lundi 25 mai 2015

La forêt d'accents graves ou "L'éternel collyre"

Edouard avait fait des études pour être ophtalmologiste et il avait gardé de cette formation un rapport aux yeux proprement étonnant. Ainsi, lorsqu'il découvrait le visage de quelqu'un pour la toute première fois, il ne pouvait s'empêcher de fouiller, du regard, sous les paupières par cet autre levées. Non qu'il trouvasse à l'organe oculaire un grand intérêt esthétique, simplement, il guettait parmi cette sphère étrange les miasmes et lésions. Les vaisseaux éclatés, les jaunes dilatations et les fatigues bleues. Et s'il faisait cela, ce n'était pas pour être l'égal en perversion de celle ou celui qui aime lécher ses plaies, mais parce qu'il cherchait, infiniment, des cantates de remèdes et symphonies d'onguents.

...
"Toute cicatrice n'existe qu'à moitié."

Cette phrase, puissante et pleine d'un mystère qui flirte avec la vérité, je la tiens de Phèdra. Phèdra, c'est un nom inventé afin de ne pas risquer que tel ou tel de ces fréquentations ne la reconnaisse puis ne la juge en me lisant. J'aurais pu choisir Julie pour faire plus crédible et français mais comme je n'aime pas ce prénom, j'ai préféré Phèdra. Enfin, je dis que je n'aime pas ce prénom, ce n'est pas tout à fait vrai, j'ai connu des Julie de qualité et des Julie très fortes. Même si je n'ai pas tant connu de Julie que ça et que d'ailleurs quand je dis "des", c'est plus pour la formule qu'autre chose. Disons "une" Julie de qualité et "une" Julie très forte. J'ai aussi connu une Julie que j'ai connu vite fait, le temps de lui faire la bise à une soirée ou qu'on parle sans émotion de je ne sais plus quel drame mondial mis sur le devant de la scène à ce moment-là. J'ai connu une Julie en primaire également, enfin, je crois que c'était en primaire, ça doit être ça puisqu'au collège pas de Julie c'est sûr. Enfin, c'est sûr si on veut, j'ai peut-être - sûrement - croisé des Julie oubliées aujourd'hui et qui pourtant appartiennent possiblement soit à la caste des Julie de qualité, soit à la caste des Julie très fortes. Seulement je les ai oublié alors on va les mettre de côté faute de mieux, à moins qu'elle ne se manifeste entre temps évidemment. Mais bon, de toute façon, je parle des Julie en tant que personne alors que ce qui me déplaît prodigieusement dans ce sujet, ce ne sont pas les personnes qui portent ce prénom mais le prénom lui-même.

Julie...je ne sais pas, j'y arrive pas. On pourrait penser que j'ai du mal au niveau de la sonorité mais franchement, j'ai un doute, parce que j'ai par exemple tout le respect du monde pour le prénom Julien. Julien, Julius, Julian, Juliana ! Du respect pour tout ça ! Mais Julie pouah, je ne peux pas. Alors que July par exemple, le mois anglais qui est parfois porté comme prénom par certaines ouvrières à la chevelure cendre, et bien July j'aime bien. Pas à en sauter par terre de joie non plus, ne vous méprenez pas, mais je peux tout à fait prononcer le prénom d'une July sans serrer les dents ni me retenir de faire valser la table.
Tandis que Julie...je vous dis, j'ai beau avoir eu des amies ou du moins des connaissances qui se sont appelées comme ça (et qui s'appellent encore comme ça selon toute vraisemblance), je m'arrangeais toujours, consciemment ou non, pour ne pas avoir à dire leur prénom. Je les appelais ma belle, mecton ou griffon des longues plaines mais jamais, jamais, Julie. Et mine de rien, c'était une expérience hautement traumatique pour moi parce qu'il n'était pas rare qu'elles de leur côté, ignorant tout de mon aversion, se fendent d'un Dimitri au détour d'une phrase. "Dimitri, veux-tu bien me caresser le cuir chevelu d'une façon possédée" ; "J'ai vraiment défoncé ce gars la semaine dernière au laser game, pas vrai Dimitri ?" ; "Dimitri ! Dimitri ! Dimitri !"...
Et donc elles usaient et abusaient de mon prénom et moi, évidemment humain et avide de mimétisme afin de m'intégrer au maximum dans la grande fresque terrienne, je ne pouvais répondre que des "Oui ma fable noire" ou des "Non, tête de beurre".

