samedi 30 janvier 2021

Un jour d'il y a dix ans, j'ai gonflé à l'extrême mes deux joues de salive

Et j'ai craché dans un semblant de vase. 

Ensuite j'y ai posé une graine noire de terre puis j'ai caché l'ensemble au fond d'une armoire encastrée, derrière des verres et des vêtements. 

Dix ans plus tard, je m'en suis souvenu, à la faveur d'un ménage de printemps.

Ce qui parut fut surprenant, car un crocus dans une forme olympique brillait maintenant à l'endroit de la graine. 

Du mignon bulbe mauve, impossiblement né du mélange du Temps et de l'obscurité, j'ai mis quelques semaines à m'en accoutumer. Beauté parfois effraie. 

J'ai tout de même fini par m'y faire, la nommant au passage dans un de mes poèmes "ma fleur d'araison".

Un nom étrange mais naturel. 

*

Quand je pense à mon cœur et au fait qu'il périra bientôt, à cause du sang et de la nourriture, 

Ainsi qu'il jeta l'éponge - en épongeant plus rien ! - pour plusieurs milliards de congénères humains, 

Je me dis que la vie est affreusement mal faite. 

Pas que mourir soit illogique, immérité ou je ne sais quoi 

Mais disons qu'au regard de certains disparus, ma survie en ces lieux me paraît plus qu'injuste.

Pourquoi moi je peux voir le soleil plonger son visage blanc à la surface des eaux 

Tandis que des millions de mômes sympathiques sont les quatre-heures déjà des dermestes et des rats ?

Pourquoi Demangeot et tant d'autres errent dans l'immense arrière-salle dont la porte est coincée

Alors que j'ai loisir, si je le veux, d'aller caresser du regard les étoiles et les femmes ?

Quand je pense à mon cœur, je me dis qu'un don d'organe pour tel ou tel de ces enfants meilleurs 

Aurait du sens

Vaudrait bien que je meurs.

*

Tout ça

Je ne peux le dire à personne qui ne soit pas une feuille. 

Un proche me jugerait, lèverait les yeux au ciel et, bien que feignant de me comprendre, garderait sur ma pomme une sale part de crainte. 

"Suicidaire" dirait-il entre ses dents, derrière ses narines. 

"Suicidaire... Excentrique..." et j'aurai beau tenter - CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE - d'expliquer mon poème, il ne dévierait pas de sa vision inquiète. 

Dévier pourtant est l'art, la raison d'être.

/ Dévier, s'insatisfaire pour mieux être surpris par un ressac neuf, avec du lilas qui vient tout droit nous gifler à la place du sel, ou alors

Avec des vagues blanches et de l'écume bleue

Sous un ciel sans ciel 

Juste chaud comme le feu. 

Dévier ! Mettre son pied dans la rivière de façon à ce qu'elle aille ailleurs tout à fait

Se baigner dans les clairières 

Ou noyer le carré de fleurs ordinaires 

Encadrant mollement un monument aux morts, 

Oui, dévier la rivière pour qu'elle se jette au bas des escaliers, pour qu'elle emporte les vélos, les voitures et pourquoi pas quelques salles de spectacle...

Dévier la rivière, dévier, pour qu'elle arrive dans ces salons où l'on lit le journal 

Au lieu de rire et de baiser. 

Dévier...

Se tenir sur la trajectoire d'une batterie d'éclairs 

Pour que, prenant soin de ne pas nous blesser (la foudre est pacifique),

Ils aillent éclabousser des arbres et des façades, laissant là, au milieu d'un parc, une torche invincible

Et là-bas en banlieue, une barre d'immeubles frappée de rouge 

Telle une joue que l'on va, sans doute, dans très peu embrasser. 

Dévier ! Demeurer stoïquement en face de l'avalanche histoire que la neige, peureuse elle, se contraigne à toute dégringoler sur des villages du sud, sur des terrasses corses, sur des déserts, des orangeraies aux fruits énormes.

/ Imaginez-vous cela, cette déviation, et ces chemins pour vous c'est sûr se formeront. 

Ne serait-ce que par bribes, une parole par là, un regard par ci...

- Pas tout de suite le gros gâteau dans la vitrine ! -

Mais patientez encore et qui sait...

Saint-Honoré, trésors 

Apparaîtront - peut-être - dans la prochaine foulée

Pour peu qu'elle-ci ait lieu en dehors du trottoir

Ou bien sur celui-ci pour donner quelques pièces de monnaie à autrui.

