lundi 10 novembre 2014

One Hundred Voodoo Dolls / 4. En revenant

D'abord, des cercles colorés puis de rouges rayons, puis des méduses, puis comme des pulsations d'énergies enflammées...comme des cylindres creusés dans la lave...Un enchaînement vertigineux d'images et d'émotions, un déferlement, une longue et délirante vague portant vers une plage froide, vers du sable neigeux, vers là où la buée sort par la bouche et où l'urine gèle. Aussi des écrans verts, d'énormes récepteurs d'amazonite ainsi que quelques postes de radio visiblement cassés. Des mouvements, des murmures fomentant, des prières répétées à voix basse pour ne pas se faire prendre. De l'agressivité, des pensées autodestructrices, une douleur tenace au niveau de la poitrine, pas un cancer mais presque, une tumeur d'abandon.

Nous nous sommes supprimés en même temps elle et moi. Nous avons choisi la mort faute de mieux. Nous aurions préféré continuer à nourrir nos bas-ventres en mélodies superbes plutôt que de s'achever en flaques noircissantes. Mais le temps nous manquait.

A vrai dire, il a toujours manqué mais nous faisions comme s'il était infini. Nous nous accordions des trimestres sans se voir, juste pour cultiver un peu la frustration. Juste pour se persuader qu'individuellement la vie gardait son charme. Nous étions d'insouciants jeunes humains qui s'aimaient avec humour et légèreté. Ce n'est qu'à partir du moment où l'épidémie toucha l'Europe que nous comprîmes l'ampleur de notre idiotie. L'horloge venait de se figer et d'emporter sous elle les futurs espérés. 

Il n'y aurait pas de gloire ni pour elle ni pour moi, pas de voyage autour du monde ni de verres sur les toits. Nous étions condamnés et nous regrettions, tout en nous embrassant, ces jours nombreux où par orgueil nous fûmes séparés. Les combinaisons n'étaient pas efficaces, on les avait payé à prix d'or pourtant. Les combinaisons n'étaient pas efficaces, elles fondaient sous le gaz et bientôt notre peau commença à bouillir. Elle n'hésita pas à appuyer sur la tête de la seringue. Moi non plus, même si c'était comme mourir deux fois. 

L'équipe de nettoyage en découvrant nos corps ne vit dans les faits qu'une flaque de chair noire, qu'un lac uni d'épidermes. 

Une série d'éclairs. La peur, la force, la terrifiante envie de subsister ici. Des flocons qu'on jette au feu et qui soudain deviennent des nerfs et des visages. Un estomac vide qui a toujours faim. Des dents apparaissent, des dents apparaissent et mordent le squelette. Ces dents seraient capables d'arracher jusqu'à Dieu. Enfin, une contraction, l'univers qui se replie sur lui-même et ensuite s'étire projetant les étoiles à l'autre bout de lui. Le silence comme seul son audible. Et les dents se réveillent. Et Dieu qui s'endort et ne veut pas voir ça.

Avec ou sans ce mal, je crois que j'aurais tué. Je veux dire, passer toute sa vie à n'avoir aucune prise sur rien, à craindre pour sa peau, pour ses jambes, pour son dos, pour son foie, pour sa vessie et pour son sexe. Craindre aussi de perdre son travail et de ne pas rencontrer de gens suffisamment plaisants. De ne pas lire les bons livres, de ne pas avoir les références qu'il faut, le profil adéquat. Craindre que le bus soit en retard, qu'il fasse mauvais temps, que la crise économique se fasse ressentir sur notre fiche de paie ou que l'eau du bain pour une fois soit trop chaude. Craindre les guerres, qu'un chef d'état d'un pays pauvre ait un accès de folie et appuie sur le gros bouton rouge. Craindre d'être quitté ou de ne pas être aimé vraiment. Craindre que ses parents meurent ou qu'ils vieillissent trop vite. Passer toute sa vie comme ça, entre deux eaux, sans jamais avoir un coup d'avance...Je n'aurais décidément pas pu. Alors j'ai profité de l'effondrement d'une partie de la civilisation. J'ai profité du massacre ambiant pour massacrer de même. J'aurais pu me contenter de briser les vitrines ou de voler l'argent de riches gérontiques. J'aurais pu trouver une satisfaction dans ce besoin désespéré qu'avaient les autres à tout faire pour que tout redevienne normal...

Je me demande pourquoi d'ailleurs ils voulaient à ce point que les choses rentrent dans l'ordre...Eux qui étaient les premiers à se plaindre de tout en temps normal et qui même en plein orgasme ne paraissaient jamais satisfaits. Et voilà que les mêmes se serrent les coudes pour pouvoir, s'il vous plaît mon Seigneur, retourner dans les bouchons, se lever au milieu de la nuit à cause de leur fils qui fait ses dents, imprimer de nouveau trois cents photocopies par jour de factures inutiles. Quel comportement barbare et dénué d'ambition ! Les catastrophes ne sont pas faites pour revaloriser le banal quotidien, elles sont faites pour permettre de le dépasser et de participer à quelque chose d'extrême. 

Pour ma part, l'extrême c'est poignarder. Je vais dans les villes avec mon petit sac, tout heureux de vivre, et je poignarde au hasard les passants souffreteux. Je les vois s'effondrer comme l'ont fait les tours et les supermarchés et je suis fier de moi. Je goûte à la vie-même et partage mon repas avec ces gens qui meurent de ma main. Je sens qu'ils me remercient au fond quand ils s'écroulent, parce qu'après tout, il vaut mieux crever sans prévenir qu'au bout de trois mois d'agonie à cracher tous ses os un par un. Je suis une sorte de bon samaritain, en fait. Un tueur hors pair et un bon gars. Si ce monde survit, peut-être que j'aurais droit à ma statue ou à une rue à mon nom. Et peut-être que les automobilistes, ruminants leurs inassouvissements tout en maudissant la lenteur du trafic, verront tous les matins ma plaque en se demandant qui est-ce que j'ai pu être. 

Féroce volonté d'étriper, de démembrer, de piocher dans les côtes les fluides et les organes.


L'école venait à peine de se terminer. Je traînais les pieds comme jamais. J'avais reçu un avertissement à cause de mon comportement et je craignais la réaction de mes parents, surtout celle de mon père. J'avais peur de prendre une raclée et de me sentir honteux pour le reste de la semaine et par conséquent, dans un cercle vicieux, que mes camarades de classe, reniflant cette honte, me flanquent une raclée à leur tour. 

Je ne le savais pas à ce moment-là mais c'était la toute dernière fois que j'allais avoir peur. 

A reculons, j'ouvris la porte avant de poser mon sac dans l'entrée et de sortir mon carnet de correspondance sur lequel figurait ma pénible sanction. Mon professeur principal avait griffé deux courtes phrases qui insistaient sur mon côté turbulent et sur ma roublardise. Ces phrases étaient écrites avec une morgue et une gravité que Staline aurait certainement applaudi des deux mains. Je connaissais par cœur chaque mot de ce commentaire et j'appréhendais l'impact de chacun d'eux d'abord sur le cerveau de mon père puis sur mes joues d'enfant. 

J'avançai jusqu'au salon comme un pirate sur sa planche tendue au-dessus des squales. Mais il n'y avait personne dans le salon pas plus que dans la cuisine qui était restée malgré tout allumée. Mes parents étaient peut-être à l'étage en train de batifoler, de faire du "remuement" comme ils aimaient à le dire dès qu'ils avaient bu trop. Je trouvais cela dégradant mais quelque part, s'ils étaient effectivement en train de jouer à "mets-toi là où il y a de la place", cela m'offrait peut-être une chance considérable. Car après avoir "emmené le serpent dans la cage", mon père était toujours des plus guillerets et il se pouvait bien qu'il prenne mon avertissement à la légère et se contente de me rabrouer mollement. 

Mais le lit ne grinçait pas, mais ma mère ne criait pas exagérément. J'entendais seulement le silence et le soleil couchant. Curieux, je montai les escaliers doucement afin de ne pas les déranger si jamais ils étaient effectivement en train de "peindre la petite chambre en blanc". Mais toujours rien, seulement la disparition du jour et comme un bruit liquide. Pas un bruit d'écoulement ni de clapotement, un bruit d'absorption, de succion perpétuelle. 

Pour justifier la suite des événements, sachez qu'à cette époque quand on atteignait mon âge, il était tout à fait fréquent d'être obsédé par la chose sexuelle. Alors, même quand c'était vos parents...quand vous entendiez des bruits bizarres, vous aviez envie de savoir...quelle pratique cela pouvait cacher, quel enchantement ou quel charivari ! Voilà pourquoi je ne suis pas redescendu et ai préféré regarder par le trou de la serrure. 

Mes parents étaient bel et bien nus mais ma mère plus que lui. En ceci qu'elle avait le crâne largement entrouvert et que mon père y buvait, son sang, assez avidement.



Nature morte au Hasard




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