mercredi 20 février 2013

La main tranchée (suite de la quatrième partie)

Sur ce point précis, ils dénotaient une nouvelle fois par rapport aux habitudes prises par ce début de siècle au cours duquel, tristement, la relation sexuelle n'est plus une sorte de victoire, de chaleureux achèvement d'une étape amoureuse mais rien qu'un banal préliminaire. Voilà l'une des failles de l'avancée des moeurs, en délaissant les guindées mises en scène de la romance et les minables enfers des mariages arrangés, nous avons perdu de vue l'art de faire la cour et ses nombreux bienfaits.
Un unique pas sépare de nos jours un baiser de la nudité et la nudité de l'ébat. Par conséquent, les lettres d'amour ne s'écrivent plus, les lettres d'amour ne se pensent plus, elles sont dorénavant vécues crûment après trois éclats de rire et une main moite passée à nos cheveux. Nonobstant cet état de fait, pour nos protagonistes, l'affaire prenait son temps.

Grâce ou à cause de certains imprévus, d'une fine poignée d'empêchements qui camouflaient sans l'ombre d'un doute ce mutuel espoir, d'harmonie et de délicatesse, que secrètement ils nourrissaient. Ce soir néanmoins, aucun obstacle spatial ou temporel ne figurait sur le chemin de leur vive exploration, il était tout à elle, elle était tout à lui. Tous les deux le savaient, c'est pourquoi ils semblaient si tendus avant ce rendez-vous, c'est pourquoi ils buvaient maintenant, plus et trop, que de raison.

Des noires enceintes situées des deux côtés de la chaîne, on pouvait entendre différents classiques des soixante-dix réarrangés à la sauce urbaine et subrepticement, Morrison et consorts troquaient leurs allures de Christs défroqués contre des bandanas colorés et une flopée de ces tatouages virils qui fleurissent en prison. Esther n'écoutait pas, son attention se concentrait sur ces yeux déments qui l'observaient sans cesse, sur ces deux petites épées vertes qui la mordillaient continuellement et remontaient, de son cou offert à ses lèvres émues en frôlant parfois le haut de sa poitrine. Elle était prise à son propre piège, elle qui si souvent avait tranché net la tête de ses prétendants, en un regard, en une pose ambiguë, elle rencontrait à cet instant ce classieux adversaire longtemps imaginé. La fascinatrice devenait, pour la première fois, une femme fascinée.

Si, dans un sursaut d'orgueil, elle s'était remise à regarder avec objectivité ce galant homme, elle aurait aisément découvert la peur qui le soutenait et qui se traduisait chez lui par un humour à la finesse absente. Mais c'était trop tard pour l'orgueil ! La vodka avait rendu son jugement, elle les avait mené l'un et l'autre sur un plateau sensoriel et mystique.

Là-bas, sur ce plateau, leurs corps s'étaient défaits : Esther s'était changée en un lion implacable et Valentin, en un aventurier sans boussole qui, au détour d'hautes herbes, déboucherait sur cet être puissant. Alors, pour sa survie face au lion, l'aventurier doit feindre surtout de ne pas avoir peur. Alors, le lion - agréablement surpris par cette singulière créature qui paraît ne pas craindre - se pique d'un sourire et laisse passer l'homme. Valentin n'était pas encore passé, il demeurait sur la plaine à fixer, courageusement, l'oeil sauvage d'Esther. C'était un défi d'une violence rare où le moindre clignement coûtait un coup de griffe. C'était un défi d'une violence rare qui pouvait lui offrir, en cas de gain, l'infini respect de la mortelle Esther.


Angelo de Courten - La déesse Diane et le lion

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