jeudi 28 mai 2015

Dame magique

Je vous demande pardon peut être que je ne me trompe pas. Seulement, je vous ai vu au centre commercial. Vous oubliez pas la jeune fille en robe noire? Je donnai une promesse que je vais transférer des photos. [+ lien URL crypté vers le site : www.test.com] 

...
J'ai trouvé ça ce matin dans ma boîte électronique, ce message envoyé par une certaine Dame magique. Il était en tête de liste parmi mon courrier indésirable et il a eu de la chance de ne pas être supprimé sans ménagement aucun. Ma vie n'aurait pas été très différente si j'avais choisi de ne jamais l'ouvrir. Certes, ce texte n'aurait pas existé mais dans le fond ce texte existe-t-il ? S'il suffit que vous ayez à changer une roue ou à veiller votre père mourant pour oublier tout ce qui constitue ce texte, est-ce qu'on peut vraiment dire qu'il existe ? 


Les grandes oeuvres humaines sont celles qui savent survivre aux maigres aléas de la vie ordinaire. Et ce texte n'en fait pas partie, il n'en a pas les qualités, ce n'est pas un de ces monstres décisifs qu'on ne peut s'empêcher d'emmener sur la plage fiévreux que nous sommes d'en connaître la suite. Déjà, ce texte n'a pas de suite puisqu'il n'a même pas de début à proprement parler. Cette histoire de Dame magique n'est pas un début, c'est un faible prétexte pour relancer la machine littéraire. 


Pour donner aux doigts de l'écrivain un semblant d'importance. Mais le problème, c'est qu'on le sait bien qu'on nage dans le semblant et non dans le vérace. Mais on ne peut pas faire autrement, chaque nuit vient casser un os différent de notre petit corps et il est fort probable qu'on finisse sanglé au lit avant la fin du mois. Alors on fait semblant d'écrire tout en pensant, intimement, fermement, améliorer le monde. 


Enfant, on allait même jusqu'à croire qu'on finirait par le sauver...c'est profondément débile mais c'est tristement vrai. On était là, à ramper parmi les épines et à s'écorcher les genoux avec les copains et on pensait, tandis que le ciel et la sueur nous cramaient les paupières, que dans dix ou vingt ans, nous sauverions le monde d'une façon ou d'une autre.

Sacré rêve !

Sauf que l'énergie nous a assez vite manqué ou plutôt, tout autour de nous s'est mis en place pour que l'énergie manque. Nos amis nous ont délaissé nous jugeant arrogant, trop fat, notre famille s'est engraissée à cause du micro-ondé et les tours new-yorkaises sont tombées. Tout un tas d'événements sont survenus comme ça à l'affilée, tremblements de terre, tromperies et désarrois et hop, voilà qu'on est lessivé à même pas 25 ans. 


C'est terrible tout de même cette impression sonore d'avoir comme tout vécu alors qu'on a rien fait. C'est terrible mais répandu. C'est ce qu'on appelle l'épuisement. Comme s'il n'y avait plus sur Terre de matières à façonner qui ne soient pas déjà corrompues par quelqu'un de plus vieux. Comme s'il ne restait ci-bas que de la boue piteuse qui ne saurait faire que salir nos mains. Comme s'il n'était plus possible de tenter d'être un mythe sans être savamment moqué par ceux qui les défont. 


Vous savez, ces gens dont le talent repose sur bien peu de choses, ces gens qu'on voit sans cesse à la télévision alors qu'ils n'ont jamais rien fait de bon à part peut-être une fois il y a vingt ans...mais, on les voit encore et toujours parce que c'est l'épuisement, l'absence de renouvellement parce que les forces vives sont délaissées sous de longs soupiraux...
 

Et puis il n'y a plus de professeurs, et puis il n'y a plus de maîtres...car chacun aujourd'hui essaie d'être une idole plutôt qu'être un exemple.
 

"L'écrivain fait son art parce qu'il se pense comme quelqu'un de bon
Mais il devrait savoir qu'écrire c'est être sale, pour ne pas dire très con."


Quand Alain Jouffroy s'exprima ainsi auprès d'un de ses collègues néo-surréalistes à la chevelure pauvre, il ne put entièrement refréner son grand rire intérieur. Sorte de vacarme de cathédrale aux murs capitonnés, ce rire connaissait l'exacte vérité. C'est-à-dire que ce rire était au courant que cette grande phrase était une grande phrase et que dans un monde un peu moins par-dessus la jambe, elle aurait valu à son auteur coups de fouet et lancers d'oeufs. 


Le problème, c'est qu'aujourd'hui, tous les rires sont intérieurs. 
Et il n'y a rien ni personne pour tenter de les sortir de là. 

Les gens de scène ne font que les enfoncer plus avant à force d'artifice ou de mimiques bravaches tandis que les plumitifs s'échinent à faire passer leur rire pour un long pleur salin. 


Sérieusement, quand est-ce qu'on se marre dans l'Art actuel ? Quand est-ce qu'on est ému ?
Quand le personnage principal meurt ou qu'il embrasse les lèvres de l'actrice principale ? 
Est-ce là tout ce que la vie propose, ce que l'image propose, ce que le mot propose ? 

N'existe-t-il pas ici-bas des nuances et toute une infinité de moments où nous nous sentons bizarres et interdits ? Où nos dents nous font mal, où nos veines se remplissent, où l'on hésite pour l'amour de Dieu ?
 

L'hésitation dans l'Art aboutit chaque fois à une décision. Alors qu'au fond, dans la vie réaliste, l'hésitation est perpétuelle. Elle est là avant, après, et pendant le choix. Elle est là tout le temps pour chaque action. Or l'Art s'évertue à nous donner du linéaire, de l'ordonné, et persuade ses fanatiques que qui hésite a comme déjà perdu. 

Mais hésiter c'est vivre autant que faire l'amour. 
Il n'y a pas de honte à osciller, c'est un mouvement comme un autre, parfois plus grand que les autres. 


Enfin, comme je vous le disais, ce texte n'existe pas. Ni sa verve, ni sa science légère ne persisteront. Aucune bibliothèque ne donnera sa main copieusement satinée à ce texte tremblant. Alors que le message de ce matin lui...a sans doute déjà été lu par un millier de personnes. 

Un millier de femmes, d'enfants ou d'hommes qui se sont acharnés à comprendre le sens de ce message. 
Et qui y repenseront sûrement quand ils verront les mots "Dame" ou "magique".  
Un lectorat inespéré...

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Je vous demande pardon peut être que je ne me trompe pas. Seulement, je vous ai vu au centre commercial. Vous oubliez pas la jeune fille en robe noire? Je donnai une promesse que je vais transférer des photos. [+ lien URL crypté vers le site : www.test.com] 

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Et mérité. Parce que dans ce "Je vous demande pardon peut-être que je ne me trompe pas", il y a et de l'absurde et un début de menace. Parce que dans ce "je vous ai vu au centre commercial", il y a tout pour qu'on soit obligatoirement transporté dans le temps et l'espace, pour qu'on soit forcé à revivre notre dernière visite dans un de ces temples coiffés d'une verrière et peuplés de boulangeries et de mères à caddies. Parce que dans ce "Vous oubliez pas la jeune fille en robe noire ?", on l'imagine jolie. On imagine qu'on ne sait comment on a peut-être batifolé avec elle il y a un certain temps. On imagine. Parce que dans ce "Je donnai une promesse que je vais transférer des photos", on sent la menace tout en se demandant de quels photos il s'agit, après tout, elle va peut-être simplement transférer ses photos de vacances de son portable à son ordinateur et elle veut juste m'en faire part. 


Enfin, je dis elle à cause de la Dame magique et de la jeune fille en robe noire mais il est possible que ce "Je" soit masculin. Il se peut que ce soit un tiers qui chapeaute tout ça. Ou alors, la Dame magique est le nom de l'arnaqueuse, soit, mais la jeune fille en robe noire est sa fille ou quelque chose dans le genre. Ce qui est sûr, c'est que quelqu'un nous a vu au centre commercial. Mais bon, on nous apprend pas grand chose, il y a tellement de gens dans ces endroits que même un invisible comme nous finit par être vu par certains. 


"Je vous demande pardon peut être que je ne me trompe pas"...le reste du message fait penser à une sorte de menace mais ce "Je vous demande pardon" laisse quand même perplexe. De toute façon, l'ensemble de ce message est écrit plus que maladroitement et pourtant...il obtient le résultat escompté au contraire de la plupart des oeuvres dites modernes. 


Parce que ce message ne vise qu'à nous faire cliquer, curieux, sur le lien qui le suit. Et parce qu'on clique même s'il on craint la venue d'un virus. Et pourquoi cliquons-nous ? A cause de cette histoire de photos, à cause de la jeune fille en robe noire. 


Nous suivrons toujours la jeune fille en robe noire, fut-elle un amour de supermarché. Parce qu'elle incarne...parce que ces mots incarnent à merveille ce que serait une deuxième vie. Parce qu'elle incarne, aussi, l'accident. L'accident, exactement, soit quelque chose qu'on ne recherche absolument pas mais que l'on espère du fond de soi. Ce moment où tout vrille et où la passion prend ses droits. 

Ce moment où notre grille de perception explose et nous laisse entrevoir quelque chose de plus large. Un coucher de soleil ou une grêle mortelle. Quelque chose dont on se souviendra...

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Seulement, en vérité, on ne suit pas la jeune fille en robe noire. Et même s'il on clique, son site s'avère être un portail décevant, semblables à mille autres portails dormant sur internet. Peut-être avons-nous donné en cliquant là-dessus un quart de centime à l'auteur réel de ce message qui a tout misé là-dessus. Peut-être que ce message vient d'Est-Roumanie et qu'il est composé grâce aux faibles cerveaux des traducteurs automatiques. Peut-être...c'est tout ce qu'est la jeune fille en robe noire. 


Ce n'est pas ce qui est ni ce qui nous émeut, si loin de l'Art.
Ce n'est pas repenser à un détail anodin d'une journée anodine où l'on se sentait bien et s'en donner du baume au coeur au creux d'un jour de pluie. Ce n'est pas veiller sur son amie malade ou changer une roue aidé par ses frères tandis que la radio chante Mémoire et Mer. Ce n'est pas voir sur un arbre qu'on voit tous les matins une lumière différente et la garder pour soi jusqu'à ce que la nuit tombe. Ce n'est pas ce chat noir et blanc qui en vous voyant décide de s'approcher, plein de bonnes attentions. Ce n'est pas ce corps exsangue mais divin parce qu'il vient d'exulter. Ce ne sont pas ces larmes qui coulent malgré nous à l'écoute d'une chanson qu'on estimait connaître. 


Non, ça, c'est autre chose, c'est ce qui manque et ce qu'il faut chérir. 


Satoshi Kon - D'un bleu parfait
(j'adore ton kimono)




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