mardi 26 juin 2012

Le diable avait un chat

Sous les diffuses crépitations des torches et braseros, ou sous l'éclat bleui de belles lampes à pétrole, cette histoire fut répétée...A l'heure du Volt dans toutes les chambrées, c'est à mon tour de reprendre son flambeau et de l'acheminer ici car j'en fus, à ma façon, moi aussi le témoin. 

J'étais alors un jeune homme ordinaire, davantage élevé par l'image que par l'imaginé, je tenais mes acquis d'une série d'écrans et de livres consultés passivement. Cette mode éducative, courante de notre temps, m'avait fixé malgré moi sur la frise de la médiocrité. Pas idiot au point d'être la risée de tous, je demeurais cependant trop peu aiguisé pour comprendre que le savoir, plus que par l'expérience, se trouvait en fait au fil des devinettes, des intrigues et des chutes.

En effet, la merveille de ce monde a plus souvent recours aux fracas et ricochets qu'on ne le pense ; ainsi, avant ma rencontre avec cette histoire ancienne d'un millénaire au moins, ricocher je ne savais ni ne pouvais, j'étais de ces pierres trop polies et trop molles pour espérer gicler à la surface des eaux. Ce qui me chambarda, transmutant l'éponge que j'incarnais en une espèce de silex curieux, fut donc cette histoire à laquelle je viens. 

C'est par un de ces soirs de juin où l'on se plait à fumer en terrasse qu'elle se révéla à moi, tel un coffret de Pandore sans verrou ni poignée. Je remontais l'habituelle rue vers l'habituel logement où ma jeunesse allait flétrissant, quand un détail, soit trop infime, soit trop majeur, frappa mes creux yeux verts à moitié endormis. Ce détail - la patte noire d'un chat - serait sûrement passé inaperçu s'il n'avait pas été relevé par une pointe d'absurde, puisque le félin possédant la dite patte, non content d'être presque écrasé par une paire d'iris puissants et irradiés, existait dans un lieu où nul ne l'attendait. 

Les chats sont les monarques des endroits qu'ils occupent et le mien avait choisi pour royaume, non une venelle ou un court pan d'ardoise, mais la vitrine d'une boulangerie de quartier. Il se dessinait là, parmi les fantômes des viennoiseries, défilant sur un sol de sucre parfumé avec l'Impérial et l'élégance attestables chez ses seuls animaux. A le voir se mouvoir de la sorte, si naturellement au coeur de l'étonnant, je fus tout d'abord amusé avant d'être intrigué...
Comment, après réflexion, cet être frêle par excellence malgré son fier maintien, avait-il pu...premièrement : braver le rideau de fer scellant cette boulangerie et deuxièmement : s'esquiver devant l'oeil sentinelle de la patronne, que je savais intraitable quant au bon hermétisme de son enseigne une fois fermée (je n'avance pas cela sans raison, l'ayant vu un matin piquer un fard mémorable pour une affaire de mouche retrouvée morte) ?

N'étant pas toutefois de cette race d'homme qui bourre sa pipe tout en déduisant, à partir de la forme d'une flaque de sang, l'exacte nature de l'objet responsable de la coulée, j'étais prêt à abandonner mon enquête sur cette double question et à m'en retourner à mes oisives occupations.

Mais, tandis que je m'y décidais, le chat miaula - d'une manière si aiguë et si tendre, qu'on put croire au piaulement  - et fit éclore un doute...
Peut-être que celui que je voyais en roi, était en vérité un triste prisonnier, un personnage de donjon condamné à faire les cent pas entre la faim, le désespoir, et l'asphyxie...
Touché par cette nouvelle et sinistre hypothèse, et n'écoutant que ma timidité, je fis le tour de l'édifice à la recherche d'un sortie pour lui. Niché sur une place aux alentours déserts, le bâtiment échoua quand même à me dévoiler quelque porte de derrière ou quelque dépendance. La voie des terres étant bouchée, restait la voie des airs. 

Les patrons devaient sans doute vivre au dessus de leur commerce, comme dans les films, comme dans la vie. Après un bref coup d'oeil en direction des fenêtres, je dus vite essuyer une autre défaite, tout y semblait éteint, le troisième et quatrième étage compris. Il me vint ensuite à l'esprit que si je finissais par hasarder un cri ou un caillou contre les vitres du dessus et qu'en définitive, ce chat était connu de tous ou qu'il s'enfuyait entre temps, je risquais de me faire - pardonnez-moi l'expression - rouler dans la farine de sarrasin.

Il me fallait donc trouver une issue par moi-même ou bien me résigner. Je fis l'un avant l'autre, me motivant à tenter de soulever le rideau, en guise d'ultime tentative pour la libération de ce chat dont je ne connaissais rien, pas même le nom. Du fait du ridicule et de l'illégal de mon entreprise, je m'assurai - l'espace d'une cigarette - de ma solitude en cette place. Ceci fait j'adressai, comme une promesse de succès, une dernière oeillade au noir félin et je me mis en oeuvre. Étrangement, selon une logique différente, je n'eus pas à forcer beaucoup sur les bandes de fer de ce rideau, pour qu'il se régurgite totalement. 

La boulangerie était grande ouverte maintenant. En m'avançant, j'aperçus un instant la patte de la bête que je cherchais à secourir, et, une seconde plus tard, il avait disparu. Pour revenir mieux, comme une lumière franche, comme ses yeux ruisselaient et inondaient la pièce.

La suite, elle n'est pas racontable pour qui veut se tenir, toujours, loin des asiles. Je dirai simplement qu'en fonction des époques et des observateurs, on a parlé de Dieux, d'extra-terrestres et de sorciers. Pour ma part, je pense que c'était le diable et qu'il avait un chat, mais ce n'est que mon avis et je suis tout sauf un exemple. Ô non, je ne suis pas un exemple, je suis un ricochet et regardez...comme je ricoche . . . comme je ricoche .  .  .

Aubrey Beardsley - L'enterrement de Salomé

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