dimanche 1 février 2015

Circulaire

Un insupportable vacarme. Comme le bruit d'un crâne qu'on cogne contre un mur. Quelque chose du Big Bang, dans l'explosion, dans le retentissement. 

Vanessa était en train de se faire jouir à l'aide de son nouveau sextoy.

Et derrière les murs de sa chambre, on l'ignorait. On vaquait à des occupations bien moins prestigieuses, on vidait des poubelles, on en remplissait d'autres.

"Pourvu que nous disparaissions" pensait Yannick, 34 ans, tandis qu'il regardait les informations qui diffusaient en boucle les images d'une décapitation.

De l'autre côté de l'écran, le sang avait séché déjà depuis longtemps. Le cadavre du journaliste avait été jeté dans le désert, en pâture aux fennecs et aux tempêtes de sable. Celui qui avait exécuté l'otage était allé dans des toilettes isolées du campement et faisait, désormais, comme Vanessa mais à la main seulement.

Jacques Coquier détestait de plus en plus son travail. Parce que trop de paperasses et pas assez d'enquêtes. Parce que trop de criminels et pas assez de places. "La prison n'est rien d'autre qu'un accélérateur de particules, qu'une forme de pierre philosophale qui transforme des citoyens un peu sortis de route en d'abominables monstres." Jacques Coquier n'avait pas envie d'assister à la troisième guerre mondiale ni de jouer au héros. Alors il se suicida parmi le bleu silence de son commissariat.

Paris vu de profil a le nez d'un menteur. C'est un nez métallique et très noir qui rappelle par endroits celui de Bertrand Plat. A ceci près que le sien est plus rouge et qu'il ne crèche pas près du Trocadéro. Non, Bertrand, lui, habite où il l'entend et où ses faibles jambes lui permettent d'aller. Ce soir-là, ce sera sur les quais mais pas ceux de la Seine, ceux de la ligne 3. Sous un banc vert fluo d'assurément mauvais goût, Bertrand Plat dort. Vers 1h30 du matin, un duo de fêtards s'échappe d'un des derniers métros. Ils traînent derrière eux une odeur d'alcool payé trop cher et de refus poli mais agacé de la part de la gent féminine. Ils traînent derrière eux l'odeur de l'échec et de la nuit honteuse. Voilà pourquoi il tombe bien ce clochard assoupi, il excellera sûrement en tant que défouloir ! Les deux jeunes hommes blancs s'approchent du troisième et de son nez rougi. L'entendant ronfler comme un enfant ou comme un condamné, ils piaffent de rire et commencent à danser la gigue autour de lui. Ils l'insultent. Ils crachent, d'abord sur le quai, puis sur lui. Enfin l'un des deux jeunes met un coup dans la bouche de ce sans-abri. Puis un autre. Et un autre. Pluie de crachats et de coups de chaussures renforcées. Et des grands rires avant la fuite.

Sous un banc vert fluo d'assurément mauvais goût, Bertrand Plat...mort.

"Je t'aime mon amour. Tu es la meilleure et je te souhaite tous les bonheurs possibles. Je sais que tu finiras par rencontrer quelqu'un de mieux que moi (en vrai non !). Tu mérites d'être heureuse (avec moi !). Bonne chance pour tout et surtout, n'arrête jamais de dessiner, tu as un talent fou !"

"Mon Dieu...ce message est foutrement trop sobre ! N'oublie pas non plus que je t'aime mon amour ! Que tu es la meilleure et que je te souhaite tous les bonheurs possibles ! Et puis n'oublie pas que même si tu dessines super bien, la chanson, ça n'est pas fait pour toi ! Alors évite les karaokés hein ! Fais-le pour moi (pour nous !). Je t'aime, je t'aime, je t'aime, je t'aime. J'ai peur mais avant tout je t'aime...!"