Dévier ! Aider le pauvre à se désappauvrir, le riche à regretter,

Le silence à sourire.

Car il le peut. Il le peut. 

Il peut même chanter. 

Suffit de voir votre coeur, de bien le regarder, de pas le laisser dépérir au fond d'une armoire encastrée, derrière des verres et des vêtements. 

Votre coeur peut, peut-être moins que d'autres s'il fut transplanté certes, mais il peut. 

Suffit de le regarder ou de le coller contre celui 

Infini 

Des étoiles ou de la femme aimée.

Ce qui bat là est l'heur, sans s'arrêter, déviant, défiant, et l'araison et l'harassante horreur.

Ce qui bat là est l'heur. 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                          pour la femme étoilée

lundi 25 janvier 2021

Mes deux yeux disjonctaient 

A cause des larmes retenues... détenues, maintenant bêtes nues...

Barrage friable que deux yeux !

En témoigne le grand dégoulinement d'eau et de sang actuel,

En témoignent mes joues trempées comme un miroir 

Lorsqu'on le lave, 

A fond, 

Pour le mieux vendre. 

J'aurais pu, j'aurais peut-être dû, pleurer tout ça bien avant, ça aurait évité le nettoyage et des soirs de colère à ne pas savoir quoi faire. Mais comme on nous encourage à ne chialer qu'à bulletin secret, agenouillé dans l'isoloir, et qu'il y a toujours autour de nous des autres, alors on garde, on garde et on ravale. 

On ne sait pas mais ce qui vaut pour les pleurs vaut peut-être aussi pour d'autres fluides. 

Peut-être qu'il ne faut pas se refuser de saigner, de morver, de spermer et de baver dès l'occasion. 

Peut-être qu'en retenant tous ces spumantes et tous ces jus dans la barrique malhabile du corps, peut-être qu'on se fait quotidiennement du mal. Et c'est peut-être à cause justement de ces acides gardés pour la forme que notre squelette grince : tiges et anneaux vaguement tenant les cercles de bois mous. 

On ne sait pas mais à voir ainsi mes yeux suspendus à l'extérieur de mon jeune crâne

A voir ainsi mon visage et le sol, et bientôt le palier, et bientôt l'appartement voisin, peint de la sorte par mes larmes aspergeant à tous crins,

Je me dis qu'il serait non seulement bénéfique de se vider tous idem évidemment de son surplus salin 

Mais aussi donc que verser le reste - semence, pus et sueurs - pourrait être expérience à conduire prochainement.

Je dis pas que je vais m'ouvrir le ventre. Juste et seulement que ça fait tellement de bien de vomir des pupilles qu'une vidange générale me paraît coup tentable...

Ça ferait des arcs-en-ciel de texture entre tous les pavés de la place d'Aligre 

Et de quoi glisser pour les enfants en mal de prise de risque.

On verrait là une flaque d'urine, ici de grosses glaires brunes et là-bas un mélange de sucs et de pertes,

Et on jouerait à la marelle ou au morpion géant entre lait maternel et liquide synovial. 

Enfin on, les gosses... des gosses heureux et vides, exsangues de tout reproche, de toute angoisse possiblement nocturne, de tous désirs mal assouvis dans l'œil ou dans la burne. 

Sacré spectacle que cette humanité entièrement libre de glaviotter, de chier, de jouir où bon lui semblerait ! Je paierai cher pour ça.

Et mettrais à vrai dire déjà toutes mes fortunes si l'on pouvait, toutes et tous, à la mine comme ailleurs, pleurer quand ça nous prend sans craindre moquerie, malheur ou déclassement. Ça éviterait bien des pavés, bien des lettres écrites à l'encre de l'esprit, sur le papier de la pensée, qu'on se jure d'envoyer mais qu'on laisse moisir au fond d'un secrétaire par peur de froisser ou nos parents ou la femme qu'on aime. ↕a permettrait de plus, par vases communicants, à d'autres larmes, cette fois lumineuses, de venir mettre leur grain de sel dans le coin de nos yeux. 

Des pleurs de joie, imaginez ! Des torrents riants, des cataractes douces, pures et décontractées...

Ce serait génial je pense, genre hommes et femmes ensemble dans une chambre, serrées l'un contre l'autre, serrées l'un avec l'autre, l'ambroisie distillant parce que le bonheur serait revenu, redevenu à la mode. 

Pleurer ensemble gracieusement, ce serait génial non ?

En attendant je m'en vais essuyer la tache laissée par mon chagrin et revisser mes yeux dans ces chevilles prévues pour qu'ils tiennent bien. 

J'ai rendez-vous bientôt avec un employeur, il s'agirait de pas passer pour un fou, pour un de ces dingues qui pleurent à qui nul tend la main. 

J'ai beau savoir qu'en fonctionnant de cette façon, je vais vite accumuler de nouvelles larmes puissantes et contrariées, je ne peux faire autrement...

Pour le moment du moins. 


mardi 12 janvier 2021

Renaissance

 - Ca veut dire "forêt verte"...

N'ignorant pas l'allemand, Stephen avait saisi dans le nom de Grünewald son sens littéral. Plus tard il apprendrait que ce nom n'était pas celui d'origine de l'artiste mais plutôt un don hasardeux, précipité, bizarre de l'un des rares historien de l'Art de cette période ayant alors fait au plus vite, et non au mieux, pour terminer son livre. Il apprendrait aussi, ensuite, à reconnaître au sein de l'œuvre du peintre hydraulicien ses qualités uniques, tant dans l'horreur que le sublime. Mais avant ces quelques découvertes, il y avait cette journée, il y avait...


Stephen - Ca veut dire "forêt verte"...

Père de Stephen - Qu'est-ce que tu dis ?

Stephen - "Grünewald"... ça veut dire...

Père - Attends, attends, je te coupe, voilà Lydia ! 

Lydia l'hideuse, nouvelle petite amie du père, plutôt mauvaise que bonne, apparut dans un chandail fuchsia.

Lydia - Salut les garçons !

Quand elle souriait, on ne pouvait que voir sa prémolaire gauche - la plus proche des canines - qui pour une raison biologique inconnue ressemblait à un ridicule corn flakes prémâché dont la couleur (jaune pomme au four) jurait du reste extrêmement avec la blanche ligne de crête fixée à ses mâchoires. Cette vision écœurait chaque fois Stephen et son père tout autant.

Stephen - Hello Lydia.

Père - Hello poupée ! Allez, viens, maintenant que t'es là, on va prendre les billets.

Les deux s'agglutinèrent, formant immédiatement cette entité indivisible et monstrueuse qu'on appelle le couple, créature par ailleurs encore plus effroyablement laide quand son cœur double bat grâce à une paire fraîche de divorcés, tellement heureuse à cinquante ans de ne plus avoir à marcher sur la pointe des pieds au-dessus des banquises de la Mort sans amour, tellement ravie de ne plus devoir fréquenter les marchés et les applications dans l'espoir d'une main passable pour les deux décennies prochaines, tellement contente de pouvoir encore tâter du rêve intime, qu'elle en fait profiter toute la place publique à coups de baisers baveux et d'allusions salaces toutes les cinq minutes ! Sans parler des tapes sur les fesses, des rires gras et de cette lumière allumant parfois leurs yeux, trouble lueur oscillant entre le beige de l'os et le vert de la morve, en somme, une sorte de milk-shake chromatique signalant à la fois leur destinée promise de squelette et la réminiscence d'une éventuelle époque bénie faite de tétines, de mouchoirs et de couches. Stephen, quand il voyait passer cette lueur-là entre eux, ne pouvait s'empêcher d'imaginer dans la foulée son père attifé en marmot total, avec grenouillère Mickey et joues rasées rosies pour l'occasion, boudant dans son coin en manipulant deux trois figures en mousse, au bord des larmes en constatant que le triangle ne rentre pas dans l'orifice prévu pour qu'y pénètre un cube, attendant triste qu'on vienne le sortir de sa torpeur d'enfant seul. Tout comme il ne pouvait s'empêcher d'imaginer Lydia en nourrice bientôt apparaissant, dans un chandail gris clair ou pêche, et se penchant sur lui pour le choyer avant de lui expliquer, avec cette voix criminelle que prennent les adultes pour parler aux enfants, "que le carré ne rentre pas dans le triangle. Le tri...angle... Répète, Tri...angle !".

Père - Tu viens Stephen, on commence par le retable et après, on fera le tour du reste. 

Tête baissée, avec dans celle-ci des désirs d'extinction et qu'Héléna l'appelle, il suivit l'entité siamoise aux doigts noués comme à la glue.

Arrivé dans la chapelle, il vit s'ouvrir devant lui un horizon de panneaux peints devant lequel s'affairait doctement une quantité de vieillards plutôt bien mis et paraissant connaître, à leurs postures professorales, le pourquoi du comment justifiant un voyage vers la ville autrement très affreuse de Colmar. 

Stephen aurait aimé également savoir et jouir pareillement de la visite mais sa rancœur, plus que renforcée par une adolescence grêlant sévèrement son visage, stoppait net toute curiosité potentielle à l'égard des fresques présentées. Il ne voyait là qu'un décor religieux ordinaire, avec son Christ sur sa croix, avec sa Marie-Madeleine dévastée d'un tel sort à bout d'âme, avec son ciel de nuit noire ici présent pour facile émouvoir. Tout juste fut-il séduit par l'absurde choix de placer là, au bas de ce panneau, un tout jeune mouton portant entre ses pattes une croix fine, comme un dandy le ferait d'une canne. Mais, en dehors de ce détail qui le fit légèrement sourire, l'ensemble lui inspirait là encore du dégoût, tant cultes et religions rimaient alors dans son esprit avec le pire produit de notre race humaine. 

Ce dégoût s'exprimait d'ailleurs si franchement qu'il ne put réprimer son envie habituelle lorsque traîné dans ce genre d'endroits, à savoir qu'il voulait, d'un coup ou de plusieurs, renverser les peintures, les piétiner, les fendre, les réduire en des morceaux d'objets enfin désacralisés avant de brûler le tout et de partir en riant à pleine gorge. Pour réaliser un tel dessein, il suffirait à vrai dire que d'une chose : du courage et un moyen de propager les flammes. 

Il demeura cependant immobile, se contentant de mettre en œuvre son plan dans l'espace protégé de son crâne, que nul ne pouvait surveiller et où rien ni personne ne pourrait a posteriori le punir. 

PèreLydia - Qu'est-ce tu fais planté là, tu viens Stephen ?

Stephen - J'arrive...

Une fois revenus de Colmar, les trois (car son père et Lydia défusionnaient dès lors qu'aucun œil extérieur ne pouvait les envier) commandèrent une poutine qu'un vingtenaire apporta en risquant sa vie au milieu du trafic. Et Stephen, après dîner, monta dans sa chambre faire des recherches à propos de Grünewald et de son retable. C'est là qu'il apprit pour son nom, tandis que sur son bras luisait une blessure récente. Les traces d'un rasoir, version politiquement correcte d'un retable mis en pièces et d'une chapelle prise dans les flammes.

Héléna n'avait toujours pas envoyé de message.

Lui, si. Mais qui saurait le voir ?


Matthias Nithart/Gothart dit Grünewald - Retable d'Issenheim, panneau gauche ouvert, Annonciation
 


 

dimanche 3 janvier 2021

Un diamant dans la tombe

 J'ai pourtant fait beaucoup histoire de ne pas naître...

Mon refus de participer au brouillard (en devenant tel ou tel milliardième point blanc servant à sa constitution) paraissait aller de soi. 

Mais il a fallu que je descende et que je fruit d'entrailles.

On aurait pu m'épargner ! Ca n'aurait pas été si déconnant compte tenu que tous les jours des milliers de petits cadavres, qui ont même pas connu la chaleur du froid, sont archivés dans les chemins ou dans les hôpitaux. Il m'aurait suffit que d'être l'un d'entre eux pour échapper à tout ce que j'ai vu. 

On me retorquera qu'on m'aime, on me parlera de couchers de soleil.

Mais venez, gentes âmes dans ma tête ! Venez dans ce cloaque où bisques de cafards repeignent murs et plafonds, où l'air est saturé d'horreurs, où ça vomit jusqu'à plus soif. Venez je vous prie dans ce crâne, dans ce char duquel deux chevaux bleus prétendument s'évadent, pour voir que mon regard répète en vérité la chute de l'azur caravane. Venez tous et toutes dans mes larmes, pour voir, pour boire, tout le malheur d'une vie dont ni l'intelligence ni la plus grande paresse n'ont su soulager la lacune. Laquelle ? Mais celle de me sentir à ma place sur Terre ! au milieu du fracas permanent des odeurs et des sons, et toujours proche des autres.

Si seulement j'avais pu m'en sortir en restant intérieur. Quitte à être inutile, autant l'être sans produire d'attentes chez autrui. Celles-ci nous détruisent.

On dira que j'exagère et que je manque de respect en cela aux parents malheureux. 

Je dis à ses parents qu'aucun enfant n'a jamais demandé à vivre. 

Qu'il s'agit là d'une pulsion qui leur appartient à eux exclusivement tandis que ma vie, et mon inconfort mortel en celle-ci, ne m'a jamais appartenu en rien. 

Comprenez que je suis sous le pendule et que la lame n'est plus très loin.

Comprenez que chaque jour, dans ma tête, je m'imagine bomber le torse pour avancer l'affaire et redevenir une masse d'organes disparates mais qu'à chaque fois, je finis par rentrer le ventre. 

Je ne souhaite ni mourir ni vivre. Et du changement peut-être.


Dorothea Tanning - Autoportrait 





Icélos

Aux heures où les étoiles commencent à se montrer

Tu viens, invisible et partout,

Poser ta bouche immense sur le crâne du monde.

Ton baiser d'un rouge noir imprime alors les rêves en millions d'exemplaires

Et les cauchemars

En milliards.

Qu'allons-nous devenir sinon tes obligés ?

Rampantes créatures espérant ton retour

Car bien qu'on nous poignarde, en ton royaume, bien plus souvent qu'on nous cajole

Au moins ici la lame n'est qu'une banane molle

Tout comme le sol est doux quand on vient le frapper,

Du moins plus doux que celui des maudits salariés

Qu'au matin l'on essuie pour ne pas faire de vagues 

Et ne pas que passants s'imaginent à leurs places 

En tant que mares de sang indiquant une impasse. 

Voilà pourquoi tous nous t'aimons, 

Parce que tes pires côtés sont encore très bons 

Et parce que tes meilleurs ressemblent à s'y méprendre

A ces chandelles lointaines qui brûlent timidement - des trous de cigarette - 

La tenture que tu tends quand tu vampes le ciel...

Oui, tu ressembles à l'art stellaire, au blanc d'une aube où neige,

Oui, tu ressembles à la lumière !

Malheureusement, tu n'es qu'un rêve... 


Gustave Moreau - Le poète et la Sirène


Morgenstern

Des terres très anciennes, verglacées depuis toujours par un blanc vent que nulle fourrure peut vaincre, existent paraît-il. Des terres très anciennes, constamment illuminées et constamment désertes, sur lesquelles rien ne pousse sinon la fleur solaire pour un peu moins d'une heure. Des terres très anciennes, ignorant tout du monde et de la sophistication sans cesse creusée, améliorée, perfectionnée jusqu'à l'extrême, en matière de violence vis-à-vis des plus pauvres. Des terres très anciennes qui, isolées grâce au climat défavorable, n'ont jamais vu couler le sang d'un peuple que l'on chasse. Des terres très anciennes, débarrassées et de Dieu et du Diable, uniquement caressées par une aurore rare, survivent m'a-t-on dit à l'ombre des boussoles. Des terres très anciennes, pures comme une main qui s'ouvre pour nourrir un enfant, sont là, belles et bien là, à moins de mille miles du gaz de nos villes, selon ce qu'on raconte. Des terres très anciennes, sans églises, sans usines, sans l'insomnie logique survenant par ici où l'électricité, immuablement mobile, fait rempart à la nuit. Des terres très anciennes, plaines de gel et de lumières, qu'aucune chaussure n'est venue compromettre. Des terres très anciennes, plates et protégées par la griffe impeccable du froid, et qui sous elles n'ont ni racines ni corps. Des terres très anciennes, là-bas où j'aimerais être car elles ressemblent un peu, en beauté à ta joue sur laquelle seuls et exclusivement, les baisers savent parler. Des terres très anciennes, avec en guise de bouche un jour intermittent portant en lui pourtant toute la joie possible. Des terres très anciennes, de nuit noire et soleil, d'amour fou et de mort où les câbles verts que sont les veines jamais n'arrivent à terme et où le coeur et sa cage d'os ne voient pas, comme cela arrive si souvent par chez nous, une pioche la briser. Des terres très anciennes, éternelles, invincibles, que je visite en rêve en rêvant près de toi. Des terres très anciennes existent entre tes bras. Paraît-il... si j'en crois, tes douceurs d'iris, sombres et gigantesques, où invariablement, dès lors que je t'observe, une fleur solaire se lève et me coupe la voix. Des terres très anciennes, des terres qui sont des mers préservées du combat, du remuement interne qu'oblige autrui sournois. Des terres très anciennes, océans innocents, bassins grâcieux et ras où mon âme se baigne, cristal de premier choix. Des terres très anciennes, où si jamais je saigne, ce n'est que du diamant, des sanglots, des exploits. Des terres très anciennes, disparues semble-t-il, que je croise cependant, recroise, temps, dentelles et fil,

et file

l'étoile 

voile de soie. 


Alfred Kubin - Cataclysme