mardi 19 février 2013

La main tranchée (quatrième partie)

Ce lien était une bénédictine de premier ordre, un philtre légendaire ayant porté au fil des siècles une infinité de noms. Car comme les plus tendres enfants de la ville de Vérone, Esther et Valentin buvaient sans s'en douter au flacon de l'estime, à la jarre de l'amour. Techniquement, ils n'étaient que les esclaves, volontaires, d'une passion résolument physique mais en-dessous, tout en-dessous, les coeurs férocement battaient. Parce que par son apparente froideur, Valentin était ce résistant qui ne cède pas au bout d'une simple étreinte et de onze baisers à l'abandon et aux promesses, aux envies de dépendance, aux soifs d'éternité. Il était celui qui ne s'offre pas facilement, puérilement, à la moindre attention. Il ne s'était pas mis à genoux devant elle sous prétexte qu'elle l'eut regardé avec intensité ni ne s'était fait faon pour mieux plaire à la biche, il était resté lui-même sans se compromettre dans toutes les séductrices gesticulations d'usage. Nous n'ignorons pas bien sûr que ce digne comportement n'était pas fruit intégral de l'inné mais plutôt le produit de nombreuses manipulations internes. Pour autant, cette manipulation différait de l'habituelle comédie amoureuse en cela qu'il la jouait pour lui, pour se sauver la face, et non pour jeter aux yeux de la pulpeuse Esther, quelque poudre charmante.

Quant à Esther justement, outre les milliers de volts qui dormaient sous sa peau et les vénéneuses armées inscrites sur ses lèvres, elle cachait, à la vue de tous (car tous étaient frileux ou terriblement concupiscents), une bonté d'exception et un limpide esprit capable certainement de redonner la vie, d'inverser les courants. Et donc, si la photo en surface était belle, bien que légèrement glacée comme un portrait idiotement retouché,  ce même cliché plongé sous le sodium penthotal réservait des surprises inénarrables et franches. Malheureusement et ce malgré la croyance populaire, la vodka ne faisait pas partie de ces sérums qui poussent à l'honnêteté, elle désinhibe seulement certaines primesautières volontés - là on va lui sauter au cou ou se risquer, plus naturellement, à un mot d'esprit de mauvais goût - et n'assure aucunement la montée des aveux de grande qualité. Dans le meilleur des cas, irradié par cette blanche ivresse, on ne peut se retenir d'appeler son répertoire pour lui dire, abusivement, à quel point nous l'aimons. Dans le pire des cas, on est pris d'une fièvre malsaine, parente en rien avec l'euphorique audace d'un coeur qui se décide.

Pour notre émouvant binôme, le suspense persistait donc quant à savoir s'il pencherait vers un entrain favorisé ou vers un mal de crâne tout à fait déprimant. Un élément de taille, toutefois, pesait dans la balance et pouvait en secret aiguiller son mouvement. C'est qu'Esther et Valentin, tout fougueux qu'ils étaient, n'avaient pas encore ensemble partagé l'acte de chair le plus grandiose et le plus effrayant...


Paul Klee - Flores aux rochers

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire