huile de palme l'âtre de votre foyer. Préférons plutôt une activité plus noble, comme la chasse ou la concupiscence par exemple. 

" Et il continue ! Il me toise, décidément, tel un dégoûtant laquais à qui on ne donnerait ni ses vieux habits, ni son vieux pain, tellement on craindrait qu'il s'en aille les revendre afin de s'acheter des bouquets composés d'iris et d'achillées ! Je suis pourtant à mille lieux de ce type d'individus au répugnant commerce. Je suis roi, fils de roi et petit-fils de roi. Et mon arrière grand-père était, d'après les légendes, un adepte réputé du dragonicide en masse. Voilà pourquoi, grâce à mes aïeuls et à mes bisaïeuls, je vous conseille de partir sur le champ."

* Je veux bien, mon roi, mon seigneur, je veux bien. Néanmoins, je vais attendre un peu, le temps de vous dire une ou deux choses. Premièrement, j'ai cru remarquer dans votre attitude, une sorte de défi permanent, comme si la moindre familiarité qu'on oserait envers vous était en fait une flèche ou un carreau pointu. Je ne sais pas d'où cela vient mais c'est quelque peu inquiétant, mon cher, mon roi, à votre âge, être aussi énervé, c'est l'assurance de dormir sous la terre dans moins d'un quart de siècle ! Or, si j'évoque cette faiblesse, ce n'est pas par défi justement mais parce que je tiens à vous. Vous savez ce que le dicton dit : " Un bon mandrill est un mandrill mort." et bien, ça n'est pas pareil pour les rois. Car malgré votre incompétence caractérisée, votre trop bon appétit et votre front qui ressemble à s'y méprendre à quelques plages du Nord, vous n'êtes pas méchant.
Deuxièmement, j'apprécie que vous vous gargarisiez à l'aide du nom de vos ancêtres mais bon sang, lorsque vous avez parlé des fleurs et du champ, je me suis senti choir. Vous donnez l'impression d'être terriblement éloigné de ces natures-là, d'être une espèce de chat qui aurait toujours évolué sous la lampe grise d'un appartement triste. D'être un chat élevé sans amour, sans beauté, sans poésie, un chat qui n'aurait jamais goûté la pluie et qui n'aurait d'élégant que son statut de chat...Enfin, je m'en vais...

" Miséricorde, aux grands maux, les grands remèdes ! Gardes, ne le laissez pas partir, assommez-le et ferrez ses chevilles et poignets. Ensuite, vous l'attacherez à la fontaine de la cour centrale, là-bas, il mourra, c'est tout ce qu'il mérite. On ne parle pas ainsi à un roi, on ne le traite pas de chat ni n'abuse de lui en évoquant son appétit à toute épreuve. Non, aux rois, nous devons une allégeance sans faille, qu'importe que ces dits rois fussent des justes ou des mongoloïdes. Pour ma part, je m'estime en ce clair matin être juste, en vous emmenant tout de suite auprès de celle que vous cherchez depuis longtemps : la Mort."

- Maître, en ma qualité de divinateur et de lecteur d'esprit, je me permets de vous avertir. Mademoiselle la Mort, ne pourra pas en être aujourd'hui.

" Pourquoi cela Magellan ? "

- Maître, mademoiselle la Mort a eu quelques démêlés avec la justice dernièrement et elle vient d'être condamnée.

" Pour quoi donc Magellan ? "

- Pour faux et usage de faux, Maître. 

" La barbe ! Ce n'est pas grave, il vivra jusqu'à tant qu'il meurt. En attendant, je vais m'installer à ma fenêtre, bien en face de la fontaine, il serait dommage de manquer une goutte de ce spectacle.


Vingt minutes plus tard. 
L'inconnu est attaché à la fontaine, visiblement affaibli. 
A quelques mètres de là, sur son trône et derrière un long vitrail translucide, le roi déguste la scène. 


* Est-ce donc cela que la souffrance ? J'avais pensé l'affaire plus malheureuse. Certes, mes os me jouent des tours et mes nerfs sont pires qu'un morceau de corde qu'on débiterait lentement à l'aide d'un couteau fin mais au fond, ce n'est pas si difficile. Bien sûr, cela ne fait que quinze minutes que je suis dans cette position, peut-être que dans une heure j'aurais soif et dans deux faim. Peut-être que dans une journée, dans un mois, j'aurais oublié jusqu'à mon alphabet...Ce n'est pas grave non plus, tant que derrière le crissement de mes muscles s'asséchant et les râles obscurs orchestrés par ma gorge affolée, tant que derrière toute cette mascarade mortelle, je conserve un tronçon de mémoire. 
Dedans j'y ai mis, un baiser et mille larmes. Le baiser de la mort, mille larmes de joie. 

*

" Damnation ! Cela doit faire trente-deux jours que je reste ici à le regarder dépérir et mademoiselle la Mort n'est toujours pas venue. Des nouvelles Magellan ? "

- Maître, il semblerait qu'elle soit en chemin. Elle a obtenu sa libération conditionnelle avec port d'un bracelet électronique obligatoire. Vous saviez que ces bracelets étaient fabriqués au Vietnam, vous ?

" Non, et même si je note la délicieuse ironie cachée là-dedans, je m'en moque copieusement. Enfin, Magellan, tu viens de me donner une excellente nouvelle alors je te remercie...Hm, mademoiselle la Mort, je dois avouer qu'elle me manquât un peu ces derniers temps ! "

Soudain, tandis que la Mort demeurait en chemin, une averse eut lieu au-dessus du château et de sa cour. C'était une pluie démentielle qui lissa dans la minute tous les pelages des animaux voisins. Elle fit du même coup jouir le cour d'eau jouxtant le château puisqu'il déborda au point de fendre en deux plusieurs guérites. Cette pluie était déluge et elle emporta tout. Tout sauf notre prisonnier qui, en dépit de son mois de jeûne et d'épuisement, se leva péniblement en appuyant son dos sur le rebord de la fontaine. Tant bien que mal, il parvint à se dresser complètement sous ces rafales mouillées et à jeter regards et sourires jusqu'à son vis à vis, perdu derrière son vitrail clair. Les trombes d'eau redoublaient, mademoiselle la Mort n'allait plus tarder, alors, notre prisonnier inconnu s'attela à une ultime irrévérence. Là, sous une pluie battante, voire frappante, notre homme toucha au comble car il se courba et balança sa main droite devant lui avec une grâce toute impériale, celle d'un homme qui va s'achever. Là, sous une pluie battante, voire massacrante, il murmura ces derniers mots : 

* Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie et à tout ce qu'elle incarne, de vivant et d'extérieur. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, parce qu'elle est animée, quelquefois trop, mais parce qu'au moins sa violence n'est jamais volontaire. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, qui éteint en ce jour ce feu bleu qui brûle en moi, ce feu bleu que j'ai mal entretenu et qui causa d'odieux incendies. Par cette révérence, je jure allégeance à la pluie, en espérant qu'elle éteindra, le plus tard possible, cette flamme rouge qui brille dans tes yeux bruns. 

*

Quand il se tut, définitivement, la pluie baissa d'un ton elle aussi. Et c'est sous un soleil reparaissant que le roi constata... une fine fêlure, une petite griffe, là, lovée sur son vitrail.    



J. M. W. Turner - The Burning of the Houses of Lords and Commons

jeudi 6 décembre 2012

Maille à partir

Des signes, voilà ce que nous sommes. Des signes disséminés aléatoirement et potentiellement cultivables. Des champs de signes, des peuples de néons qui s'éteignent et se rallument, selon la nuit, selon le jour. 

Bientôt, à la fin de décembre si l'on suit les Anciens, ces signes seront effacés. 
Il ne restera plus alors que la lumière, intense et magistrale, du néon à l'air libre. 
Cela sera l'heure du gaz sur toutes les couchettes et en se tenant par la main, nous nous dissiperons.

En repensant à lui, ou à elle, ou à elles et eux, nous signerons ensuite l'ultime formulaire d'avant de disparaître avec ces quelques mots : 

" Plus jamais ça mais vite, que ça revienne."


Hubert Robert - Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines