samedi 22 novembre 2014

One Hundred Voodoo Dolls / 5. Les coupées russes

Elles venaient toutes du même cercle, d'amies on ne peut pas dire, disons de connaissances. Certaines étaient mêmes cousines. Elles venaient toutes de la même barre d'immeubles, en fait, du même puits d'amertume. Elles n'avaient pas d'avenir dans ce lieu sans lumière, du moins le pensaient-elles. Elles fixaient chaque soir le long ciel de gaz en quête d'un courant favorable, d'une tape amicale, d'une main faite d'étoiles. 

Elles vivaient de ravins et de mélancolie, de l'argent de poche parental et d'un job d'été qui, même en hiver, tristement continuait. Elles n'avaient que les os sur la peau et qu'une moitié de robe à mettre pour les bals où, résignées, elles priaient pour qu'un homme les remarque et leur dise :

" Je veux bien te marier mais tu dois être sage, accepter la raclée, t'occuper du ménage, et ne pas trop te plaindre quand je rentrerai mort."

Elles ne priaient pas le beau chevalier mais le sale enfoiré pourvu qu'il ne soit pas le plus sale d'entre eux.
Elles buvaient puis tombaient ivres en un claquement de doigts, car trop maigres pour tenir sous l'alcool et ses lois. Elles se retrouvaient vite devant la bande de gaz, patraques, à se demander si derrière elle quelque astre y respirait encore. Elles vomissaient et devenaient plus blanches à chaque boyau vidé. Elles avaient manqué d'enfance et de nuits sans dispute, sans baffe sur la joue, sans crachat dans la menthe.

Elles s'adonnaient parfois aux plaisirs de la main, pour ne pas devenir folle et pour moins avoir faim.
Mais c'était tout pour elles.
Avant, bien sûr, qu'un homme les interpelle.

*

Il était du genre superbe, anachronique, plein de délicatesse. Il les invita toutes au soir de la rencontre dans un beau restaurant couchée dans la vieille ville. Il leur paya des verres, des bouteilles et des jarres. Il les fit rire jusque très tard. Il faut dire qu'il avait le verbe pour lui seul, en cette région du monde où le langage meugle.

Il les fit monter chez lui, sous prétexte d'avoir à leur montrer quelques photographies. En vérité, il ne mentait pas, il y avait en effet dans son trop vaste appartement divers clichés punaisés sur les murs. Ils représentaient tous des femmes épuisées, aux yeux jaunes et au teint balafré. Il ne désirait pas leur faire peur en affichant ainsi de si tristes portraits, simplement les mettre en garde.

Il avait vu tant d'âmes tomber dans le canal sans un seul sous en poche. Il ne voulait plus voir ça. Il se proposa, par conséquent, à la protection de ces jeunes femmes pauvres. Il s'engagea à leur offrir gîte et couverts en échange du fait qu'elles prennent des cours du soir et donnent chaque jour leurs corps de midi à seize heures. Il promit que les clients seraient proprets et respectueux et que leurs seuls caprices seraient de passer parfois par là où l'on ne passe pas. Il reçut des claques, des larmes et des menaces de mort. Il n'échoua pourtant pas complètement.

Deux femmes étaient restées. Une blonde et une brune aux yeux d'un vert constant.

Marianne von Werefkin - On the Bridge


*

à suivre...

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