mardi 21 mai 2013


Les yeux entiers baignés dans l'illumination
Je m'aperçois qu'en fin de compte
Je ne vois que les ombres.


John William Waterhouse - Echo et Narcisse

jeudi 9 mai 2013

Upstairs

483 escaliers mécaniques me séparent de ma promise
Je pressens leurs sourds grincements jusqu'au fond de mes os
Je devine toutes ces marches, lourdes et faites de fer gris...

37 marches par escalier, 30 centimètres par marche.
Je subis presque déjà le poids de chaque pas,
De chaque enjambée dure au-dessus de l'acier.

Ces escaliers mécaniques sont inhumains, en plus d'être très longs, ils fonctionnent à l'envers, si bien qu'ils descendent quand je rêve d'ascension et qu'ils montent furieusement quand je désire tomber. Par conséquent, dès l'instant où j'entamerai mon amoureuse montée, j'aurais tout intérêt à ne jamais m'arrêter car m'interrompre signifierait soit que je dégringolerais, soit que je demeurerais bête, épuisé et sans vivres, coincé à mi-chemin.

483 escaliers d'affilée, 483 fois franchir 37 marches, les franchir à rebours avec, au bout de mille et mille efforts, la vie finalement sauvée par ce pur visage pour longtemps égaré.

Je ne peux me défaire de la nécessité que j'ai de la revoir, fut-ce au comble de l'asphyxie ou bien dans un cauchemar...

Je n'ai pas le choix, il faut que je la rejoigne, ce ne sont pas quelques poignées de marches en mouvement qui vont me faire perdre ce que j'ai mis tant de temps à conquérir !

*

Au début, j'étais à ses beaux yeux parfaitement invisible. Enfin, il lui arrivait parfois de me dévisager mais c'était avant que je remarque qu'elle scrutait dans les faits ou une affiche placée derrière moi ou l'un de mes voisins. Pour ma part, je dois dire que je jouissais déraisonnablement de l'observer sans cesse. Si mon oculaire dévoration ne s'était pas appuyée sur un sentiment autrement plus complexe, on aurait pu me croire - à juste titre - simplement perverti, rigoureusement minable. Mais le sentiment était là, lové sous ma pupille, il n'espérait qu'une once de réciprocité pour faire éclater, à la surface des choses, ses feux insubmersibles. 

Cette once tarda à venir. Celle que je chérissais était ailleurs et songeait assez peu aux affres sensuelles. Ce qui l'intéressait alors était plus idéal et davantage sophistiqué qu'une aventure probable avec un beau jeune homme. Enfin, le beau jeune homme ici n'est pas moi forcément, j'ai le cheveu trop clair, la barbe mal taillé et mes joues tirent au pourpre à la moindre occasion. Ce beau jeune homme est un autre et cet autre n'intéressait pas Cesca - puisqu'elle se nomme ainsi - comme elle préférait consacrer l'essence de son temps à une meilleure occupation. C'est au pied du premier escalier mécanique que je m'en vais chasser le mystère précieux qui l'entourait alors :

Il y avait que, il y avait que Cesca écrivait et qu'elle écrivait non un abécédaire mais un grand oeuvre, un roman fleuve ayant baigné tant dans la mystique que dans l'expérience, un mélange savant slalomant sans arrêt entre le court poème et la fresque historique. C'était un livre que le diable aurait très certainement apprécié et que Dieu, s'il avait existé, aurait recommandé à ses anges les plus frais. Malheureusement, ce livre avait une tare, un vice, une cruauté. Car malheureusement, c'était un livre inachevé et il le demeura, ad uitam, sans précise raison. 

Le jour où elle comprit qu'elle ne parviendrait pas à achever son essai fantastique, Cesca ferma les yeux pendant deux douzaines d'heures. Lorsqu'elle les rouvrit, elle me vit finalement, devant les affiches rouges et à côté des hommes. L'once de réciprocité que je guettai quotidiennement venait de faire son entrée et, dans la foulée de celle-ci, j'allai parler à cette majesté.

Nos rapports furent, pour commencer, extrêmement courtois...jusqu'à ce que se pose un baiser sur son front, jusqu'à ce qu'elle caresse mes trop clairs cheveux longs. Un an et demi passa, ensuite, avec la vivacité de l'éclair et la juste harmonie des Edens débutants. Puis, silencieusement et en coulisse, la nuit noire s'installa. Une nuit noire sans rebords, une nuit noire sans parois. 

Pour la contrer, nous utilisâmes maints néons et maintes lampes à huile mais elle consuma vite toutes les énergies et tous les artifices. Bientôt, la nuit noire fut complète. Alors, tant bien que mal, nous essayâmes de nous serrer l'un contre l'autre violemment. Nous voulions à tout prix éviter d'être absorbé, éviter d'être dissous par ce pinceau nocturne...
Nous échouâmes et quand, en fin de compte, le jour reprit ses droits, nous étions séparés. En lieu et place de l'appartement où nous habitions, 483 escaliers mécaniques s'élevaient désormais. 

*

Ces maudits escaliers font un atroce bruit, celui d'une robotique marée où l'écume serait rouille et où les vagues seraient froid démon de ferraille. Mais qu'importe toutes ces vis et leurs nuisances sonores, aujourd'hui ou demain, je les gravirai une à une pour retrouver Cesca !

J'espère qu'elle n'a pas changé trop en une saison d'absence, qu'elle a gardé ses lèvres, son dos et ses sourires. Peut-être que comme moi, elle a songé chaque jour à monter ces dizaines de milliers de marches et que, se jugeant trop frêle, elle a fini par renoncer. Je lui pardonne son renoncement et je le comprends. J'ai moi-même tenté l'ascension une fois et, arrivé au vingtième escalier, diablement fatigué, à bout de force déjà, j'ai dû me laisser porter jusqu'en bas afin de ne pas périr. Cela m'a dégoûté pour un mois de toute expédition, un mois que j'ai passé fiévreux et alité. Mais qu'à cela ne tienne, aujourd'hui ou demain, je retenterai ma chance et cette fois pour de bon ! Ne t'en fais pas, Cesca, bientôt, je suis à toi !

*

Une quinzaine s'écoula sans un seul mouvement
Sans une marche franchie. 

J'étais fort occupé à préparer mon coup, à organiser comme il se doit mon ultime voyage. Je réfléchissais perpétuellement dans l'espoir de prévenir toutes les déconvenues. 

Enfin, un mardi soir, je me décidai et je me mis en route...
A peine avais-je atteint la seizième marche du premier escalier que je dus me résoudre à redescendre car devant moi, se tenait l'impossible : Cesca était revenue ! Un peu décharnée, un peu décolorée, elle était revenue malgré tout. Elle avait eu la force qui me manquait, elle avait osé défier ces infinies embûches, elle avait su en sortir victorieuse.

J'étais terriblement confus, évidemment heureux de la revoir, j'étais avant toute chose honteux de l'avoir ainsi mésestimée, d'autant que dans sa main...

Mais, plutôt que de la décrire en risquant par la même de ne pas lui rendre honneur tout à fait, je vais ici reprendre les mots, dans leur exactitude, qu'elle m'adressa lors de nos retrouvailles : 

" Que faisais-tu mon cher, dis-moi, que faisais-tu ? Je t'ai tant attendu...j'ai essayé de ne pas t'attendre et de te rejoindre dès le premier jour mais la pente était trop forte et j'ai failli y laisser la vie, non sans avoir touché le centième escalier. J'ai alors su que c'était humainement possible et ai consacré le reste de mon temps à entraîner mon corps pour qu'il résiste à une telle épreuve. D'un autre côté, j'en ai profité, comme un jour dure vingt et quatre heures, pour terminer mon roman torturant. Regarde, je l'ai là avec moi, j'ai vraiment hâte que tu le lises, que tu me dises ce que t'en penses...! Mais dis-moi, mon cher, que faisais-tu ? J'ai eu peur tu sais, j'ai eu si peur lorsque je ne t'ai plus vu...Mais dis-moi, mon cher, toi, que faisais-tu, toi et tes verts yeux de chat, que faisais-tu ? Que faisais-tu...? "

Un peu décharnée, un peu décolorée, Cesca était revenue. 
Elle était magnifique                                                                                                       et je mourais de honte



Zdzisław Beksiński - Peinture de 1972

dimanche 5 mai 2013

Si la lune n'était pas pleine

Il y avait un peu de moi dans ces bombes à Boston, de la poudre et des clous, du plastique et des vis...
Il manquait seulement deux trois alexandrins conçus maladroitement pour que la signature soit parfaite.

Qu'on se comprenne, je n'aime pas que les gens meurent et ce même s'ils se sont réunis pour courir benoîtement. Mais j'aime les explosions, les membres qui s'arrachent, la poussière qui s'envole et les cris qui s'accordent.

Parce que les cris d'amour aujourd'hui n'émeuvent plus personne. Ce ne sont pas eux que l'on diffuse sur les chaînes nationales, non. Nous préférons diffuser le fantasme et la mort et faire de nos âmes, soit des mensonges, soit des peurs. La réalité pure a perdu son visage quand elle a rencontré le premier cinéaste...

Depuis, plus rien, ou presque, les baisers se consomment un écouteur sur les oreilles et les yeux des enfants ont pris une teinte rouge. L'écran explose la pupille, le bruit abrutit les tympans et tout deux distribuent d'imbéciles clichés.

Il n'y a pas de coups de foudre mais des coups de désir. Il n'y a pas de crise et si crise il y a, elle durera toujours. Notre belle planète bleue n'est pas en danger mais elle est déjà morte. Alors, des bombes, des cris, et du silence enfin, à défaut d'amour fou.


*

Nous vivons dans un monde où la lune ne se vide jamais plus, où le jour est sauvage, où la nuit assassine. Bien sûr par endroits l'espoir a survécu, il s'habille de soie et d'idées grandissimes mais cet espoir est aux abois. Il est moqué partout, parodié dans l'instant, c'est un cercueil débordant que l'on ressort pour se distraire. Les bombes au moins n'amusent qu'à moitié, bien que ce soit très drôle de ramasser ses jambes tranchées par les éclats...

Peut-être fais-je fausse route, peut-être suis-je horrible ? Peut-être n'ai-je pas vu hier soir dans le métro un homme à terre, à l'agonie, allongé sous les sièges disposés sur le quai. Peut-être n'ai-je pas vu les passants, tous ces passants qui prirent bien soin de l'éviter.

Ils l'évitèrent tous jusqu'à ce jeune couple qui s'assit juste à côté de lui, juste au-dessus de lui. Peut-être ne les ai-je pas vu être joyeux, rieurs, malgré l'évidente détresse de cet homme abattu à leurs pieds. Peut-être ne les ai-je pas vu, ensuite, prendre en photo, lentement, naturellement, précautionneusement, ce cadavre annoncé ?

Enfin, si jamais je l'ai vu, ça n'est pas ça le pire. Le pire, c'est que, alors que j'étais atrocement révolté, je n'ai pas su agir, je n'ai pas su l'aider. Mon récit est puissant mais ne le sauvera pas. Rien ne le sauvera plus. Silence.

Voilà pourquoi les bombes font des crimes chérissables, elles amputent et laissent elles aussi silencieux.

Silence, la lune était pleine hier soir, elle le sera sûrement encore cette nuit, et demain, très certainement.


Georgia O'Keeffe - City Night