Je vous jure, je suis certain que c'est à partir de ce genre de frustrations là que se créent les dictatures les plus abominables. Et dire qu'il aurait suffit qu'elles s'appellent par exemple Martina pour que je n'ai pas à souffrir de la sorte. Mais non, ça aurait été trop simple. Bien sûr, il fallait que petit papa et petite maman se réunissent dans la salle à manger avec en fond sonore un programme spécieux du service public et qu'ils discutent ensemble du prénom à donner à la petite..."J'avais pensé à Sylvia, t'en penses quoi ma chérie, toi qui aimes les arbres au point d'avoir épouser un homme-tronc ?" "Sylvia ? Oui c'est pas mal mais ça fait un peu slave, et j'aime pas les slaves en tant que femme libre, du coup je préfère qu'on opte pour Julie comme grand-maman" "Julie ? Mais ta grand-mère s'appelle Christiane" "Oui, je sais, mais quand je dis comme grand-maman c'est parce qu'on en a discuté quand j'étais toute petite et qu'elle n'était pas encore mise sous terre et elle m'a dit ceci : "Ma chérie, quand tu seras devenue une femme forte tout comme j'ai tenté d'être, je t'en prie, ne fais pas la même erreur que moi à appeler tes enfants Robert et Vanessa mais appelle-les plutôt Gustave et Julie" "Mais pourquoi mémé, pourquoi ces deux prénoms ?" "Parce que Gustave c'est relativement classe et parce que dans Julie, il y a "Je" et "Lui" et je veux que ta fille soit plus que l'égale des hommes, je veux qu'elle les dépasse et qu'ils en soient jaloux."

"Alors on abandonne Sylvia ?"
"Oui mon amour, ce sera Julie...et ce sera avec elle qu'on fondera enfin notre foyer !"
"Fonder un foyer pour un homme-tronc comme moi, rien de plus facile !"
"T'es bête, allez, viens dans mes bras !"
"..."
"Bon o k j'arrive, bouge pas."
"..."

Et des histoires comme ça sur des parents infâmes qui font la connerie d'appeler leur enfant Julie il y en a des centaines, toutes plus écoeurantes les unes que les autres. Et malheureusement, toutes ne commencent pas avec le souvenir d'une grand-mère perdue...et c'est dommage car auquel cas, j'aurais pu m'arranger pour supprimer toutes les grands-mères du monde. Même si ça aurait été une tâche colossale, j'aurais pu me débrouiller pour en supprimer une bonne partie, en faisant gaffe à celles ayant déjà une Julie dans leur arbre généalogique histoire de gagner du temps.

Enfin bon, il faut que je m'y fasse, jusqu'à ma mort les Julie peupleront la Terre et je serai condamné à les croiser peut-être. Tout comme Phèdra a croisé la route d'Umberto, un trafiquant d'organes. Umberto, c'est son vrai prénom, je ne prends pas soin de cacher son identité puisque je me doute que vu qu'il est trafiquant d'organes, il a sans doute donné un faux prénom à Phèdra lors de leur entrevue. Ce qui veut dire que même si je dis que c'est son vrai prénom, ce n'est sûrement pas son bon prénom. Voilà pourquoi je vous demanderai de ne pas avoir peur ni de sortir votre couteau la prochaine fois que vous rencontrerez un Umberto car il se peut très bien que l'Umberto dont je parle s'appelle en fait Joseph. D'un autre côté, comme il a donné en guise de faux prénom Umberto à Phèdra, c'est qu'il peut très bien le refaire pour vous. Alors bon finalement, je vous conseille d'avoir un peu peur et de sortir un peu votre couteau la prochaine fois que vous croiserez un nommé Umberto. A part s'il s'agit d'Umberto Tozzi puisque dans ce cas les chances qu'ils fassent partie d'une organisation de maille avec le trafic d'organes sont quasi nulles.

Mais bon après Umberto Tozzi est peut-être un gros connard dont il faut se méfier quand même donc, bon, je suis sûr de rien. Excepté que Phèdra s'est réveillée un matin sans son rein.

Enfin, je dis un matin mais quand elle m'en a parlé, elle m'a simplement dit : "Je me suis réveillée..." et j'ai donc supposé que c'était le matin étant donné qu'on se réveille beaucoup plus fréquemment le matin que le soir selon les codes sociaux en vigueur en Europe. Mais si ça se trouve c'était le soir. Ou alors c'était un matin mais il faisait encore nuit (l'histoire se passe en octobre). Ou alors c'était en début d'après-midi. Il faudrait que je demande à Phèdra. Bon, je vais faire ça, je vais lui demander et je vous raconte tout ça après. De A à Z.

...
Il cherchait à les guérir pour mieux se guérir soi.
Puisqu'au fond il ne voyait plus rien sinon sa honte de n'être pas parvenu à renverser le monde.





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