jeudi 6 novembre 2014

Transition

Garry n'aimait rien de mieux que de se masturber deux à trois fois par jour. Cela libérait chez lui suffisamment d'endorphine pour calmer tous ses instincts vicieux et rehausser aussi, d'une perverse façon, son ego suspendu au bord du précipice. De fait, ses envies assassines ou suicidaires diminuaient de moitié dès lors qu'il pouvait se purger à son rythme habituel. Les yeux absorbés par ces reconstitutions éclatantes d'actes de copulation tous plus sauvages les uns que les autres, Garry ne se rendait pas compte qu'il se sauvait la vie à mesure qu'il jouissait.

Bien sûr, il se la détruisait d'égale manière, bien sûr, il aurait été plus sage de sortir, de rencontrer des gens, d'aller à la bibliothèque se cultiver ou de faire du vélo tout terrain. Bien sûr que c'eût été plus sain de collectionner fleurs et arômes en s'adonnant à de longues promenades en forêt, et plus épanouissant de se passionner par exemple pour la mythologie - nordique tant qu'à faire - et de devenir incollable sur le Codex Regius tout en ayant régulièrement des cours de piano avec une professeure aux lèvres permanentes. Mais Garry n'aimait pas ça, Garry aimait voir de jeunes asiatiques se faire chausser par d'illimités membres tout en ayant la main dans son caleçon.

Garry était un produit d'une génération privée d'intelligence réelle. Il était l'un de ses adolescents chez qui l'écran a remplacé le miroir, le livre et le chemin de terre. Un organisme d'à peine vingt ans déjà sur le point de rompre à force d'exister sans grande occupation. Un homoncule qui ne verrait jamais le soleil se lever à l'autre bout du monde parce qu'en quelques manipulations sur son ordinateur, il croyait pouvoir déjà le voir. Une mémoire qui faisait tout pour ne pas se souvenir.

Alors qu'elle en a vu des choses en vingt ans d'existence : des rousses qui boivent dans une coupe la semence de trente messieurs masqués, des noires aux reins de diable fou qui feignent l'apothéose tandis qu'un vieux gaillard s'échine en elles, des centaines de filles aux airs enfantins qui ne tournèrent qu'une fois, un nain monté comme Lautrec, un homme équipé d'une prothèse à la jambe droite faire l'amour à une lycéenne coiffée d'une perruque bleue, des tonnes de sexes énormes et de seins illogiques parce que siliconés, des seins posés et comme morts, des fesses magnifiques qu'on force à s'entrouvrir pour le plaisir de quelques yeux maniaques, des gorges profondes qui se perdent dans la bave ou bien dans le vomi, des humiliations, des crucifixions avec du scotch, de l'ennui, de l'urine, des jours entiers de gros plans inutiles sur les parties intimes des acteurs principaux, de l'amusement, des moments de comédie réussis car mal joués, de la merde, du sang, du sang de première fois, du sang menstruel, du sperme par hectolitres, des femmes enceintes, des filles en uniformes qui ont l'air d'aimer ça, des hommes qui geignent comme s'ils venaient de se faire décapiter un bras alors qu'en fait ils jouissent quatre gouttes compactes, des éjaculations féminines qui mouillent jusqu'à la caméra, des corps bodybuildés, des corps rasés, des corps unis pour de l'argent, parfois même un peu plus...de la gloire, du tapis rouge et de l'estime de soi.

Pétrifiés, fossilisés, semblables aux habitants balayés par la Bombe, les spermatozoïdes s'éteignent au fond de mouchoirs blancs. Avec eux disparaissent des Mozart et des Napoléon, des Véronèse et des Claude Rutilon. Garry ne le sait pas lorsqu'il s'essuie piteusement l'entrejambe mais il a peut-être empêché la pire des dictatures, car peut-être que s'il avait joui au sein de parois vaginales, son amante et lui-même auraient enfanté le démon terminal. Ou bien leur bel enfant aurait été musique, poème et rêve puissant. Il aurait su réenchanter ce monde et tisser de ses doigts la toile des plénitudes...

Garry n'en saurait rien, il n'aurait pas d'enfant.
Ce n'est pas pour autant qu'il n'aurait pas de femme. Encore que, la question se pose.
Cette histoire qui ne commence pas vraiment est, figurez-vous, une vraie histoire d'amour.
De ce genre d'histoire qui change tout et montre, à l'animal, à quel point l'Homme est plus foutu que lui.

Garry était aux abords de sa deuxième masturbation quotidienne et comme souvent, il peinait à trouver la vidéo parfaite. Il lui fallait une fille jolie, naturelle, presque encore innocente bien qu'ayant un regard noir et péripatétique. Il lui fallait un homme bien bâti sans qu'il donne l'impression d'être sous stéroïdes, et il fallait qu'il ait un sexe lourd non circoncis. Ces deux conditions physiques réunies, il fallait que la scène nous offre une belle qualité d'images, des positions variées, de l'intensité et, surtout, une pointe de réalisme au moment où les deux corps céderaient l'un à l'autre. Il fallait des baisers et des mordillements, de la mouille et des halètements. Du réel dans tout ce que cet univers pouvait offrir de plus superficiel, soit l'obéissance de deux êtres humains à leurs instincts procréatifs contre une faible somme d'argent.

Garry était aux abords de sa deuxième masturbation quotidienne et comme souvent, il peinait à trouver la vidéo parfaite. Il aurait pu fouiller dans ses souvenirs afin de palier à ce manque mais il n'en avait pas. Il aurait pu lire plutôt une bande-dessinée d'un des maîtres italiens mais il n'en avait pas. Au bout de vingt et une minutes de recherches infructueuses, il tomba malgré tout sur son clair objet de désir. La vidéo avait pour titre : "Candy Surprise". Son postulat de départ était simple : une jeune étudiante afro-américaine avait un cours particulier avec son professeur, un blanc bec trentenaire aux traits paramilitaires, et ce cours qui restait tout à fait courtois pendant quarante secondes dérivait rapidement vers une scène de sexe extrême. Sur l'aperçu qu'il avait de la vidéo, sur ces quelques vignettes qui défilaient quand il passait sa souris, Garry vit que l'homme avait l'air admirablement doté et que la femme avait l'air d'aimer ça. Il lança donc la vidéo.
Une fois celle-ci achevée, Garry n'avait pas joui mais avait eu, excusez-le, un profond coup de foudre.

La surprise de Candy était qu'en vérité Candy était un homme avec des implants. Un homme avec des implants qui initiait aux plaisirs du derrière notre professeur du dimanche qui n'avait jamais été aussi beau et viril qu'avec un sexe vif enfoncé dans sa chair. Un homme avec des implants et un visage sublime, concentré archangélique de douceurs et de démolitions. Garry était tombé amoureux de Candy. Lui qui n'avait pas pour habitude de fantasmer tellement sur les hommes se retrouvait foudroyé par cet homme modifié.

Garry ne savait rien sinon qu'il désirait voir Candy pour de vrai. Connaître son vrai nom, son vrai goût, savoir d'où elle venait et si elle comptait faire du porno son métier pour de bon. Il avait envie de caresser sa poitrine et puis de la branler, il avait envie de boire du thé en sa compagnie ou d'aller au cinéma voir la dernière adaptation sortie. Heureusement pour Garry, ses connaissances acquises sur Internet et le recoupage des données lui permirent de connaître l'identité de Candy en une heure même pas...

Garry éteignit son ordinateur et respira avec soulagement. Enfin, il savait.
Et pour fêter cela, ce soir-là, il sortit sans penser à quand il rentrerait.


William Blake - Jérusalem



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire