mercredi 20 février 2013

Entrelacements

Quatre heures que je t'attends, quatre heures ou peut-être quatre ans, je ne sais plus, j'ai perdu toute notion du temps. Je me souviens seulement de mon adolescence, de cette passion que j'avais prise de jeter depuis le pont des cailloux fins sur les trains. Je me disais que l'un d'entre eux réussirait à percer la vitre et à se nicher dans l'oeil d'un voyageur. Je me disais que le sang giclerait, à l'horizontal et sans pudeur, que les cris se multiplieraient tellement qu'on tirerait ces fameuses poignées d'urgence qui font s'arrêter les wagons. Je rêvais de ces poignées d'urgence, de tirer sur l'une d'entre elle et de partir, de me draper dans la nuit en laissant là, les gens dans l'embarras. Quatre heures que je t'attends, décidément tu ne viens pas, décidément tu ne viens plus. Je me souviens aussi de ma jeunesse, de toute la terre que j'ai dû, de force, avaler après l'avoir consciencieusement mâchée, de toute cette terre noire, de toute cette boue dans laquelle j'ai traîné. Je me souviens des écorchures à mes genoux, je me souviens du sang ralenti par le froid de l'hiver, je me souviens de mon père qui me montrait sa main en écartant très violemment les doigts. Non, celle-là je ne la voulais pas, non, celle-là je ne la voulais pas mais je l'ai quand même eu et des dizaines de fois. Quatre heures que je t'attends, toi aussi je t'ai eu mais je suis en train de te perdre, je suis en train d'égarer tes vénérables soins, la pâleur de ton teint dont les nuances me manquent. Je commence à te perdre comme j'ai perdu espoir, au collège, alors que mes bras flambaient sous les brûlures indiennes et les coups sur la tempe. C'était l'hiver encore, l'hiver qu'ils sévissaient parce que le froid fait grimper la douleur des coups inattendus, c'était l'hiver que ces beignes reçues sur les oreilles, ces coups de poing brutaux sur mes oreilles d'enfant qui, sous le choc, éclataient en lambeaux. En fait, se faire frapper par surprise dans le froid, c'est se découvrir des membres nouveaux sur tout le corps, car l'oreille lorsqu'elle est cognée en-dessous de zéro devient une sorte de tête supplémentaire, égale en grosseur et tout aussi sensible. Je me souviens de mon visage rougi par les pleurs et les coups, c'était l'hiver, un hiver long de dix ans. Quatre heures que je t'attends, quatre heures ou peut-être quatre ans, mais pas dix non car tu étais l'été, l'eau de l'oubli, l'eau du soleil, les cheveux couleur feu et les mains couleur sel. Tu m'as soigné en profondeur, tu m'as battu mais d'une autre façon, tu m'as battu au jeu du coeur, au jeu des émotions, tu m'as rassuré, tu m'as élevé, tu m'as sauvé de ces ombres qui me crachaient dessus. Ça n'a pas suffit pourtant, un cancrelat aura beau se grimer et apprendre à aimer, il ne saura ni monter à cheval ni guérir à son tour tes angoisses, ça ne sera rien d'autre qu'un beau cancrelat blanc, qu'un beau cancrelat blanc facile à écraser du revers de sa botte. Cela fait donc quatre ans et quatre heures, que je t'attends seul sur ce banc, je sais pertinemment que tu ne reviendras pas et que ça doit faire un peu plus (ou moins) longtemps que je t'attends. Tu sais, j'ai arrêté d'écrire, mes poèmes et mes pièces, je les ai mis au feu et ma gauche main avec après l'avoir démise...Ces poèmes et ces pièces n'étaient qu'une manière de disséquer vaguement toutes mes fragilités, de parler en me servant d'un autre de mes cauchemars d'enfant et de mes rêves d'adulte, c'était de la foutaise, cela ne servait à rien, c'était faux, même la lueur dans tes yeux après m'avoir lu, elle était un peu fausse. Tu m'encourageais parce que tu ne voulais pas me voir retomber dans le noir, et non parce que c'était bon mais parce que tu m'aimais. Quelle horreur ! Si jamais vraiment tu avais de l'amour, tu aurais accepté ce que je suis. Je suis un être noir, un être de la nuit, un garçon qu'on a broyé et un jeune homme qui boîte bas. Je ne serai jamais plus, écrire quelle horreur ! C'est mentir constamment et mettre de l'éclat là où l'ombre s'impose, c'est se couvrir de fleurs alors qu'en profondeur, notre peau est crasseuse, recouverte de croûtes et d'avaries nombreuses. Au diable les écrivains, qu'ils aillent mentir aux enfers sur le quatrième cercle. Celui-là que je trace de mes doigts terrifiants, où volettent en essaims huit-cents cancrelats blancs, où bientôt une botte les écrasera ensemble. J'espère que leurs sangs clairs gicleront sur les murs, qu'il ne restera rien de leurs gros corps juteux, rien que de la puanteur et des regrets...car c'est aussi, ce qu'il reste de moi...

Cinq heures que je t'attends, cinq heures ou peut-être cinq ans...


Monsu Desiderio - Les enfers

1 commentaire:

  1. Merci pour ce texte.

    J'aime le paradoxe entre le titre et le texte. Je crois connaître ce genre de chose mais le lien m'échappe. Je vais le relire...

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