Céline envoya ça à Sabrina pendant qu'elle respirait encore. Juste avant que la dépressurisation emporte tout l'oxygène. Juste avant l'impact décisif. "On aurait pas dit une déflagration, plutôt un immense coup de tonnerre" dira plus tard l'un des témoins du drame. Juste avant de recevoir ces messages d'adieu, Sabrina angoissait pour Céline. Car elle se demandait comment, à son retour, lui annoncer qu'elle comptait la quitter. Elle craignait sa réaction, et les larmes et les cris...Durant toute sa vie future, Sabrina se sentira coupable et aimera en tremblant, avec la gorge sèche et l'oeil contracté.

"Pourvu que nous survivions" pensait Hee-yeon, 17 ans, tandis qu'elle observait les va-et-viens des lampes torches au travers des quelques trous présents dans le container qu'elle occupait avec ses soeurs et quarante-trois autres personnes. Apeuré par la tension ambiante, l'un des plus jeunes enfants se mit à pleurer. Immédiatement, sa mère plaça sa main sur sa bouche afin qu'il n'alerte pas la police. Elle savait ce qu'elle risquait s'ils se faisaient prendre. Elle savait que c'était sa dernière chance, alors elle pressa fort sa main sur la bouche de son fils qui ouvrit de grands yeux plein d'incompréhension. Quelques minutes plus tard, qui parurent éternelles, les lampes torches s'éloignèrent et le voyage reprit. La mère avait toujours sa main sur la bouche de son fils et son fils avait toujours de grands yeux plein d'incompréhension, d'incompréhension et de gêne, d'incompréhension et injectés de sang.

Un insupportable vacarme. Comme le bruit d'un crâne qu'on cogne contre un mur. Quelque chose du Big Bang, dans l'explosion, dans le retentissement. 

Hee-yeon était en train de se faire défoncer contre une somme dérisoire. La mère n'avait pas supporté l'homicide de son fils par sa paume aimante. Elle s'était mise à crier comme le diable quand il plaisante et qu'il pose dans le ciel ses grilles électrifiées. Les lampes torches étaient revenues. Hee-yeon ne serait jamais libre. Et son pays non plus.

A quelques dizaines de kilomètres de là, sous des forêts de néons et des serres de sueurs, Chinh assemblait à une vitesse surhumaine les différentes pièces d'engins à la forme spéciale. Il avait chaud et envie de rentrer, de se poser devant la télévision et de pioncer grassement. Mais il était 2h30 seulement et il finissait sur les coups de 7h. Avec l'aube il finissait. Avec le soleil qui baille et les arbres qui bruissent et traînaillent sous la couette. Avec les quelques chats qui ont toujours faim et sous le regard tendre de cette lycéenne qui arrive en avance chaque matin. Mais il était 2h30 seulement et Chinh continuait d'assembler les différentes pièces d'objets vibrants destinés au marché occidental.

Un insupportable vacarme. Comme le bruit d'un crâne qu'on cogne contre un mur. Quelque chose du Big Bang, dans l'explosion, dans le retentissement. 

A peine sortie de son orgasme, Vanessa entendit comme souvent ses parents s'engueuler. En temps normal, elle s'en serait mêlée et aurait pris parti pour sa pauvre mère. En temps normal, son père aurait réagi et sur un coup de sang, il aurait fini par poignarder sa fille au niveau de la gorge avant de se donner indignement la mort. Mais Vanessa sortait de l'orgasme et n'avait pas le coeur à ça, elle préférait rester parmi les mues du plaisir endossé, parmi le ciel et ses constellations à la fourrure pourpre et dorée, parmi le rêve et la joie, profonde, d'exister...

Il était 2h30 seulement et sans le savoir en assemblant, Chinh venait de sauver la vie de deux personnes.

Un insupportable vacarme. Comme le bruit d'un crâne qu'on cogne contre un mur. Quelque chose du Big Bang, dans l'explosion, dans le retentissement.


Wassily Kandinsky - Cercles dans un cercle


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